s.-/
is^, ■ ym^
'*^^%
■:^im
ti^^
^ 1^,
h''^..^\
i^'iii
ÉCOLE
DES HAUTES ÉTUDES
r COAAAAERCIALES
I DE MONTRÉAL
'^.
BIBLIOTHEQUE
NO
COTE
w
•&■
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.arcliive.org/details/lasciencesociale49soci
JANVIER 1910
65« LIVRAISON.
BULLETIN
BlhUoTHKin
DE LA SOCIÉTÉ INTERNAfflONjUDE 9 19C5
DE SCIENCE SOClKï^f *» 4^,,.» ti
SOMMAIRE : Liste générale des membres. — Nouveaux membres. — Les missions d'
— Les cours de .science sociale. — Le cours de science religieuse. — Les réunions mensuelles.
— École libre d'assistance privée. — Bibliographie. — Livres reçus.
LISTE GÉNÉRALE DES MEMBRES
Les abonnés de la Science sociale, qui ne sont pas membres de la Société, ne figurent pas sur
cette liste.
PARIS
D. Alf. Agache, rue Eug.-Flachat, 11.
Alfred Agache, rue Weber, 14.
Dr E. A.VIEUX, Faub. St-Honoré, 2Lj.
M. AuBRY, rue de Hambourg, 14.
.J. AvENOL, rue Jasmin, 9.
P. Babonneau, rue des Volontaires, 24.
L. Bâcle, ingénieur, .square Maubeuge, 3.
M. Baelen", rue de Rennes, 1 14.
.Jean Paul Belin, rue de Yaugirard, 52.
E. Benoit, industriel, rue Oberkampt', 84.
Charles Bessand, rue La Boëtie, UG.
Paul Bes-sand, rue du Pont-Neuf, 2 bis.
.Jean Bessand, rue du Pont-Neuf, 2 bis.
G. Blanchon (Michel-Mérj's), rédacteur au
.Journal des Débats, rue de Condé, 20.
.Jules BocQuiN, ingénieur des Arts et Manufac-
tures, avenue de Wagram, 157.
.Jean Borderel, rue de Clignancourt, 135.
BoucHiÉ DE Belle, avenue Marignj-, 29.
Paul Blreau, professeur de droit, rue du
Cherche-Jlidi, 83.
E. Castan, chaussée de la Muette, 2.
Calsse, rue du Val-de-Gràce, 9.
Charles Chatillon, rue Cortambert, 18.
M. Chopard, rue Cail, 16.
Emile Coppeaux, rue du Général-Foy, 6.
J.-A. CoRTEGGL\Ni, rue de Rennes, 87.
.Jules Cousin, boul. Poi.ssonnière, 10.
Paul Descamps, secrétaire de la Rédaction de
la Science sociale, rue .Jacob, 56.
Le Directeur du Musée social, rue Las-Cases, 5.
Eugène Dlbern, rue de l'Université, 8S.
Ainédée Dufaure, av. des Champs-EIvsées,
UG bis.
Augustin Dufresne, rue du Helder, 9.
Auguste Ferrand, rue Lalo, 18.
Georges Ferrand fils, rue Lalo, 18.
Filleul-Brohy, industriel, rue de \'ienne, 21
Alfred Firmin-Didot, ancien éditeur, rue de Va
renne, 61.
Maurice Firmin-Didot, éditeur, boul. St-Ger-
main, 272.
Fougère, r. de la Chaise, 22.
Charles-Félix Fournier, rue de l'Université,
119.
Henry de France, rue de Lille, 55.
L'abbé Francis, boul. Pereire, 204.
G. Gauthier, rue Racine, 1.
Gauthier-Villars, rue de Bourgogne, 21.
G. Giraud-.Jordan, rue de l'Université, 106.
M. Godard, av. de la République, 1.
L. GoDEviLLE, rue de Ponthieu, 2.
Paul GoDEviLLE, rue de Rivoli, 158.
M"° Grapin, rue Soufflot, 22.
Comte Pierre d'Harcourt, rue Vaneau, 11.
M. Haudricourt, rue de Lubeck, 25.
Labbé H. Hemmer, rue Jlozart, 61 bis.
Gustave Huard, avocat à la Cour d'appel, rue
d'Amsterdam, 52.
M. Isambert, boul. de Latour-Maubourg,
88 bis.
L'abbé .Jouin, curé de St-Augustin, av. Por-
tails, 8.
C" Lad. Karoli.ii, quai d'Orsaj', 41.
^L deLanzac deLaborie, rue de Bourgogne, 19.
M'"' la V^"'^ de la Panouse, rue St-Dominique,
33.
M. L.\udet, boul. Malesherbes, 27.
Georges Laurent, rue Mizon, 4 bis.
Robert Lebaudy, rue de Lubeck, 12.
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
Uobert Le Bret. avocat, av. Jlarceau, J.
Robert Legav, rue Cazotte, 2.
Paul Lemonnier, rue Taitbout, 80, Pavillon G.
Marquise de Lisle, r. Dupliot. 13.
Tommy IMartin, rue Frédéric-Bastiat, 3.
M. MoLLARD, rue J.-J. -Rousseau, 39.
Louis MoNNiER, Banquier, rue de Monceau, 33.
L. DE MoNTi DE RÉzÉ, ruc de Lille, 25.
A. NozAL, artiste-peintre, quai de Passy, 7.
Armand Parent, rue de l'Université, 37.
L'abbé Picard, rue de la Sorbonne, 2.
Emile Pierret, rue de Courcelles, 115.
Robert Pinot, av. Henri-:\Lartin, 109.
Piolet, rue Miromesnil, 13.
R. DE Planhol, rue Jacob, 13.
Plocque, r. d'Hauteville, I.
Is. PoLAKO, avenue du Trocadéro, 40.
jjrae Provot, boul. de Courcelles, 82.
L'abbé L. Rai fin, rue Joubert, 28.
(t. Raverat, industriel, rue Legendre, L
Paul Raynaud, rue Agrippa-d'Aubigné, 3.
A. DE RicQLÈs, rue Gustave-Flaubert, 9.
31. RooLF, rue de l'Entrepôt, 13.
Paul de Rousiers, président de la Société In-
ternationale de Science sociale, rue de
Monceau, 9.
D' Sabouraud. rue Miromesnil, 62.
M. DE Sainte-Croix, rue des Saints-Pères, 11.
Saint-Paul de Sincey, rue Riclier, 19.
SuLEAU, rue Croix-des-Petits-Champs, 11.
J. Tachon-Labrèche, rue St-Dominique, 110.
M. Thiéry, rue Pestalozzi, 0.
Ed. Thomine, ingénieur, rue du Faubourg-du-
Temple, 18-20.
\y Henri Triboulet, médecin des hôpitaux, av.
d'Aiitin, 25.
D"' .Iules Tripet, rue de Compiègne, 2.
M. TuRPAUD, rue Lecourbe, 3.
U. Henri Tlrquet, av. Yictor-Hugo, 95.
Paul Vanuxem, boul. de la Villette, 74.
Philippe de Vilmorin, quai d'Orsay, 23.
V. DE Vulitch, rue Crevaux, 5.
FRANCE : DÉPARTEMENTS
Ain
QuiNSON (Jean), à Tenay.
Richard, industriel, à Jujurieux.
Aisne
Caillet (N.), abbé, curé de Manicamp, par Blé-
rancourt.
Creveaux (Eugène), constructeur, à Ver\ins.
(Guillemot, ingénicu l'-agronome, S"-Geneviève,
par Soissons.
Tkétaigne (B"" de), château de Festieux, à Fes-
tieux.
Allier
Buffault, Faubourg Ste-Catherine, à Moulins.
Mesuré (Charles), ingénieur-conseil de la C"
de Chàtillon, à Montlueon.
Alpes-Maritimes
Daui'rat (E.), 4, rue de la Paix. ;ï Mci'.
Ardèche
Jacquot (Raoul), avoué, à Largentière.
Lafarge (Albert de), directeur de l'Usine de
Lafarge, à Viviers.
Aude
Mittou, abbé, professeur au Petit Séminaire,
à Carcassonne.
Belfort (Territoire)
Garreau (L.), directeur de banque, 23, rue de
Vauban, à Belfort.
Bouches-du-Rhône
AzAMBu.iA (G. d"), 20, Traverse de l'Eperon, à
Marseille.
De\'alois (Henri;, restaurant Vérande, 32,
place d'Aix, à Marseille.
IIlbert(M.), ingénieur, 200, avenue du Prado,
à Marseille.
Lachesnais (E. de), château du Roucas-Blanc,
Corniche, 401, à Marseille.
Mistral fils (B.), à St-Rémy.
jMontaudoin (de), 57, cours Pierre-Puget, à Mar-
seille.
Pascal père et fils, fabr. d'huiles, à Salon.
PiiiLippoN (Georges), château de Mazargues,
à Mazargues.
pRAT (Louis), 167, rue Paradis, à Marseille.
ToRNi'y.v (A.), à St-Louis.
Calvados
Allainguillaume (Louis), quai de la Londe, à
Caen.
AsTOLL, 41, rue Haldot, Caen.
Mosciios (D'), à Trévières.
Charente
BoiTEAu (A.-L.), àAngoulême.
JIiMAUD (Jules), 7, rue du Palais, à Ruffec.
Préville (A. de), château de Bonethères, par
Chabanais,
Sazerac de Forge, à Angoulême.
Charente-Inférieure
Bouygues (Joseph), 17, Chaussée du Calvaire,
à St-Jean-d'Angely.
Bures (Jlaurice), avocat, à Saintes,
Canaud (Lucien), 32, rue Villeneuve, à La Ro-
chelle.
Dahl (Oscar), a La Rochelle.
Magmer (Paul), La Champagne-Salignac, par
Mirambeau.
M'"" Orbigny (Alcide d'), 2, rue St-Côme, à La
RocheUe.
DE SCIENCE SOCIALE.
INi.NciN, pi-opi'ir'taii'c, à Hrisaïubouri:.
I'hibali.t, notaire, ;'i La Koch(>lli'.
Cher
ÇouBiN HE Mangoux, à Vorly, i)ar Lcvot.
.Ian.nin (Georges), Société de Distillerie à G(m--
laisiuy-Bourges.
I.A Vkvre {Henri de), château de La Vèvre, par
lUin-s.-Auron.
'rovTor(IL de), château de Bar, par Nérondos.
Côte-d'Or
Hektschy (F.), 31, avenue Victor-IIugo. â Hi-
jou.
Dordogne
Lm'Evre (Fernand), à La Roche-Chalais.
MoNTCHELiL (PauI de), château de Montcheuil,
par Nontron.
l'oTHiEfi, Capitaine en retraite, La Brande, par
Vergt.
Saint-Martin (André), •2-2, place Francheville,
à Périgueux.
Doubs
•I vi'V-BoiGEOL (A.), à Audincourt.
Drôme
Matras (L.), directeur de La Mutuelle, à Va-
lence.
Eure
AiiACHE (Auguste), à Biz}--Vernon.
Bertier (Georges), Directeur de l'École des
Roches, par Verneuil.
Carcopino (D"'), à Verneuil.
Ci.ermont-Tonnerre (M'" de), château de Gli-
solles, par La Bonnevihe.
CoL'LTHARD (R. C), profcsseur à l'Ecole des
Roches, par Verneuil.
Demolins (M'"''), à La Guichardière par Ver-
neuil. •
Desmonts (Abbé), curé de Glisolles, par La Bou-
neville.
Fleury (E.j, professeur à l'École des Roches,
par Verneuil.
Gamble (Abbé), aumônier â l'École des Roches,
par Verneuil.
Hkrvey, à Notre-Dame-du-Vaudreuil.
Jenart (Paul), ingénieur-agronome, â l'Ecole
lies Roches, par Verneuil.
Loisy(.J. de), 27, rue .Joséphine, à Evreux.
Maistre (C" de), château de Tourville. par
Pont-Audemer.
-Malherbe, Grande-Rue, Pont-Audemer.
.M\kty, professeur à l'Ecole des Roches, i»ar
Verneuil.
Mlntré, professeur à l'École des Roches, par
Verneuil.
SroREz (Maurice), 30, rue des Tanneries, à
Verneuil.
Tourville (M"'" de), château de Tourville,
par Pont-Audemer.
Eure-et-Loir
FiRMiN-DiDOT (M"'), au chàleau d'Escorpain,
par Laons.
Mareuil (Baron de), lieutenant-colonel au
l" Chasseurs, â Châteaudun.
\VADDiNr.TON(Cli.), château de Vert-en-Drouais,
par Dreux.
Finistère
Vincelles (Comte de), château de Penaurun,
])ar Concarneau.
Gard
Gasparin (C'° de), 24, quai de la Fontaine, à
Nîmes.
Garonne (Haute-)
Encausse de Labattlt (B. d'), 4, allée St-
Étienne, à Toulouse.
Godard, ingénieur delà C'" des Ch. de fer du
Midi, à Toulouse.
Lavalette (R. de), château de Cessales, par
Viliefranche-de-Lauragais.
Laye (Abbé), aumônier, 6, rue de la Fonderie,
à Toulouse.
IMertz (Abbé), curt' de Marquefave, par Car-
bonne.
Saint-Raymond (Edmond), 5, rue Merlane, â
Toulouse.
Sales (Danielj, 1, rue Begué-David, àToulouse.
Gers
Cassaii;neau (M. D'^), à Montréal-du-Gers.
Gironde
Feuillade de Chauvin (A.), 104, cours du Jar
din-public, à Bordeaux.
Labrouste (P.), 146, chemin d'Ej-sines, à
Caudéran.
Maurel (Marc), 48, rue du Chapeau-Rouge, à
Bordeaux.
ViALOLLE (D'), Carbon-Blanc.
Hérault
Vernazobres (Henri), â lîaboulet, par Capes-
tang.
Ille-et- Vilaine
La Lande de Calan (Ch. de), à Saint-Grégoire,
par Rennes.
Marotte (L.), Le Mont Hymette, Redon.
Villarmois (C'° de la), château de Trans, par
Pleine-Fougères.
Indre-et-Loire
Dauprat (A.), Le Breuil-St-Michel, par Chedi
gny.
Lecointre (C' p.), château de Grillemont,
par Ligueil.
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
Lemesle (M°'« a.), château de Planclioury,
par St-Michel-s. -Loire.
Loir-et-Cher
SiLVESTKE, 4, place du Château, à Bhos.
Loire
Neyret, Bel-Air, à St-Étienne.
Vincent (André), 17, rue d'Arcole, à St-
Étienne.
Loiret
Brun (Henri), avocat, château de la Barre,
Ouzouer-s.-Trezée.
Chami'.^ult (Ph.), à Chàtillon-s.-Loire.
CouDERC (Henri), rue Prudhonune, Pithiviei'S.
Del.^foy (C), à ]Mainvillier.s, pai- Maleshei'Vios.
FouGERON (Emile), rue de la Bretonnerie, 71,
à Orléans.
Lot
Marqlès (Georges), avocat, à Castelnau-de-
Montratier.
Lot-et-Garonne
Garas (.J.), à Mézin.
Maine-et-Loire
Ballu (Louis), à Parnay, par Moiitso-
reau.
L'Estoile (Jean de), 53. rue Toussaint, à An-
gers.
Nonneville (V" de), 24, rue du Bel-Air, à Angers.
Reichard (M"'* la Générale), cliàteau de la
Gaudinièrc, par Allonnes.
Manche
Postée, 19, rue Amiral-Courbet, à Cherbourg.
Marne
Butte (H.), capitaine, 4, rue Léger-Bertin, à
Epernay.
Marne (Haute-)
Genevoix (M""), place de rilùtel-de-Ville, à
Langres.
Mayenne
Robien (C'° de), château de l\Iontgirou\, par
Alexain.
Meurthe-et-Moselle
Coanet, 2, rue Lafayette, à Nancy.
Garnier (Paul), 8, rue de la Source, à Nancy.
Melin (Ci.), 39, rue de Boudonville, à Nancy.
Meuse
Delattre (Georges), Auzéville, par Clermont-
en-Argonne.
Morbihan
Charier (Abbé IL), â Arradon.
Jan (Abbé), à Rochel'ort-en-Terre.
Prieur (F.), chef de bataillon en retraite.
10, l'ue Jeanne-d'Arc, à Vannes.
Nièvre
Basse (Abbé J.), curé à l'ougues-les-Eaux.
Nord
Allaert (P.), avocat, IG 1er, rue des Foulons,
à Douai.
Bigo-Danel, 95, boul. de la Liberté, à Lille.
Clerc, capitaine à l'état-major du 1" corps
d'armée, à Lille.
CoQUELLE (Félix), à Rosendael.
Pilate (Henri), 22, rue Négrier, à Lille.
Reboux (A.), directeur du Journal de Roubaix.
à Roubaix.
Scrive-Loyer (Jules), 294, rue Gambetta, à
Lille.
Valdelièvre fils (G.), 6, rue des Fossés-Neufs.
a Lille.
Oise
Buron, rue Valentin-Legrand, à Saint-Just
en-Chaussée.
Jacquot (D"), à Creil.
Leplat (D'), directeur de l'École de Tlle-
de-France, Liancourt.
Olivier (Benoist), propriétaire-agriculteur à
Plailly.
RoujoL (A.), professeur à l'École de l'Ile-de-
France, Liancourt.
Pas-de-Calais
Agniel (G.), ingénieur de la C" des Mines de
Vicoigne et de Nœux, à Verquin, par
Béthune.
Carrez (Victor), ingénieur, à Aire-sur-la-Lys.
Pelori (Paul), agriculteur, à Bois-en-Ardres,
par Ardres.
Furne (Constant), â St-Léonard, par Pont-de-
Briques.
Laroche (Joseph), château de Bouvignv, par
Bully.
Ledoux (Abbé A.), curé à Guenips, par Au-
druick.
PiBDFORT, abbé, directeur de l'Institut Indus-
triel, 34, rue du Cosmorama, à Calais.
Rivenet (Victor), fabricant de chicorée, à
Vieille-Église.
Puy-de-Dôme
PiNGUssoN, négociant, 43, rue Blatin, à Clei-
mont-Ferrand.
Roux (Ferdinand), château de Javode, par Is-
soire.
Roux (Paul), château de Javode, par Issoire.
Tai.lon (Ch.), 19, rue du Collège, Riom.
DE SCIENCE SOCIALE.
Pyrénées (Basses )
lu 11:1. ( Fcrnaïul), 11, rue Marca, à l'an.
Camy, li(Mit(Mi;uit de riiilanterie colonialo à
()loi'on-St ('-Mario.
Pyrénées l'Hautes-)
(iASTi!:iiOis(I.ouisin:), villa 'Mario-Albei-t. à Loiii'-
dos.
.Idianolou (aiibô), 11, rue Moscliii, Tarijcs
Pyrénées-Orientales
Santanach (Paul), 3, place de la R(''voIution
à Perpignan.
Rhône
Bridieu (Marquis de), 1, rue de Créqui, à Lyon.
Cadot (.Jean), 9, quai de la Guiilotière, à Lyon.
Cadot (Pétrus), 9, quai de la Guiilotière, à
Lyon.
Clément (abbé), directeur de VÉtoile, 2, quai
de la Pêcherie, à Lyon.
Constantin, capitaine, 65, cours Lafayette
prolongé, à Lyon-Villeurbanne.
GuiNET tîl.s (A.), 13, rue du Griffon, à Lyon.
KoszuL, 26, quai des Brotteaux, à Lyon.
.Martin (Camille), 22, rue Centrale, à Lyon.
Paquet (Jean), 46, rue de la Charité, à Lyon.
Pey (Joanny), 1, rue Bàt-d'Argent, à Lyon.
Ragey (abbé), chez M. Sibelle, 2(), rue Vau-
becour, à Lyon.
Roux (abbé .Jo.?eph), Belleville-s. -Saône.
Villard, 6, quai d'Occident, à Lyon.
Saône (Haute-)
Gasser (A.), Directeur de la Revue d'Alsace,
à Mantoche.
Saône-et-Loire
.Jeannin-Naltet, Chalon-s. -Saône.
Savoie
Forestier (11. D"), à Aix-les-Bains.
Seine.
Boulanger (H.), à Choisy-le-Roi.
Boutter (abbé), 65, av, des BatignoUes, à Saint-
Ouen.
Charonnat (A.), meunier, 10, quai National,
à Puteaux.
Dubois (L.), 51, rue Sadi-Carnot, à Puteaux.
DuRiEu, rue Louis-Dupont, à Clamart.
Géual (Henri), 33, rue du Val-d'Osne, à St-
Maurice.
IIouDARD (Ad.), 21, rue Thomas-Lemaitre, à
Nanterre.
Lecamp JI"», 98, chaussée de l'Etang, Saint-
Mandé.
Tanquerey, École supérieure libre de théolo-
gie, 59 bix, rue Ernest-Renan, à Issy-les-
Moulineaux.
Seine-Inférieure
A.MRLARn (Emile), ingénieur, 2, rue 'l'ouslain,
Dieppe.
Baillaiu) (abbé), professeur d'histoire à l'Ins-
titution .loiii-Lanibert, à Rouen.
Bellevu.i.e, 50, rue Arinand-Carrel, à Roiuni.
Chevallier (abbé), curé «le Baromesnil, parSt-
Rémy-Boscrocourt.
DuFRESNE (Rol)ert). Manoir de Calniont, par
Dieppe.
Evrard Pierre, rue du ]"aiiiiourg-de-la-Barre.
à Dieppe.
Favé (P.), 14, rue de l'Écureuil, à Rouen.
Lefkvre (Frédéric), 1, rue du Champ-des-Oi-
seaux, à Rouen.
Lenglet, 21, place Tliiers, à Fécamp.
Lion (Camille), 26 bis, rue Lenôtre, à Rouen.
Maurec (abbé), curé, à Esteville, par Cailly.
Seine-et-Marne
Gelin, rue Malakoff. à Coulommiers.
GÉRARD (aljbé), curé à Esbly.
TissiER (Paul), à Saint-Mard.
Seine-et-Oise
Bailiiache(D'), à Dourdan.
Bouts (Maurice). 20, rue Dusétel, à Versailles.
Dezorry, lObis, rue Grétry, Montmorency.
Hallouin (L.), 39, avenue de Paris, à Ver-
sailles.
•loNCARD, Maison de retraite, à Pontchar-
train.
Klein (F.) (abbé), à Bellevue.
Legi;ain. au Val-Biron, par Dourdan.
Legrelle (.lacques), 39, rue Berthier, à Ver-
sailles.
Maubec (Louis), La Clairière, Meudon.
NivARD (Paul), 11, parc de Montretout, à
St-Cloud.
Olphe-Galliard (G.), 57, rue des Galons, à
Meudon.
Raffestin (Ferd.), receveur de l'Enregistre-
ment, à Palaiseau.
R0GIE (M-"»), 1, boul. du Roi, à Versailles.
Soulard (abbé \V.), curé à Chamarande.
Thibault (Eugène), rue de Chartres, à Dour-
dan.
Velten (Gaston), 17, rue Maurepas, à Ver-
sailles.
Vidal, 12, rue Albert-Joly. à Versailles.
Sèvres (Deux)
Frev (D'), à Airvault.
Somme
Bréart de Boisanger (L.), chef d'escadron au
3" chasseurs, à Abbeville.
Dessaint, publiciste, à Amiens.
GouRDET, 1, rue lie Noyon, à Anii(>ns.
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
Tarn
Carbonmkres (Caries de), 4, rue du Consulat,
à Castres.
TouRNiER (Henri), à Aiguefonde, parMazamet.
Tarn-et-Garonne
Bo UR.iADE (Steplien), 8, avenue de Pomponne,
à Montauban.
CouiLLARD, 55, avenue St-Michel, à Montau-
ban.
KiMiîAUD (J.), 5, rue Ste-Catherine, à Moissac.
Var
Bilans (dej, capitaine de vaisseau, 1, avenue
de Yauban, à Toulon.
Vaucluse
Verdet (Aug.), 73, rue Joseph-Vernet, à Avi-
gnon.
Vendée
David (Aristide), St-Michel-en-riIerm.
JoFFRioN (D") , à Bénet.
Vienne
Lebouteux (M™'~), à Verneuil, par Jligné.
Haute-Vienne
David (Gaston), Les Biards, par Glandon.
Soury-Lavergne (H.), à Rochecliouart.
Vosges
Decosse (Paul), avocat, à Neufchàteau.
Peters (Louis), avenue Gambetta, à Épinal.
Peters (Paul), industriel, rue de Provence
à Épinal.
Peters (Victor), industriel, rue de Provence,
à Épinal.
Rasqiin, instituteur, à Chababois, par Gi'an-
ges.
Yonne
Saifroy (Louis), notaire, Brienon-sur-Arnian-
çon.
Alsace-Lorraine
Doyen (abbé), professeur au SiMiiinaire de
Beauregard, par Thionville.
Frey (Léon-.I.), l'ue de la Sinne. Mulhouse.
ETRANGER
Europe. — Allemagne. — P. -F. Dujahdin, in-
génieur, Breitestrasse, 71, Dusseldorf.
Alfred Marlier, Maxtorgraben, 45, à Nurem-
berg.
Angleterre. — F. Bertholon, négociant, Christ-
churcli Road, 8, Streatham llill, London
S. W.
Frédéric Boudin, Alexandra Ilùtel, Lincoln.
Charles Gilbertson, C. o. Mrs. de Carteret,
Rosslyn, Mulgrave Road, Sutton, Surrey.
Maurice Honoré, Shandon, Dyke Road, Brigh-
ton.
C. S. Loch, professeur à Christ Collège, Dry-
law Hatch, Oxshott, Surrey.
Jean Périer, the Grove Boitons, 25, South
Kensington, Londres S. W.
Baronde YoMÉcouRT, 33, Cromwell Road, Hove.
Brighton.
Autriche-Hongrie. — Marcel Luc, ingénieur,
Libiaz (Galicie).
D"' Hugo Marki, IV Kaplony u. 7, Budapest.
Menyhent Szanto, V Jlaria Valeria-u. 12, Bu-
dapest.
Baron Félix von Oppenheimer, I Karnthner-
strasse, 51, Vienne.
Belgique. — Emile de Becker, juge d'instruc-
tion, rue de l'Aigle, 2, Louvain.
L. de Buggenoms, avocat, place de Bronckart,
19, Liège.
Léon Collin, lieutenant d'artillerie, route
Provinciale, La Hulpe (Brabant).
Charles Dejace, professeur à l'Université de
Liège, boul. d'Avray, 280, Liège.
Martin Derihon, industriel, Lonçin-lez-Liége.
Ernest Desenfons, avocat, rue du Mont-de-
Piété, 11, Mons.
Pascal LoHEST, avocat, 6G, quai de l'Abattoir,
Liège.
Victor MuUer, chargé de Cours à l'Université
de Liège, rue Sainte-Véronique, 20, Liège.
A. PocHET, rue du Parc, 49, Liège.
Charles Sépulciire-Dor, industriel, rue Charles-
Morren, 31, Liège.
François Sépulchre, industriel, place Saint-
.lacques, Liège.
Louis Sépulchre, Herstal.
D' Edg. Snyers, l'ue Saint-Denis, 10, Li(''ge.
Espagne. — Don Manuel Anton, .Jefe del Mu-
seo Antropologico, calle de Alfonso XII,
Madrid.
Andrcs de Arzadun, calle Maj'or, 80, Pamplona.
Manuel Bertrand, industriel, Trafalgar, 50,
Barcelone.
D. Higinio g. Caso, Trinidad, 7, Gijon.
Marquis de Castelar, Magdalena, 12, Jladrid.
R. P. Fr. Albino Gonzalez, Meson de J'aredes,
30, Madi'id.
D. Diego Angulo Laguna, Valverde del Ca-
mino (Huelva).
Pedro G. Jlaristany, Rambla de Catalunya,
83 pral. Barcelone.
Oriol Marti, Puerta Ferrisa, 17, 1°, Barcelone.
Trinitat IMonegal, avocat, Claris 99, 1", Bar-
celone.
José Monegal y Noguès, calle de Moncada, 19,
Barcelone.
DE SCIENCE SOCIALE.
Alojantli'o Navajas, Sondoja. 7. Bilbao.
Martin Roi'.ku, l'alaiiios (Calalo.iincl.
lldiM'oiiso Sln(ii., ni(> Siiuou-Ollcr, 1, Harce-
lons.
Alltert TiiiKUAi T, Villamicva, 11, Madrid,
.loan Vkki;i;s l'.Aïuiis, à Palafrugell, Catalogne
Italie. — Marquis d'AvAi.A Vai.va, Hioue Si-
rignano, x*. Naplcs.
Nobilo Girolanio Calvi, via Clerici, I, Milan.
C" François Cavazza, via Farini, 3, Bologne.
L'ablié Giovanni Crovato, professeur au Sé-
minaire de St-Angelo de Brescia.
0' Giuseppe Gallavresi, via Manin, 13, ^Milan.
M. Grandmont, à Taormina (Sicile).
(îiuseppe Masala, à Sassari.
Comte Ranuzzi Seuxi, via S. Stefano, 114, Bo-
logne.
Pippo RuscoM, San Domenico di Firence.
Norvège. — Louis Arqué, Bygdo-Allee, -28,
Christiania.
PoRïroAL. — D. José d'Almeida, R. C. Mat-
toso A. Coimbra.
Conego J. Dias d'Andrade, professeur au
Séminaire, Coimbra.
Anselme Braamcamp Freire, pair du royaume,
rua do Salitre, 314, Lisbonne.
José de Mattos Braamcamp, rua dos Doura-
dores, 179-183, Lisbonne.
A. RoDKiGUEs Braga, médccin de marine, rua
da Esperança, 175-1", Lisbonne.
Jacinto Carneiro e Silva, Abrantes.
D"' C. CnAMPALiMAND, Roccio, 30, la, Lisbonne.
J. A. da Clnha Peixoto, Santo Amaro d'Ai-
raes.
G. Frlctcoso da Costa, professeur au Sémi-
naire, Vizeu.
Visconte de Guilhomil, Cadouços, Foz de
Douro, Porto.
Joaquim L. Lobo, général de brigade en re-
traite, Aleobaça.
D" S. Maia de Loureiro, Praça Duque daSal-
danha, 1, Lisbonne.
D' Marnoco e Souza, rua de S.'Tliereza, 13,
Coimbra.
Mendes Oi.iva, Villa Nova de Tazeni.
D' Mendes dos Remedios, bibliothécaire <le
l'Université, Coimbra.
Alberto de IMonsaras, Rua dos Militares, Coim-
bra.
Joaquim Nunes Mexia, Alemtejo, Mora.
D' Joào PiNTO DOS Santos, Bairro Canioéns,
Lisbonne.
Joâo Perestrello, rua de S. Domingos à Lapa,
38, Lisbonne.
L. Pla, Carcavellos.
1>' Santos Proema, secrétaire général du gou-
vernement civil. Vizeu.
Frederico Ramirer, Villa Real Santo-Antonio,
iVlgarve.
I.e conseiller Ressano Garcia, Lisbonne.
IV Serras e Silva, professeur à la Faculté de
Médecine, Coimbra.
José Slce.na, Coimbra.
RoiMANu:. — C. A. Br.HiMiEi, Strada Precii-
j)etii Wocci, I'Mjù, Bucarest.
<;. GiuRGEA, Strada Lueger, 10, Bucarest.
Iv. Gruei-e, rue Bi'ezoianu, 11, Bucarest.
Valeriu IIllurei, avocat et professeur de idii-
losophie au Lycée national, rue Ilotin, 2,
Ja'ssj'.
IV St G. Mangilrea, médecin en chef de l'hô-
pital T. Severin.
Le capitaine Stambulescu, Str. 13 Septembre,
28, Bucarest.
N. Zanné, professeur à l'École des Ponts et
Chaussées, Strada Negustori, I, Bucarest.
Russie. — E. A. Belgard, propriété KrougliUi
Efremoff (Gouv. de Toula).
G. Ferrand, administrateur de la Parfume-
rie Brocard et C", JMoscou.
Paul GiKAUD, industriel à Moscou.
E. de Loisv, direct, de la Société Générale des
Hauts Fourneaux à Makievka, Territoire des
cosaques du Don.
S. PoLACHKowsKY,Vassili ostrov seconde ligne,
11, Saint-Pétersbourg.
Jean Szwaxski, rue Naberezna, 4, ap. 12, Vilna.
René Weiller, vice-consul-chancelier, consu-
lat de France, Moscou.
Joseph WiLBOis, Petite Loubianka, 14, .Moscou.
Alexandre Zweguintzeff, membre de la Dou-
ma, Palais de Tauride, Saint-Pétersbourg.
Suisse. — L'abbé E. Carry, rue des Granges.
13, Genève.
Alfred GEiiiV. Fossé Saint-Léonard, à Bàle.
Léon Poinsard, Daxelhoferstrasse, 17, Berne.
Turquie. — S. A. 1. le Prince Sabaheddine,
Ivouroutchechmé, Constantinople.
Asie. — Chine. — D"' Chabaneix, professeur à
l'École impériale de médecine, Tien-tsin.
IL Dangu, p. 0, Box, 183, Hongkong.
Ch. Jasson, receveur des Postes françaises,
à Han-kéou.
Saint-Pierre, l)anque do l'Indo-Chine, Pékin.
Afrique. — Algérie et Tunisie.
M'" Adler, villa Armand, à Bousaréa (Alger).
M. l'abbé Botrel, à Essemane près Béjà (Tun.).
M. René Bourgoin, ingénieur-agronome. Do-
maine d'Amourah, prov. d'Alger.
D' A. GuÉNOD, rue Zarkoum, I, Tunis.
Jules Kravenbuhl, Colon-Agriculteur, Aïn-el-
Asker (Tunisie).
Jacques Lelong, Passage Ribet, 1, à Tunis.
Écypte. — Ahmed Fathy Zagloul Pacha, sous-
secrétaire d'État au Ministère de la Justice,
Le Caire.
.\frique occidentale. — PliilippeGADEN, Maison
DevèsChaumet et C", Saint-Louis (Sénégal).
E. Reyxes, lieutenant d'Infanterie coloniale,
bataillon de Zinder, Niamey, via Dahomey.
L. Tauxier, à Ouagadougou, Haut Sénégal, Ni-
ger.
H
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
Amérique." — Canada. — L.-O. Bourmval.
médecin-pharmacien, Saint-Barnabe, Comté
St-Maurice, P. Q.
K.-P. Phil. BouRNivAL, Saint-Boniface (Mani-
toba).
Thomas Carox, avocat, rue Sussex, 559, Ottawa.
Philippe DLR0CHER,rue St-Denis,525, Montréal.
Léon Gérin, Coaticooke, prov. de Québec.
B. Soury-Lavergxe, Ferme Chute, par Pasqua
Sas Katchevaw.
P.RÉsiL. — D'' Ariowaldo A. do Amaral, rua Au-
rora 52, Sào-Paulo.
D' José AuGUSTo, Natal (Rio Grande do Norte).
A. S. Azevedo Junior, rua do Rosario, 4, Santos.
D'' Coreolano Burgos, Amparo, Sào-Paulo.
D' Vicente de Carvalho, Juiz da 3" V, Crimi-
nal Sào-Paulo.
1)' Arnaldo Y. de Carvalho, rua Ipyranga,
8, Sào-Panlo.
[y José Gonçalves de Castro Cincuha, Largo
■Z de Julho, 45, Bahia.
Le Comte D' Aifonso Celso, avocat, villa Pe-
tiote, Petropolis (Rio-de-Janeiro).
D"^Silveira Cintra, rua do Bom-Retiro, 23, Sào-
Paulo.
Arthur Ferreira Maciiado Guimaraès, rue '^ So-
tombro. 113, 1°, Rio.
!)'■ F. FuRTADO FiLHO, Alamcda do Trium pho,
42, Sao-Paulo.
D Joâo GuiAO, Ribeirâo Preto, Sâo-Paulo.
Jacob GuYER, rua Santo-Antonio, 15, Caixa
Postal, 64, Santos.
D' Domingos J.*glaribe, director do Instituto
Psicho-Phisiologico, Sâo-Paulo.
C' A. DE Lacerda Franco, rua Conselheiro
Nebias, 75, Sào-Paulo.
D' Bernardo de 3L\galuaes, rua dos Guaya-
nazes, 131, Sào-Paulo.
D' Joaquim :\Iiguel, rua Frei Gaspar,3, Santos.
D' Alfredo Patricio, Amparo, Sâo-Paulo.
D' Calos Reis, Rua da Boa Morte, 47, Sào-Paulo.
D' Raul de Rezende Carvalho, Santos.
D^ J. M. RoDRiGUES Alves, rua Maranhâo, 21,
Sào-Paulo.
D' Sylvio Romero, rua 7 Setembro, 113, 1°,
Rio-de-Janeiro.
D'" V. DA SiLVA Freire, Caixa 18, Sào-Paulo.
D' L.-G. da Silva Leme, rua da Liberdade, 45,
Sâo-Paulo.
(Gabriel A. da Silva Oliveira, Sào-Joào da Boa
Vista, Sào-Paulo.
José da Silveira Campos, planteur de café, Ri-
beiraô Preto, Sâo-Paulo.
D José Maria Whitaker, Caixa 264, Santos.
Colombie. — Patrocinio Figueroa, Tuquerres
(Narino).
Martinique. — llip. Ernoult, Fort-de-France
[Mexique. — Gonzalo Camara, callc 57, n° 512,
Merida, Yucatan.
D' J.-E. îIONJARAs, 2' de Yturbide, n° 1,
Mexico, D. F.
République Argentine. — Antonio Freixas,
calle Cangallo 1448, Buenos-Aires.
D. Gonzalez Gowland, Pozos, 77, Buenos-Aires.
Casimiro Olmos, Parana.
Haïti. — M^' Conan, archevêque de Port-au-
Prince.
Fleury-Féquière, député, Port-au-Prince.
Auguste jMagloire, publiciste, Port-au-Prince.
Clément Magloire, directeur du Malin, 45,
rue Roux, Port-au-Prince.
Ms' PiCHON, évéque, Port-au-Prince.
Eugène Roy, syndic des agents de change,
Port-au-Prince.
E. Sepe, 42, rue des Fronds-Forts, Port-au-
Prince.
Uruguay. — M"" Carrau, Piedras, 352, Monte-
video
François M. Carrau. Apartado, 138, Monte-
video.
Louis J. Supervielle, banquier, Calle 25 de
Blayo, 234, Montevideo.
Océanie. — Miss Bessie Hancock, Girton
collège, Bendigo (Yictoria).
AVIS IMPORTANT
Nous rappelons aux membres de
notre Société qu'ils doivent envoyer
leur cotisation par mandat-poste ou
en un chèque à vue sur Paris avant
le 31 janvier, s'ils veulent éviter les
frais de recouvrement.
NOUVEAUX MEMBRES
M"'' MoNK, 228, rue Lagauchetière E.
Montréal (Canada), présentée par M. Paul
de Rousiers.
D'' Miguel Fonseca, àBarcellos (Portugal),
présenté par le même.
Etienne Baron, San Martin 150, Buenos-
Aires (République Argentine), présenté
par le même.
LES MISSIONS D'ÉTUDE
Cette année, notre secrétaire de rédac-
tion, M. Paul Descamps, fera un voyage
d'observations sociales en Angleterre. Au
nom de la Société Internationale de Science
sociale et de tous ceux qui s'intéressent
à nos études, nous remercions S. A. le
Prince Sabaheddine, qui veut bien se char-
ger .spontanément des frais de la mission.
LES COURS DE SCIENCE SOCIALE
Le cours de M. G. Melin a lieu totis les
vendredis à 5 h. 1/2 dans le grand am-
DE SCIENCE SOCIALE.
phithéâtre de la Faculté des Lettres de
Nancy. Le sujet traité cette année a pour
objet : La famille; les diverses méthodes
communément employées pour arriver à la
ronnaissance du sujet (méthodes évolu-
tionistes, philosophiques, socialistes); swpe-
rioriléde la mét/todf de la Science Sociale;
son emploi; étude des principaux Ii/jjcs
familiaux.
Le cours de M. J. Durieu, qui commen-
cera le 25 janvier à 5 h. 1/2, aura lieu
tous les mardis à 5 h. I /2 au Collège libre
des Sciences sociales, 28, rue Serpente, à
Paris.
M. Durieu traitera cette année de l'ap-
plication de la méthode d'observation à
l'étude des populations de V Ile-de-France
et particulièrement des points suivants :
Détermination de Tinfluence d'un grand
centre urbain sur les types sociaux de la
région où il est situé. — Conformément à
la méthode tourvillienne, étude successive
des métiers de simple récolte, d'extrac-
tion, de fabrication, de transport et de
commerce. — Types des métiers d'extrac-
tion : Le bûcheron des forêts de Tlle-de-
France. Stabilité et paix sociale de ce mé-
tier sous le régime de l'appropriation des
forêts par la famille stable ou la province ;
instabilité et conflit sous le régime de
l'appropriation par la famille instable, la
commune ou l'Etat. — Plàtrières et car-
rières de la banlieue. Evolution différente
des plàtrières vers la propriété et la con-
centration industrielle, et des carrières
vers la déchéance et l'abandon. La grande
ancienneté des carrières explique qu'elles
soient soumises à un régime de propriété
ditlerent de celui des mines. — La Fa-
brication dans rile-de-France : Le déve-
loppement moderne du grand atelier de
fabrication ne provient pas du machi-
nisme, qui n'est lui-même qu'un effet
secondaire, mais bien de l'avènement,
dans l'humanité, du travail manuel libre,
résultant du plus grand événement social
que l'histoire ait enregistré : l'apparition
des sociétés particularistes ; vérification
de cette hypothèse par l'étude méthodique
de la fabrication dans l'Ile-de-France.
COURS DE SCIENCE RELIGIEUSE
Notre K'evue a plusieurs fois signalé et
recommandé, à cause de sa conception et
de sa portée toutes spéciales, le cours de
M. l'abbé Picard, ami et membre de notre
Société.
Ce cours de science religieuse selon la
méthode d'observation scientifique est dû
à la puissante et féconde initiative de
H. de Tourville. Il était très apprécié et
encouragé par E. Demolins (Cf. sa lettre
au conférencier du mois d'octobre 1906,
publiée dans notre Bulletin, 43^ fascicule,
janvier 1908, p. 350).
Il est gratuit.
Il a lieu rue Furstenberg, 6, près de
Saint-Germain-des-Prés, le dimanche ma-
tin, à 9 h. 45, pour finir toujours avant
11 heures.
Les résumés des leçons, très explicatifs,
avec de nombreuses indications documen-
taires, sont mis à la disposition des au-
diteurs.
Pour avoir des cartes d'entrée, on est
prié de s'adresser à M. l'abbé Picard, à
son domicile, 2, rue de la Sorbonne.
LES REUNIONS MENSUELLES
La prochaine réunion.
Ainsi que nous l'avons déjà annoncé, la
prochaine réunion mensuelle aura lieu le
vendredi 28 janvier, à 8 heures 3/4 du
soir, à r Hôtel des Sociétés savantes, 28, rue
Serpente (près la place Saint-Michel).
M. Paul Descamps y parlera sur le sujet
suivant : Comment on fait l'analyse sociale
cVune œuvre littéraire, en prenant des
exemples dans les fameux contes arabes
des Mille et une Nuits.
Compte rendu de la séance
de novembre.
M. Paul Bureau rappelle d'abord les
caractères essentiels de la constitution
politique des États-Unis : d'une part, le
gouvernement fédéral qui no s'occupe que
10
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
des rapports avec l'étranger et des inté-
rêts les plus généraux de la nation (poids
et mesures, brevets d'invention, postes,
etc.); d'autre part, les gouvernements
particuliers de chaque Etat qui légifèrent
souverainement sur toutes les matières de
droit civil, pénal et administratif. Nous
qui parlons si souvent de décentralisation
en France, s'imagine-t-on exactement ce
que cette formule signiiîe? Sur les écoles
comme sur la famille et le divorce, sur la
faillite et sur les peines, chaque parlement
local légifère librement.
Sur cette répartition des tâches légis-
latives entre le parlement de Washington
et les parlements locaux il y aurait beau-
coup à dire. Il est bon seulement de re-
marquer deux choses : la première,
qu'elle suppose une conception de la li-
berté et de l'ordre public bien différente
de celle que nous avons en France. Ima-
gine-t-on chez nous, par exemple, que le
divorce fût soumis à des conditions par-
ticulières à Marseille, et à d'autres à
Nancy, et à d'autres encore à Bordeaux :
tous les partis politiques s'accorderaient à
crier au scandale. Et cependant les Amé-
ricains vivent sous ce régime. 11 faut noter
en second lieu que cette attitude contri-
bue singulièrement à diminuer l'acuité
des querelles politiques. Que de luttes
seraient évitées chez nous, si la France
avait été répartie en cinq ou six régions,
ayant chacune le droit de promulguer sa
législation particulière. A supposer que le
fait ait été possible , ce qui est peu pro-
bable, en mesure-t-on les conséquences?
M. Bureau prend comme exemple de la
vie législative d'un Etat américain , celle
de l'État de New-York. Chose curieuse, le
Parlement de cet État siège non pas à
New-York, mais à Albany, petite ville sans
importance; il ne siège guère plus de
six mois chaque année, mais dans ce laps
de temps, il promulgue ou revise en
moyenne, 700 à 900 lois, et encore bon
nombre de ces lois sont extrêmement lon-
gues.
Cette fécondité tient à plusieurs causes.
D'abord aux États-Unis, les Parlements
locaux doivent s'occuper, non seulement
d'élaborer les lois, mais de réglementer
tous les détails de leur application. En
France, les Chambres ne votent que les
textes généraux pour laisser la réglemen-
tation des détails à des décrets adminis-
tratifs, et toutes nos grandes lois sont
accompagnées d'un ou plusieurs décrets
réglementaires. Aux Etats-Unis, le Parle-
ment édicté lui-même le règlement d'ap-
plication, dans la loi même. Voici, par
exemple, une loi de l'Etat de New-York
sur les assurances sur la vie : elle ne
comprend pas moins de 23 pages, parce
qu'elle contient jusqu'au texte des for-
mules à employer dans chaque espèce de
contrat d'assurance. Chez nous, nous con-
fions au pouvoir exécutif des fonctions
très étendues, nous bornant à un contrôle
par voie de questions ou d'interpellations.
Les Américains qui pratiquent le régime
représentatif, mais ne connaissent pas le
régime parlementaire suivent une autre
méthode : ils associent directement le
parlement aux actes plus importants du
pouvoir exécutif : ainsi les hauts fonc-
tionnaires ne peuvent être nommés qu'avec
l'agrément du Sénat.
L'abondance des lois a aussi une autre
cause : un grand nombre de textes visent
exclusivement une ville ou une corporation
spéciale. Notamment chaque ville a sa
charte particulière, qui détermine jusque
dans les plus menus détails l'organisation
de son régime municipal : il en est de
même pour un grand nombre d'associa-
tions religieuses ou de bienfaisance. Or, il
arrive très vite que tel ou tel texte de la
charte rend impossible une mesure né-
cessaire d'administration ou une modi-
fication dans les rouages administratifs :
aussi on est forcé de demander au Parle-
ment une revision du texte. Cliaque année,
plusieurs centaines de lois sont consacrées
à ces re visions et modifications. On voit
par là combien ces lois d'intérêt parti-
culier diffèrent des nôtres. Chez nous
aussi, il arrive souvent qu'une loi concerne
une ville ou un département ; mais, dans
ce cas, la loi se propose d'exercer ce que
nous appelons la tutelle administrative :
elle sanctionne un vote de l'assemblée
communale ou départementale. Les Amé-
ricains ignorent cette tutelle.
DE SCIENCE SOCIALE.
11
EiiHu une deniirre caractéristique des
législations américaines, c'est la har-
diesse avec laquelle les pi'oblèmes posés
par la vie sociale sont abordés et résolus.
Les lois de l'Etat de New- York pour l'an-
née 1907 en fournissent un très intéres-
sant exemple. On voit qu'aux Etats-Unis,
nombre de services publics sont exploi-
tés par des sociétés privées, exemptes de
tout contrôle particulier des pouvoirs ad-
ministratifs, et cette autonomie, dans des
industries soustraites à la concurrence,
autorise de nombreux abus. Il en est ainsi
notamment pour les tramways, l'éclairage
public, les chemins de fer, etc. Pour com-
battre ces abus, le parlement de l'Etat de
New- York vient de promulguer une loi
très audacieuse, instituant un contrôle
des sociétés chargées des services publics.
Deux commissions de 5 membres chacune
sont nommées, l'une pour la cité de New-
York, l'autre pour le reste du territoire.
Chacun des membres recevra une indem-
nité de 75.000 francs par an, et les commis-
sions auront le droit d'enquête le plus
étendu; ils pourront scruter à loisir la
comptabilité, rechercher le coût de pro-
duction, le comparer au prix de vente, et
au besoin abaisser les prix. Les ristournes
et les inégalités de tarifs , notamment
pour le transport des marchandises sont
strictement prohibés. Il ne faut pas avoir
trop de confiance dans l'efficacité de cette
loi, mais du moins elle aborde franche-
ment un grave problème. Elle atteste
aussi que les Américains ont une autre
idée que nous des « droits acquis », ils
savent que la vie nouvelle, la vie ({ui s'or-
ganise, a aussi des droits, et sans doute ils
n'ont pas tort.
M. FouRNiÈRE pense que l'on peut établir
une certaine analogie entre la Suisse et
les Etats-Unis au point de vue politique.
C'est sans doute à cause de la petitesse du
pays que la Suisse a pu arriver plus tôt à
l'unification du Code civil et du Code pénal.
M. DE RousiERs croit qu'il y a des diffé-
rences plus essentielles entre la Suisse et
les Etats-Unis. Dans ce dernier pays, on
voit quelquefois des lois générales devenir
locales, comme par exemple celles qui ont
trait à la faillite.
M.Olimie-C.mj.iard se demande pourquoi
les Américains n'ont pas donné le pouvoir
complet au gouvernement contrai on ma-
tière de relations extérieures.
M. Bure.au répond que c'est là une
question plus complexe' qu'elle n'apparaît
au premier abord. Au surplus, il faut tenir
compte de la mentalité américaine qui se
méfie de l'intervention centrale. En outre,
depuis 1787, les Etats-Unis ne forment plus
une confédération d'États, mais un État
fédéral.
Répondant à une question de M. Dubern,
M. Bureau dit que ce sont les tribunaux
locaux qui assurent la répression juridi-
que, à moins qu'il ne s'agisse d'affaires
entre citoyens d'États différents ou avec
des étrangers.
M. DE RousiERS, répondant à une autre
question de M. Dubern, dit que ce qui s'op-
pose à la création d'une banque centrale,
ce sont les privilèges que l'on a été forcé
d'octroyer aux banques qui ont bien voulu
avancer des fonds au moment de la guerre
de Sécession.
M. Blanchon pense qu'en France, la
décentralisation serait plus dangereuse, à
cause des dialectes provinciaux différents.
M. DE RousiERS croit que la centralisa-
tion ne s'est pas imposée aux Etats-Unis à
cause de la sécurité politique extérieure.
11 se demande si le fait que les États
américains légifèrent sur des intérêts
particuliers n'explique pas la corruption
administrative qui sévit dans ce pays.
M. Olphe-Galliard attire l'attention sur
l'analogie qu'il y a entre les rapports qui
existent entre le gouvernement de "Was-
hington et ceux des États particuliers amé-
ricains, et ceux qui existent entre la
Grande-Bretagne et ses colonies.
ÉCOLE LIBRE D'ASSISTANCE PRIVEE
On nous prie d'annoncer l'ouverture des
cours suivants organisés par l'Ecole libre
d'assistance privée, et qui auront lieu au
siège de la Société internationale pour /'c'-
tude des questions d'' assistance, 49, rue de
Miromesnil, à Paris :
12
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
Tous les jeudis, à 4 heures, l'abbé Viollet
y traitera des Mœurs et de la Psycho-
logie des classes pauvres ; ioxin les jeudis, à
5 h. 1/2, M. Maurice Beaufreton parlera
sur les Rapports de l'assistance publique
et de la bienfaisance privée en France an
commencement du XX^ siècle.
Ces cours sont publics et gratuits.
BIBLIOGRAPHIE
Les grands ports de France: leur rôle
économique, par Paul de Rousiers, 1
vol. in-18, 3 fr. 50 (A. Colin, édit. Paris).
Les lecteurs de la Science sociale con-
naissent les grandes modifications surve-
nues dans tous les domaines de l'activité
humaine à la suite du perfectionnement
inouï des moyens de transport ; mais s'ils
connaissent les répercussions causées par
l'amélioration des transports, il leur a été
peu donné, jusqu'à ce jour, d'avoir des ren-
seignements précis sur les transports eux-
mêmes, par suite du manque d'analyses
faites sur ce genre de travail conformé-
ment à la méthode de la Science sociale.
Une si vaste lacune ne peut être com-
blée en un jour, mais je pense que tout le
monde sera d'accord pour souhaiter qu'elle
le soit le plus tôt possible. Quoi qu'il en soit,
le premier coup de hache vient d'être
donné dans cette forêt touffue, et nul n'é-
tait mieux qualifié que M. de Rousiers
pour tracer la voie dans cette direction.
Grâce à sa compétence spéciale des choses
maritimes, placé au centre même des do-
cumentations concernant la matière, il
était, parmi ceux qui ont l'expérience de
la méthode, celui qui devait fatalement le
faire, et l'on ne peut que se réjouir qu'il
se soit décidé à la commencer, car sans
doute, cette étude n'est-elle qu'un com-
mencement.
Ce commencement a pour objets les
ports de commerce et comprend les mo-
nographies des sept ports français les
plus importants. Les ports sont des orga-
nismes sociaux qui se classent aux trans-
ports et par conséquent au Travail. Ils
peuvent donc être analysés comme tout
groupement de travail, en examinant suc-
cessivement l'objet, l'outillage, l'atelier, le
personnel et l'opération. Sans négliger les
autres éléments — puisqu'on nous parle
des dockers de Dunkerque, de l'outillage
du port de La Pallice, etc., — l'objet, ou
la fonction, a été pris comme l'élément
central, le pivot autour duquel tourne
toute l'étude.
Comme tout organisme, le Port a une
fonction, et cette fonction peut revêtir des
formes multiples qui permettent de clas-
ser lesvariétés. C'est ainsi que M. de Rou-
siers est parvenu à déterminer trois mo-
dalités dans la fonction du Port, selon que
prédomine le rôle régional, industriel ou
commercial. Bien entendu, ces divers
rôles se trouvent parfois entremêlés et com-
binés dans un même port. Ainsi les fonc-
tions industrielles et régionales du Havre
ne doivent pas être négligées, quoiqu'il
soit surtout un port commercial. Demême
Rouen, qui est surtout un port régional,
remplit cependant une fonction indus-
trielle, qui a son importance. Au contraire,
Dunkerque est presque exclusivement un
port régional, Nantes un port industriel, et
La Rochelle-La Pallice, un port d'escale.
Parfois, le rôle d'un port varie suivant
les époques, par suite des changements
qui surviennent dans les conditions éco-
nomiques générales.
C'est ainsi que Marseille a vu une fonc-
tion industrielle se substituer à son an-
cienne fonction commerciale, etc.
En résumé, ce livre, par son objet et
par le point de vue particulier auquel s'est
placé l'auteur, prend tout naturellement
place dans la Bibliothèque de la Science
sociale, à côté des autres livres qu'il nous
a déjà donnés et que tous nos lecteurs
connaissent.
P. Descamps.
Le Mirage oriental, par Louis Bertrand,
1 vol. 3fr. 50 (Librairie académique Per-
rin etC''=, Paris).
Ce livre est la reproduction d'une série
d'articles qui ont paru dans la Bévue des
Deux-Mondes, en 1908-1909, et dans les-
quels M. Louis Bertrand relatait les im-
pressions recueillies par lui au cours d'un
DE SCIENCE SOCIALE.
13
séjour d'uno année (lu'il lit en Orient, par-
ticulièrement en Turquie et en Egypte.
De gramls événements se sont produits
on Tuniuie, depuis lors, et leur marche
a été tellement foudroyante, qu'il semble,
au premier abord, que les récits de
M. r.ertrand n'ont plus qu'un intérêt ré-
trospectif — ce qui déjà serait loin d'être
négligeable, car, quoi que l'on fasse, le Pré-
sent sort du Passé. Mais nos lecteurs con-
naissent la juste place qui revient aux
transformations politiques, quelque fan-
tasmagoriques qu'elles nous paraissent.
Aussi, sans nier qu'une évolution ne soit
en train de se produire en Turquie, nous
pensons que des transformations pro-
fondes n'ont pas encore pu se produire,
et ne se produiront que lentement,
et en surmontant de nombreuses diffi-
cultés.
Nous ne disons pas cela pour décourager
ceux qui se sont voués à une rude tâche
qui ne peut qu'avoir toute notre sympa-
thie; mais, entretenir des illusions ne
ferait que retarder une œuvre dont la
réussite exige nécessairement une vue
consciente de la réalité des choses. Or,
comme le dit justement M. Bertrand, « la
liberté ne s'improvise pas du jour au len-
demain ». Quand un parti s'empare du
Pouvoir, il ne peut s'y maintenir qu'en
employant, au moins en partie, les pro-
cédés de domination du parti qu'il a ren-
versé et qui continue à lutter contre lui.
On ne l'a que trop constaté en France, et
la Turquie ne peut échapper aux lois
sociales. La véritable révolution est celle
qui se fait lentement et qui opère sur les
forces de la vie privée.
Mais revenons aux impressions que
M. Bertrand aeues de l'Orient. Elles sem-
blent bouleverser toutes nos idées classi-
ques.
On dirait presque une gageure. Que
deviennent les vertus que l'on attribuait
bénévolement aux Orientaux? Nous qui
pensions que la plèbe au moins y était
moins malheureuse que dans nos sociétés
occidentales, on nous dit maintenant qu'elle
est à un degré plus bas : Pour toute nour-
riture, « un pain, ou une galette, fabri-
<iués avec des farines inférieures ou adul-
térées de farine de fèves et de haricots ', »
avec en plus, en été, des pastèques et
des tomates. Pour logement un taudis
jamais entretenu et dont la femme se dé-
sintéresse complètement ; en effet, « on vit
dehors beaucouji plus qucjchez nous..., les
enfants grouillent dans la rue, les femmes
vont aux provisions ou bavardent autour
des fontaines, on ne rentre au logis que
pour dormir et pas toujours pour man-
ger 2 ». Nous voilà loin de la famille pa-
triarcale et du culte au foyer : « En ce
qui concerne la plèbe, la famille nous y
apparaît peut-être encore plus instable que
chez nos prolétaires occidentaux 3 > .
Par contre, d'après l'auteur, on aurait
beaucoup exagéré l'inertie et la paresse
des ouvriers : « ... l'ouvrier des villes
s'efforce d'améliorer sa technique au con-
tact de l'ouvrier européen, il essaie de le
concurrencer et souvent il y réussit * » .
Malheureusement, M. Bertrand nous dit
peu de choses de la classe aisée, ni non
plus des paysans. Sans doute, là, il aurait
trouvé des familles mieux constituées et
ayant conservé des mœurs plus patriar-
cales.
Ce qu'il y a de curieux à constater, c'est
que la plupart des ouvriers manuels sont
des indigènes, tandis que la classe com
merçante est essentiellement cosmopolite,
mais d'un cosmopolitisme im peu spé-
cial en ce que les différentes races ne
se mélangent pas et conservent chacune
leurs traditions, leur langage, leur reli-
gion et leurs coutumes. C'est pourquoi
l'on rencontre dans toutes les grandes
villes des communautés de Grecs, de
Coptes, d'Arméniens, de Juifs, etc.
Dans les derniers chapitres, on trouvera
une foule de détails sur les écoles en
Orient, et l'état de l'instruction.
Que valent les impressions dont l'au-
teur nous fait part? En l'absence d'études
monographiques sérieuses, il est bien dif-
ficile de se prononcer. Tout ce que l'on
peut dire, c'est qu'elles sont sincères, et
qu'à ce titre elles ne doivent pas être igno-
1. p. l2iJ.
-2. P. 111.
3. P. 1-29.
i. P. vm.
14
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
rées de ceux qui s'intéressent aux choses
de l'Orient.
P. Descamps.
Le Brésil au XX^ siècle, par Pierre
Denis, 1 vol. 3 fr. 50 [A. Colin., édit.,
Paris).
Dans ce livre, l'auteur nous donne, d'une
façon méthodique, les résultats de ses obser-
vations personnelles faites au cours d"un
voyage au Brésil. Dans les premiers cha-
pitres, il nous donne quelques généralités
sur ce vaste pays, qui, de jour en jour, prend
une importance de plus en plus grande.
Nous signalons particulièrement le cha-
pitre dans lequel l'auteur analyse les effets
du change, qui joue un rôle de première
importance quant aux relations commer-
ciales extérieures. M. Denis étudie ensuite
les caractères particuliers que présentent
les principaux États composant la Fédéra-
tion brésilienne. Ici nous nous permettrons
une petite critique : peut-être eùt-il mieux
valu rejeter les délimitations politiques
toujours plus ou moins artificielles, etpren-
dre pour base celles tracées par la nature.
Voici quelques-unes d'es régions que l'on
y trouve, et que l'étude de M. Denis per-
met de caractériser comme suit :
P' Le littoral, région dans lacjuelle le
lieu (chaleur et humidité) et les transports
maritimes faciles ont amené le déve-
loppement de la culture des produits tro-
picaux en vue de l'exportation, princi-
palement la canne à sucre.
Or, la canne à sucre, quoique se cultivant
entièrement à la main, exige la grande cul-
ture, parce que chaque domaine doit ali-
menter une raffinerie. Les nègres fournis-
sent la main-d'œuvre nécessaire et vivent
en familles instables. Affranchis, depuis
1888, ils sont aujourd'hui ouvriers jour-
naliers ou colons partiaires, mais ils ne
fournissent qu'une main-d'œuvre à la fois
indolente et irrégulière, parce qu'ils trou-
vent des moyens d'existence faciles, grâce
à la pêche et à la culture du manguier et
de l'arbre à pain : seul l'appât de Peau-de-
vie les poussent à venir travailler chez les
grands propriétaires.
2" La serra, montagnes boisées paral-
lèles à la côte, encore peu défrichées, si ce
n'est dans les régions tempérées du Rio
Grande do Sul, colonisées d'abord pardes
Allemands, puis par des Italiens. Ce qui
domine ici, c'est la culture en petites pro-
priétés, d'une trentaine d'hectares environ.
Chaque famille vit directement des pro-
duits du domaine : seigle, pommes de terre,
manioc, haricots, porcs (nourris de maïs) ;
vin, etc.
Le travail se fait entièrement à la main,
à Paide de méthodes primitives. L'orga-
nisation de la famille est quasi patriarcale
ou particulariste, car on y trouve com-
munément la pratique de la transmission
intégrale du domaine.
3'^ Le plateau intérieur composé surtout
de savanes, où domine l'art pastoral. en
vue de l'alimentation des villes et de la ré
gion du littoral. Ici, Part pastoral n'a pas
développé la famille patriarcale, car on
ne vit pas directement des produits du
troupeau comme dans l'Asie Centrale ; les
animaux sont vendus dans les foires, ou
bien abattus et transformés en viande bou-
canée. De là, la nécessité de capitaux, et
par conséquent de la grande propriété. Au
surplus, Part pastoral n'y est pas pratiqué
à l'état nomade, ni même tran.shumant.
mais à l'état sédentaire, et ceci nécessite
le forage de puits pendant la saison sèche :
le sol subit donc un commencement de
transformation. Selon les régions, la main-
d'œuvre se compose de gauchos portugais
et espagnols ou d'Indiens. Le régime do-
minant est celui du clan : les clients et les
patrons sont unis par des liens permanents
et héréditaires, et les derniers détiennent
â la fois la direction du travail et des fonc-
tions publiques, et se considèrent comme
les protecteurs naturels des premiers, à
qui ils concèdent gratuitement la jouis-
sance des parcelles de terrain nécessaires
à l'alimentation. Sur ces parcelles, chaque
famille cultive, à la main, et par le pro-
cédé de Pécobuage, le manioc et le maïs
dont elle se nourrit.
4" La région du café, anciennes forêts
défrichées au xix'' siècle dans les États
de Sâo Paulo, de Minas et d'Espirito-
Santo. Là domine la culture commerciale
en grandes propriétés [Fatendas) et avec
le patronage de l'État. Celui-ci favorise en
DR SCIENCE SOCIALE.
15
effet riiiiuiigTatiou eumpéciint' ^Italiens,
etc.), aclu'te et emmagasine le café pro-
duit par les fazeudaires afin de couibattrc
la baisse des prix due à la surproduction.
établit une caisse pour régulariser le
change, etc. La culture est faite entière-
ment à la main, mais chaque fazenda élève
des bœufs pour les transports. Depuis
Pabolition de l'esclavage, le régime domi-
nant est : ou bien celui du salariat, là où
les travailleurs sont nègres, comme dans
le Minas; ou bien celui du métayage, là
où l'on emploie surtout la main-d'œuvre
européenne, comme dans le Sào-Paulo.
Chose curieuse, tandis'que les colons blancs
vivent en villages à banlieue morcelée,
les noirs, par réaction confre les casernes
du temps de l'esclavage, vivent en cases
isolées, mais se réunissent pour travailler
en bandes.
11 faudrait ajouter à ces régions celles
où le travail dominant est la cueillette
commercialisée :
L' Amazonie ou sylve équatoriale où l'on
récolte le caoutchouc;
Le Paranaoii l'on récolte le maté.
En résumé, l'étude de M. Denis nous
fournit une ample moisson de faits sociaux
sur un pays que la science .sociale n'a pas
encore étudié.
P. Descami's.
La Hollande politique, in parti catho-
lique en pays protestant, par Paul Vers-
chave 1. vol. in-16. Librairie acadé-
mique Perrin. — Paris, 1910. -
M. Verschave s'est proposé dans cet ou-
vrage de faire défiler sous les yeux du lec-
teur les divers partis politiques hollandais
en retraçant l'origine, les programmes
et l'évolution de chacun d'eux, et en fai-
sant connaître les chefs de ces divers par-
tis, leurs principes, leur tactique et leurs
moyens d'action. Le lecteur une fois mis
au courant, il raconte par le menu quelles
luttes ces divers partis se sont livrés pour
le triomphe de leurs doctrines et la pos-
session du pouvoir.
Et ce livre, extrêmement documenté, est
aussi un livre intéressant, d'un intérêt
actuel, parce que la lutte entre les partis
qui se disputent la Hollande s'est, depuis
soixante ans, déroulée principalement sur
le terrain religieux et social, et parce que
la question scolaire, qui, en France au-
jourd'hui, tend à prendre une si grande
importance, a joué dans la politique des
Pays-Bas un rôle prépondérant.
Nous avons lu cet ouvrage avec un in-
térêt d'autant plus vif que les études sur
la Hollande sont peu fréquentes chez nous.
Le grand empire voisin fait tort dans nos
préoccupations d'esprit au petit pays vi-
vant à ses côtés, et cela est dommage.
M. Verschave nous montre que la vie poli-
tique et sociale hollandaise mérite d'être
observée; aussi, croyons-nous, son livre
attirera l'attention et saura la retenir.
J.B.
LIVRES REÇUS
L'apprentissage et l'enseignement techni-
que, par Ferdinand Dubief, 1 vol. 6 fr.
(V. Giard E. Brière, édit.).
JJn an de Journalisme à Lourdes, par
Edouard de Perrodil, 1 vol. in-18, 340 pa-
ges, 3 fr. 50 (P. Lethielleux, édit.).
Vers la pair, par Alberto Terres (Etu-
des sur l'établissement de la paix générale
et sur l'organisation de l'ordre internatio-
nale), 1 vol. (Imprensa Nacional, Rio-de-
Janeiro.)
Projet de transformation du collège et
création de cours secondaires de jeunes
filles (Conférence pédagogique faite à
Condé-sur-Escaut),parTh. Gautier, 1 bro-
chure (Imprimerie Edmond Wattelez,
22, rue de l'Escaut, Condé).
Qu'y a-t-il dans les livres condamnés par
;es£'i'é9'Mes,l brochure (Imprimerie E. Pail-
lard, Abbeville).
Dorotchim ou la gloire de Sodome, par
Kamidel, 1 brochure 0 fr. 'yO (Imprimerie
Louis Bertrand, Nancy).
La répartition des fortunes en France,
par J. Séailles, 1 vol. grand in-8", 111,
144 pages, .') fr. (Félix Alcan, édit.).
La liberté d'enseignement d'après trois
hommes d'État italiens {Mughetti, Boreghi,
Mamiani), par Aug. Pouget, 1 vol. lfr.50,
en vente chez l'auteur, à Chaillevette
(Charente-Inférieure).
16
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE DE SCIENCE SOCIALE.
De la tradition considérée comme source
du droit musidman, par Riad Ghali, doc-
teur en droit à la Cour d'appel au Caire,
1 vol. (Arthur Rousseau, édit.).
Manuel d'instruction civique, par G. de
la Guillonnière, 1 vol. in-iô jésus, broché
1 fr. 25, cartonné 1 fr.50 (P. Lethielleux,
édit.).
Ce qu'ils enseignent:^ Est-ce vrai:'' par
Paul Lorris, 1 vol. in-12, 0 fr. 50 (P. Le-
thielleux, édit.).
Le réformisme (la question sociale ou-
vrière), 1 brochure 0 fr. 25 (Bibliothèque
de l'Association, 31, rue Lecourbe, Paris).
Il problema agrario siciliano è la nazio-
nalizziazione délia terra, par S. Camma-
reri Scurti (Uffici délia critica sociale, 23,
portici Galleria. Milan).
Le revers de la Révolution (l'insurrec-
tion en Russie, armée aux frais du Japon),
1 brochure (édition du journal Golos
Pravdy, Saint-Pétersbourg; Monskaïa 13).
Les conséquences économiques et sociales
de la prochaine guerre, d'après les ensei-
gnements des campagnes de 1870-71 et de
1904-5, par Bernard Serrigny, avec une
préface de Frédéric Passy, 1 vol. 10 fr.
(V. Giard et Brière, édit. Paris.)
'^1fjM^<-'--^'^'^\
BIBLIOTIIKQUK DE LA SCIENCE SOCIALE
FONDATKUK
EDMOND DEMOLINS
QUESTIONS DU JOUR
OUVRIERS ET PATRONS TULLISTES
DE CALAIS
A PROPOS D'UN CONFLIT RÉGENT
PAR
PAUL VANUXEM
L'ORGANISATION DE LA VIE PRIVEE
L'ORIENTATION PARTICULARISTE
SA NÉCESSITÉ ET SA RÉALISATION PRATIQUE
PAR l" — „. _^
GABRIEL MEHN i'^^^^'lOTïïfSr
NOV 9 1936
/ 'i-'ïii Kl mu in
PARIS ^ ^^"'«
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, RUE JACOB, 56
Janvier 1910
SOMMAIRE
A. - PATRONS ET OUVRIERS TULLISTES DE CALMAIS, pai Paul
ranuxem.
B. - L'ORIENTATION PARTICULARISTE DE LA VIE, par (;. Melin.
Etat général de trouljle et de malaise, mieux supporté par les peujiles à for-
mation particulariste que par les peuples à formation communautaire. —
Ce que c'est que le particularisme. — Pourquoi l'orientation vers le par-
ticularisme s'impose à notre époque et à notre pa3'S. P. 25.
1. — Cette orientation est-elle possible? — Objections. — Répouse affirma-
tive : l'exemple de l'Allemagne. P. -29.
H. — Comment se fait cette orientation en Allemagne. P. 36.
m. — Premiers symptômes d'une orientation semblable en France. P. 41.
IV. — Comment, pratiquement, peut et doit se taire notre orientation? —
Par la famille. — Point de départ : l'installation.' P. 55.
V. — Organisation de la vie : A. Aspect négatif : défendre son indépendance
contre les envahissements (presse, œuvres, monde, etc.). P. 65.
VI. — Organisation de la vie (suite). B. Aspect positif : acquérir les qualités du
particulariste. P. 76.
VII. — Applications pratiques {\ïe phj'sique, intellectuelle, morale et leligieuse,
professionnelle, familiale, sociale). P. 88.
VIII. — Écueils à éviter. P. 113.
l-\. -^ Conclusion : Accoi'd avec la V('rité sociale et la vérité philosophique.
P. u;.
QUESTIONS DU JOUR
OUVRIERS ET PATRONS TULLISTES
DE CALAIS
A PROPOS D'UN CONFLIT RÉCENT
Dans les premiers jours de septembre, la presse s'est inté-
l'essée aux événements de Calais. VAssociation syndicale des
fabricants de tulles et dentelles mécaniques, dénonçant le tarif
cju'elle avait élaboré en 1890, avec V Union française des ou-
vriers tullistes et similaires, prétendait faire appliquer, à partir
du 13 septembre, de nouvelles bases de salaire. L'Union, de son
côté, avait ordonné à ses membres de cesser le travail dans tous
les ateliers où serait tentée la réforme. Une grève générale
était à redouter, et les journaux s'accordaient pour la prévoir
désastreuse, car la fabrique commençait à peine à se relever
d'une crise de dix-lmit mois. Le jour critique venu, les patrons
cédèrent, à l'exception d'une maison dont les treize ouvriers
se mirent en grève : il n'y avait plus là de quoi alimenter
les colonnes des quotidiens; le silence se fit sur Calais.
La question cependant reste entière : si le tarif ne convient
réellement plus aux besoins de l'industrie calaisienne, il sera
quelque jour modifié; mais peut-être par voie d'entente entre
les parties, et sans que les journaux s'occupent à nouveau des
tullistes. Quoi cju'il arrive, nous nous proposons d'exposer aux
QUESTIONS DU JOUR.
lecteurs de la Science sociale^ au cours d'un aperçu de la con-
dition des ouvriers tullistes, quelques-unes des données de ce
problème qu'un avenir tout proche aura probablement à ré-
soudre.
I, — SAIXT-PIERRE-LES-CALAIS.
Si l'on met à part les corps d'état qui se rattachent au port
de commerce et les marins pêcheurs du Courgain, tout le reste
des 66.000 habitants de Calais vit de l'industrie tuUière. A Calais-
Nord, l'ancienne ville fortifiée, sont les banques, les maisons
d'achat et de commission, les demeures des grands fabri-
cants et des riches bourgeois. Calais-Sud, qui est l'aggloméra-
tion la plus nombreuse, formait avant 1885 la commune indé-
pendante de Saiiit-Pie?Te : c'est la ruche industrieuse où la
dentelle s'élabore, dans le fracas des métiers. Trente-six « usîjies
collectives >•> et k^O ateliers indépendants abritent plus de 2.600 mé-
tiers — pour 569 fabricants. Presque aussi nombreux que les
cabarets — qui pourtant ne font pas défaut — sont les bureaux
de vente et d'échantillonnement, signalés au passant par
l'éclatante plaque de cuivre : N..., Tulles et Dentelles.
La fabrication occupe tous les hommes ; la population fémi-
nine ne suffit pas au finissage, puisqu'on envoie du travail
jusque dans les villages les plus reculés de la Flandre fran-
çaise.
Saint-Pierre liéisàt qu'une bourgade de 3. 500 habitants quand
r Anglais Webster, bravant les lois de son pays \ y monta ■ — en
1816 — une mécanique au tulle qu'il avait fait venir, pièce
par pièce, de Nottingham. C'était pour l'audacieux la fortune
assurée, car les tulles anglais, bien supérieurs à ceux que
pouvaient fabriquer à la même époque les métiers de Lyon et
de Nîmes, étaient prohibés en France depuis 1809 . Il eut bientôt
de nombreux imitateurs, auxquels s'associèrent les habitants du
1. Les lois anglaises punissaient avec une extrême rigueur quiconque tentail de
transporter à l'étranger les secrets de l'industrie nationale.
(UVIUKUS I:T l'ATKONS Tlf.LIST':» lU: CALAIS. 5
pays. Des coustriicfours s'établirent, et les métiers se multipliè-
rent dans tout le Calaisis. Un commerce actif s'organisa, pour
la conlrehande des cotons filés, qu'il fallait faire venir d'An-
gleterre malgré la prohibition : la filature française n'était
pas encore eu état de fournir les fils excessivement ténus
qu'emploie l'industrie du tulle.
Protégée eflicacement, pour le marché intérieur, contre la
concurrence de Xottingham, bien située, d'autre part, pour élu-
der commodément la prohibition des matières premières, la
place de Calais prit rapidement de l'importance. Mais l'abon-
dance des produits amena la baisse des cours, et la fabrique
connut les crises.
Voiilillage se perfectionna lentement. Au début, les métiers
ne donnaient qu'un tulle uni, formé de mailles uniformes et
fabriqué « en plein » sur toute la largeur du métier. On ap-
prit à faire ce tulle en bandes de diverses largeurs, et on s'ef-
força de reproduire, les uns après les autres, tous les réseaux
de la vraie dentelle. Dans ces réseaux on interposa des tissus
mats formant dessin, avec des effets variés de mouches, de
grillés, de jours, etc.. Enfin, l'application du Jacquard permit
d'entourer mécaniquement d'un gros fil brodeur les motifs
brochés sur le tulle, et le tissu obtenu, fabriqué par bandes
étroites, avec lisière et picot, constitua une fidèle reproduction
de la dentelle aux fuseaux (Cf. H. Hénon, loc. cit.).
En 1850, les <( blondes » de soie furent à la mode : Calais
présenta des imitations si parfaites que Paris les accepta ; les
dentelles mécaniques se répandirent aussitôt dans le monde
entier. Et, depuis cette époque, la fabrique augmente d'année
en année le nombre et la puissance de ses métiers. La courbe
de la population de Saint-Pierre accompagne sensiblement
celle de la valeur du matériel. Elle s'élève rapidement dans
les temps prospères, mais présente des paliers, qui marquent
les crises périodiques de l'industrie.
Calais ne suit que de loin cet essor : les ateliers l'ont déserté
après l'arrêté de 1832 qui interdisait le travail de nuit, accusé
de troubler le repos des paisibles bourgeois. Et lorsqu'en 1885,
0 QUESTIONS DU JOUR.
les deux villes sœurs se fondent en une seule commune, Saint-
Pierre compte deux fois plus d'habitants que Calais.
II. LE MÉTIER.
Entrons dans un atelier, pour examiner cette machine, à
laquelle Saint-Pierre doit sa fortune ! Son étude domine toute
-|tt4*«UtA-iCCLitxvvAjeAA^ a" Cfi fiXixvt^.
Jw. : t^^,<. , 01-*- 5*- -w^eo-^/coiyt C«^ ùu.i.aj - ycLOT-fii
^ . A-
■to. '^q* <n^ t À -tu- "w^At-'cn^ r , el-' cIj£ 'Ut—
■J-
1 M^ tXc'^JC oS, -
Coupe schématique du métier Leavers.
l'analyse du^ travail, et si nous n'en connaissions au moins
le principe, le tarif aujourd'hui contesté demeurerait pour
nous une énigme.
Le métier Leavers et les Jacquards qui le conduisent forment
une mécanique d'imposant aspect. Tout en haut du robuste bâti,
01 VniEHS KT l'ATltONS TILLISTES ItK CALAIS. 7
S'enroule sur un cylindre le tissu lentement fabriqué : un
peigne, fonctionnant comme les épingles de la dentellière aux
fuseaux, retient les torsions acquises. Dans chaque « gâte »,
intervalle de deux pointes du peigne, aboutissent un fil de
trame, et tout un pinceau de fils de chaînes et de fils brodeurs.
Chaque fil de trame se déroule d'une bobine plate qui tourne
à frottement doux dans un mince chariot. Les autres fils vien-
nent de multiples rouleaux, placés au bas du métier, et trou-
vent chacun leur trou d'abord dans une plaque perforée fixe,
puis dans l'une ou l'autre des guide-barres, qui, sorties du
Jacquard, courent tout le long' du métier, dans un étroit /055e,
sous le passage des chariots de trame.
Certains organes sont en deux séries qui travaillent tour à
tour, aux coups successifs ou motions, battus par le métier. A
chaque motion, les chariots sont lancés d'un côté de la chaîne
à l'autre, et aussitôt les barres, commandées par le Jacquard,
jouent indépendamment les unes des autres, et modifient la
distribution de la chaîne dans la région où les chariots vont la
traverser à nouveau. Les fils s'entre-croisent, et les points sont
cueillis à mesure, par le peigne.
La combinaison de ces simples mouvements permet en prin-
cipe de reproduire les réseaux les plus compliqués, mais tout
progrès exige un perfectionnement préalable des i?itérieurs des
métiers. Les barres se multiplient, sans que le fossé s'élargisse :
on les fait longues de 8 à 9 mètres, épaisses de 1/8 à 1/12 de mil-
limètre ! On amincit les chariots et les bobines pour en pouvoir
faire travailler un plus grand nombre sur la même hauteur de
dentelle, et obtenir ainsi une maille plus fine. Le guage du
métier est le nombre des chariots qui concourent à l'exécution
d'une bande de un demi-pouce anglais delarge^. Les métiers
actuels ont de 8 à 18 points de guage. — Leur largeur utile dé-
passe 4 mètres. Ils possèdent souvent plus de 250 barres, et plus
de 30.000 fils se meuvent parfois à chaque motion.
1. Le demi-pouce anglais vaut 0"',0127r>. — Le inélier de lar;^eur étalon, du tarif,
mesure 144 pouces, soit 3"',672. Si le guage est de 18 points, le nombre total des
chariots est donc de 1 4'i x 2 X 18 := 5. 841.
QUESTIONS DU JOUR.
III. — LES OUVRIERS.
1. Nature du travail. — Pour conduire une « mécanique »
aussi délicate, il faut à l'ouvrier tulliste un coup d'oeil sûr, une
attention toujours en éveil, et une certaine science de la den-
telle.
Debout sur la passerelle qui longe le métier, la main à portée
du volant d'embrayage, il regarde le tissu se former sous ses
yeux. Dès qu'un défaut se manifeste, il arrête le métier et
recherche la cause du mai. Tantôt, ce n'est qu'un fil cassé : il
le rattache d'un nœud prestement fait; tantôt, c'est une bobine
trop serrée dans son chariot et qui tend trop fortement son fil de
trame — ou bien encore un rouleau de chaîne, dont le frein s'est
relâché : la maille ne vient régulière que si les tensions de tous
les fils restent parfaitement réglées. — Parfois, l'origine du
défaut est malaisée à découvrir : il faut consulter pancarte et
barème pour vérifier le montage des fils et les mouvements des
barres. Peut-être les fins points de l'atelier, les meilleurs ou-
vriers devront-ils venir à la rescousse : on tiendra conseil, on
fera jouer avec méthode tous ces organes si délicats : les expé-
riences variées finiront par mettre en évidence le point malade.
S'il faut réajuster une pièce, on appellera un mécanicien spécia-
liste, caria machine est trop sensible pour qu'on en puisse con-
fier la réparation à l'ouvrier qui la conduit.
En somme, la besogne du tulliste, toute d'attention et de sur-
veillance^ n'exige aucune dépense de force musculaire. Elle ne
serait pas fatigante sans le bruit assourdissant qui emplit l'ate-
lier. M. Hénonne conte-t-il pas' que, dans les premiers temps où
les moteurs à vapeur avaient remplacé les anciens ouvriers
tourneurs, un tulliste oublia d'arrêter son métier, un soir qu'on
ne doublait pas. Il fut fort étonné de trouver la machine qui
battait encore le lendemain matin, et qui avait fait dans sa nuit
sept racks sans casser un fil !.. .
1. n. Hénon, L'industrie des tulles et dentelles mécaniques dans le départe-
ment du Pas-de-Calais. — Calais, typographie des Orphelins.
OUVRIERS ET PATRONS TULLISTES DE CALAIS. 9
2. Durée du travail. — Quand on tourne en plein, les métiers
vont nuit et jour et sont doublés : il y a par machine une équipe
de deux ouvriers, qui alternent, et font chacun deux quarts. Ce
système, incommode à bien des égards, est préféré par les tul-
listes, parce que leur vue se fatiguerait outre mesure d'un
travail ininterrompu de plus de cin(j ou six heures.
Autrefois le moteur tournait sans arrêt toute la semaine et
les quarts se succédaient sans relâche. Depuis la grève de 1900,
survenue au moment de l'application de la loi Millerand-Gol-
liard^, les ouvriers ne font plus que dix heures. — Le pre-
mier quart commence à \ heures du matin; le dernier finit à
minuit. De minuit à 4 heures, tout le monde peut dormir à Saint-
Pierre, elles moteurs sont arrêtés. C'est à 8 heures du matin, à
1 heure et à 7 heures du soir, que les partenaires viennent se
remplacer : le choix de ces heures permet à tous de prendre
leurs repas en famille. La solution de 1900 constitue ainsi un
réel progrès.
3. Le salaire. — L'équipe est payée aux pièces : le Tarif
indique, pour chaque nature de travail, quel salaire est dû par
rack, ou série de 1.920 motions. Un compteur mécanique, qui
porte aussi le nom de rack, totalise les coups battus par le mé-
tier; une simple lecture, à la fin de la semaine, permet de
calculer le salaire de l'équipe, que les deux partenaires se parta-
gent également, à moins que l'un d'eux ne soit le moyenneur,
l'apprenti de l'autre.
Le prix au rack varie avec le genre de la dentelle, et la
nature de la matière première : lin, coton, soie, laine, ou fil de
métal précieux. Il est fonction, pour chaque article, d'un certain
nombre de facteurs :
1" La /«r^e?/;* du métier ;
2° Le rendement qui est la longueur de dentelle obtenue
par rack de 1.920 motions;
3" Le nombre des barres à mettre enjeu;
V La hauteur de la dentelle ;
1. Les hommes et les femmes étaient employés dans les mOmes ateliers.
10 OUESTIOiNS DU JOUR.
5° Le guage^ du métier. Le salaire est proportionnel au
nombre à^ points : c'est qu'on ne peut confier qu'à des ouvriers
d'élite, les fins points, les métiers des guages élevés.
Pour un même nombre de racks, un 18 points recevra donc
deux fois plus qu'un 9 points. Mais les salaires moyens sont loin
de varier du simple au double, suivant l'habileté des ouvriers.
Les métiers fins, plus délicats, battent moins vite; ils se dérè-
glent plus facilement, ce qui augmente la fréquence des arrêts.
Enfin les périodes de changement, pendant lesquelles l'ouvrier
prépare le travail du métier, et ne reçoit qu'un faiJde salaire à
la journée, ont une durée relative d'autant plus grande que le
guage est plus élevé.
V. Préparation. — Avant d'aborder l'importante question des
changements dont l'étude complétera l'analyse du salaire de
l'ouvrier tulliste, il nous faut dire un mot de la série des opéra-
tions préliminaires.
Le fabricant d'abord a fait choix d'un genre : c'est quelque
ancienne dentelle qu'il s'agit d'imiter. Il arrête les diverses
hauteurs dans lesquelles il le montera, et demande une esquisse
au àes^indXenv-esquisseur, pour fixer la forme et l'aspect à
obtenir. Le dessinateur-me/^e^^r en carte recherche par quelles
passes et combinaisons de fils divers pourra se réaliser le pro-
gramme de dessins et d'effets, tracé par l'esquisse. Celle-ci est
reportée à grande échelle sur une carte divisée, où le dessinateur
exécute une ingénieuse représentation graphique des mouve-
ments qu'il faudra imposer aux fils. Il faut dix ans pour faire un
bon metteur en carte, mais les appointements atteignent de
.5.000 à 10.000 francs par an.
Le pointeur, apprenti-dessinateur le plus souvent, traduit
sur un papier barème le travail de son maître : il représente par
des chifï'res les positions de toutes les barres, aux motions suc-
cessives. Suivant les indications du barème, le /J^rcewr perforera
les cartons qui, mis en chapelet par le laceur, se dérouleront
lentement sur les Jacquards et commanderont les mouvements
1. I^es Calaisiens prononcent ^wcrif/e.
OUVlilKRS r.T l'ATHONS TILLTSTES DE CALAIS. 11
(les guide-barres. C'est ainsi que les cartons de certaines orgues
mécaniques y commandent l'émission des sons.
D'un autre côté, les matières premières, après dévidage, ont
été transportées sur les rouleaux, par le icapeur, ou ourdisseur,
ou bien sur des tambours, et de là sur les bobines de trame,
par la wheelcuse '. — Wapeurs et wheelenses travaillent tantôt
aux pièces et tantôt à la journée. Les wheeleuses gagnent de
25 à 35 francs, les w apeurs de 30 à 50 francs par semaine. Les
femmes, bien entendu, ne travaillent point la nuit.
5. Le changement. — Tout est prêt maintenant pour le mon-
tage du nouvel article. Le tulliste coupe les fils qui retiennent
au métier la pièce terminée ; il démonte les rouleaux et les
chariots; les bobines sont livrées au survideui-, un gamin, qui
fait passer sur des bobinots tout ce qui reste de la précieuse
matière première. Les rouleaux neufs sont alors mis en place,
et le tulliste passe un à un dans les trous et les barres conve-
nables, les 20.000 ou 30.000 fils qui vont travailler : il a sous
les yeux, pendant ce travail de longue patience, le barème, et la
pancarte, qui est un agrandissement de la carte. — Les bobines
emplies par la wheeleuse, sont pressées à chaud, pour unifor-
miser leur épaisseur, puis insérées dans leurs chariots. La trame
une fois montée, il n'y a plus qu'à placer le chapelet de cartons
sur le Jacquard, et la machine sera parée pour le démarrage.
Le dessin sorti, il faut corriger. Telle esquisse qui promettait
un joli travail, ne donne une dentelle passable qu'après de pa-
tients essais dans chacun desquels on modifie la mise en carte
et le perçage. La soie donne peu de mécomptes, mais avec le
coton, on est beaucoup moins certain d'obtenir les effets attendus.
Quand la correction est un peu importante, le tulliste chôme,
jusqu'à la mise au point du dessin et des cartons. Pendant les
changements, qui demandent souvent trois semaines à une
équipe de deux ouvriers, ceux-ci reçoivent \ francs par jour.
Mais une fois le métier en marche, le salaire au rack leur donne
les énormes semaines de 80, 100 et 200 francs, suivant les ar-
1. Wapeur vient de l'anglais wor/jer (ourdisseur); wiieeleuse, de wMel (roue;.
12 QUESTIONS DU JOUR.
ticles, qui valent à Saint-Pierre la renommée d'une ville où l'ar-
gent se gagne facilement.
C'est pourtant dans la période de changement que le tulliste
doit se donner le plus de mal. N'est-il point paradoxal de le
payer aux pièces, et à un taux très élevé, au moment où il n'a
qu'à surveiller sa machine, et de ne lui accorder qu'un mo-
dique salaire à la journée, dans le temps où on lui demande le
plus d'activité et le plus d'attention?
Un système de salaires aussi singulier doit se justifier par
quelque sujétion particulière de l'industrie du tulle!
Il est bien rare en effet que le fabricant soit certain à l'avance
du produit d'un article qu'il fait monter. Il ne peut prévoir la
durée des essais et des corrections; et, après la sortie du dessin
définitif, il devra encore trouver acheteurs sur ses échantillons.
Si l'article se vend bien, on en exécutera de nombreuses pièces,
et les racks s'ajouteront aux racks pendant des semaines et des
mois. Mais il n'en est pas toujours ainsi, surtout dans les moments
de crise, où les articles proposés ne trouvent preneur qu'à vil prix.
Le patron ignore donc le nombre des journées productives
qui suivront la période improductive de préparation du métier.
Aussi réduit-il au minimum le salaire de changement, quitte à
indemniser l'ouvrier du surcroit de travail fourni, au moment
où la machine fera les racks rémunérateurs.
Ce mode de rétribution, très rationnel, puisqu'il diminue l'im-
portance relative des sommes absorbées par les essais, présente
encore l'avantage de rendre l'ouvrier solidaire du fabricant.
Tous deux sont intéressés à réduire la durée des changements,
et à augmenter ainsi le rendement du matériel. N'y a-t-il pas là
comme une sorte de participation de l'ouvrier aux risques et
aux bénéfices de l'entreprise ?
Le patron peut dès lors se borner à faire la réception du tra-
vail : les menus défauts de la dentelle seront réparés aux frais
de l'équipe, les pièces manquées seront laissées pour compte
aux ouvriers *.
1. Les ouvriers vendent aisément ces pièces manquées à certains négociants de la
place.
OUVRIERS ET PATRONS TIMJ.ISTES HE CALAIS. 13
Pendant toute la fabrication, c'est le rack qui surveille, et
sanctionne de son arrêt Tinassiduité ou la nég-ligence du tulliste ;
c'est encore par le rack que chacun contrôle le travail de son
partenaire.
Les ouvriers jouissent donc, vis-à-vis du patron, de la plus
grande indépendance; ils vont et viennent à leur gré, et peu-
vent converser entre eux, tout en suivant le travail de leurs
tnétiers. Le fabricant n'intervient jamais dans le: choix des par-
tenaires, ni dans le partage du salaire, qui se fait au cabaret,
le samedi soir.
Cette indépendance fait du tulliste un ouvrier fier, qui ne
supporte ni les observations injustes, ni les mots blessants. Le
sentiment des distances peut d'ailleurs difficilement exister entre
ces patrons, souvent parvenus de la veille, et ces ouvriers dont
beaucoup sont propriétaires et pourraient être patrons demain.
Ce système de salaires, commode pour l'industriel, favorable à
l'indépendance de l'ouvrier, apporte dans Yéconomie ménagère
de graves perturbations. Pendant des mois le tulliste gagne au
moins 80 francs par semaine : l'article épuisé, le changement
arrive, et réduit à 25 francs ce salaire. C'est la gène, si on n'a
pas pris ses précautions; c'est la tentation d'acheter à crédit,
en escomptant les racks à venir. Les maisons d'abonnement
font à Calais des affaires d'or : la plus forte n'a pas moins de
6.000 familles dans sa clientèle. Elle ne serait peut-être pas si
florissante, si les tullistes recevaient un salaire régulier.
Le salaire moyen des ouvriers est assez difficile à connaître
de façon précise, mais on admet généralement que, pendant les
très bonnes années, il atteint 80 francs par semaine.
L'industrie calaisienne subit périodiquement des crises, pen-
dant lesquelles les salaires s'abaissent. La durée relative des
changements s'accroît. Les ouvriers travaillent beaucoup et ga-
gnent peu. Puis, les commandes se raréfiant davantage, les
équipes sont dédoublées : et les ouvriers, taxés, ne doivent plus
produire au delà d'un salaire prévu : 50, 25 francs, et parfois
moins encore. Les petits fabricants sont même obligés de con-
gédier leur personnel , en ne conservant qu'un ouvrier qui en-
iï QUESTIONS DU JOUR.
tretiendra le maiériel. — Et ces semaines, oi) on fait blanc ^ sont
la misère pour les imprévoyants et la gène pour le plus grand
nombre.
Malgré ces années mauvaises, le taux moi/en des salaires de-
meure assez élevé : cela tient sans doute à leur instabilité, et
aussi, pour une bonne part, au voisinage de Nottingham; une
forte organisation syndicale a permis aux tullistes calaisiens
d'obtenir le tarif élevé de leurs camarades anglais.
G. L'apprentissage. — Le métier exige, nous l'avons montré,
lîeaucoup d'intelligence, une grande puissance d'attention et
de la dextérité. Mais il n'est pas bien long à apprendre à qui-
conque a « de ridée ». Les gamins de l'atelier regardent faire les
ouvriers : à seize ou dix-sept ans, ils pourront devenir moyen-
neiirs et entrer en équipe avec un maître. Un an ou deux après,
ils seront ouvriers.
Depuis plusieurs années, une école professionnelle, subvention-
née par un grand nombre de fabricants, forme en dix-huit mois
de bons tullistes, et prépare en trois ans les meilleurs de ses élèves
à la profession de dessinateur. M. l'abbé Picdfort, qui est mem-
bre de la Société de Science sociale, dirige cet Institut indus-
triel calaisien. Il y enseigne les sciences appliquées, et une
technique très complète du tulle, qu'il a constituée de toutes
pièces. Quelques heures chaque jour sont consacrées aux tra-
vaux pratiques, sur les métiers que possède l'établissement.
L'Institut n'a aucun caractère confessionnel.
7. Le finissage. Après sa sortie du métier, la dentelle écrite
subit encore de multiples opérations.
La teinture, le blanchiment et l'apprêt se font en général
dans des usines spéciales.
Le raccommodage, l'effilage et le découpage, la confec-
tion, le visitage, le pliage, l'échantillonnage, sont exécutés
tantôt chez le fabricant, et tantôt à l'extérieur, à domicile le
plus souvent. Ces travaux à la main sont confiés à des femmes ,
des entrepreneurs distribuent la besogne : le sweating-system
est la loi, et les salaires sont avilis.
Toutes les femmes de Saint-Pierre, à part les dévideuses et
OUVRIERS r.T PATRONS TUIXISTICS 1>!': CALAIS. 15
les wheeleuses dont le travail est difficile et bien rémunéré,
restent à la maison pour faire le ménage, tout en s'occiipant
au finissage du tulle. Beaucoup qui, jeunes filles, ont été « eu
fabrique » sont des ménagères peu expertes.
IV. MODE I) EXISTENCE DES OUVRIERS.
Quand les métiers tournent en plein, les semaines de la famille
ouvrière sont comparables aux mois de bien des fonctionnaires !
Certains ouvriers éconoines continuent de vivre modeste-
ment comme ils faisaient aux temps plus durs : ils constituent
une épargne qui les fera en peu d'années propriétaires, ren-
tiers, ou patrons.
Dans d'autres ménages régnent l'imprévoyance et l'insou-
ciance : on règle sa vie sur le salaire maximum, et l'on est fort
dépourvu quand vient la crise.
Mais, la plupart du temps, les tullistes vivent très largement
aux époques de prospérité, en épargnant tout juste de quoi
subsister au prochain chômage. Rien n'est trop cher pour eux :
leurs femmes disputent aux « fabricantes » les volailles et les
viandes de choix du marché.
La toilette est un des chapitres les plus chargés du budget
des dépenses. Les hommes vont à l'atelier en vêtements de
drap et chapeau de feutre. On ne suit les convois qu'en redin-
gote! — C'est naturellement chez les jeunes filles que le luxe
de la toilette est poussé le plus loin : elles portent chapeau,
voilette, gants et bijoux, pour se rendre au travail. Elles s'ha-
billent avec goût, leur démarche est élégante : elles n'ont pas
moins d'allure que les midinettes de la capitale.
Ce souci de décence, de « respectability », qui donne à la
ville comme un air de fête, môme au plus fort des crises, ne se
rencontre pas chez tous les ouvriers à hauts salaires de notre
pays. Il marque chez les tullistes une dignité plus grande, un
goût mieux formé, qui résultent sans doute de la nature de
leur travail.
IG QUESTIONS DU JOUR.
Les récréations absorbent aussi une forte partie des ressources
(les Saint-Pierrois. Les hommes les moins prodigues gardent
5 francs par semaine pour leur argent de poche. En temps de
crise, ils vont à la pêche, mais ils prennent permis de chasse
quand Tannée est bonne. Les longs voyages sont fort en hon-
neur. Les dimanches d'été, on dépense en excursions et en pi-
que-niques le plus clair de la paye de la veille.
A mener un tel train, on vient facilement à bout des salaires
les plus élevés, surtout quand on pratique le déplorable sys-
tème des achats à l" abonnement . Ceux qui s'enrichissent à Ca-
lais, ce sont les commerçants détaillants, étrangers à la ville
pour la plupart : ils réalisent de gros bénéfices parmi cette
population qui dépense sans compter.
V. LA FABRIQUE.
Le machinisme, à Calais, n'a pas engendré la grande indus-
trie patronale. D'après une statistique récente, le matériel de la
fabrique se répartit ainsi :
1) Fabricants foiisscurs.
1 grande usine patronale : environ. . 00 métiers.
10 usines particulières, groupant. ... 166 métiers.
360 petits fabricants finisseurs groupant, i. 000 métiers.
Total : 371 finisseurs 2.226 métiers.
2) Fabricants façonniers.
19S petits fabricants façonniers : pour. 418 métiers.
Total général : a69 fabricants pour 2.644 métiers.
Le régime dominant est donc celui des -ateliers modestes^, à
personnel restreint, et il en est ainsi depuis l'origine de la fabri-
que calaisienne. Cela tient sans doute à la difficulté du travail
de direction., très grande au delà de 8 à 10 métiers, dans
cette industrie soumise à tous les caprices de la mode et dont
1. Un grand nombre de ces ateliers doivent cependant être rangés, d'après la No-
menclature d'Henri de Tourville, sous la rubrique « grand atelier ». parce que les
patrons n'y travaillent pas de leurs mains.
OLVHIKHS i;r l'ATHONS TILI.ISÏHS I)K CALAIS. 17
les produits ne valent souvent que par leur fini et leur origi-
nalité. La fabrication ne se lait d'ailleurs jamais par grandes
masses, si ce n'est dans les articles tout à lait ordinaires. H
faut ne faire « racker " qu'à coup sûr, car les stocks ont bientôt
fait d'immobiliser un capital considérable. Les coûteux essais
qui précèdent la fabrication, sont à suivre de fort près.
D'autre part, le matériel, qui coûte fort cher, puisqu'un
bon Leavers vaut jusqu'à 30.000 francs, doit être fréquemment
remis au point : tout changement dans le goût du public exige
en efïet l'accommodation des intérieurs des métiers, un môme
montage ne pouvant donner qu'uni nombre restreint d'articles.
Pour s'agrandir, le fabricant emploiera les bénéfices des bonnes
années, non pas à augmenter le nombre de ses métiers, mais
à échanger son matériel démodé contre des machines plus
larges et plus rapides, et mieux appropriées aux exigences
nouvelles de la consommation.
Les vieux métiers, vendus à perte, sont parfois transportés
dans des places concurrentes : Caudry, Lyon, Varsovie, Barce-
lone, qui ne prétendent pas lutter avec Calais pour la haute
nouveauté.
Mais le plus souvent, ce sont des Saint-Pierrois, saisis de la
fièvre du tulle qui les lachètent pour les monter à des articles
ordinaires. Dessinateurs et comptables, ouvriers économes, et
petits commerçants, tous ceux qui possèdent quelque épargne
veulent se lancer dans cette industrie de luxe, dont ils oublient
les risques. Chaque époque de prospérité voit ainsi s'accroitre
l'éparpillement de la fabrique. Puis, la crise vient, et les impru-
dences se paient par la faillite et la ruine. L'industrie se con-
centre à nouveau, et le nombre moyen des métiers par atelier
retrouve une sorte de valeur d'équilibre.
Le régime du petit atelier est tellement stable à Calais, que la
substitution des moteurs à vapeur aux anciens ouvriers ^oz<;vie^<r5
ne l'a pas entamé. — Les vastes usines qui se sont fondées,
sont des usines de rapport. Elles sont divisées, par des cloisons
de bois, en un grand nombre de petits ateliers, dont chacun
contient autant de places que le locataire possède de métiers.
18 QUESTIONS DU JOUR.
La place se paie de 500 à 1.000 francs l'an, selon la prospérité
de l'industrie. Elle donne droit à la force motrice et au chauf-
fage à vapeur. L'éclairage, électrique, se paie à part. Les usi-
niers loueurs de force motrice sont en général eux-mêmes fabri-
cants. Ils réservent à leurs métiers une partie de l'usine.
Depuis quelques années, l'emploi de moteurs à gaz, écono-
miques aux faibles puissances (on compte 1/4 cheval par métier)
diminué l'avantage qu'avaient les petits industriels à se grou-
per autour du moteur mécanique.
Le taux élevé des appointements et des salaires, d'une part,
et, d'autre part, l'existence des usines collectives, la mise en
vente assez fréquente de matériel d'occasion, l'organisation
d'entreprises à façon pour les multiples travaux accessoires,
tout cela rend facile aux employés et aux ouvriers sérieux
Vaccession à la 'propriété du métier, et au patronat. Les bour-
geois de Calais et les banques font volontiers des avances aux
laborieux et aux habiles qui ont su économiser une partie du
capital nécessaire. Il y a même depuis quelque temps des
constructeurs anglais qui vendent à tempérament de bons
métiers, à quiconque peut faire un premier versement de plu-
sieurs milliers de francs.
Les fabricants nouveaux , qui veulent s'épargner les soucis
et les aléas de la vente, se font façonniers. Ils engagent le tra-
vail de leurs métiers à des fabricants finisseurs déjà lancés, ou
bien encore à certaines maisons qui exécutent par elles-mêmes
toutes les besognes accessoires, mais ne possèdent pas de métiers.
Avec le fil en écheveaux, ils en reçoivent tout préparés les des- .
sins et les cartons ; ils livrent la dentelle écrue au sortir du
métier. Ils touchent, le samedi matin, le prix de façon, géné-
ralement calculé au double prix du rack du tarif ouvrier, avec
un supplément de 0 fr. 2.5 ou 0 fr. 30 par rack, pour les frais
de dévidage, wheelage et ourdissage. Le samedi soir, ils don-
nent la paye à leurs équipes.
Sans autre capital engagé que son matériel, sans autres
frais que la location de la place et les salaires de changement,
le façonnier gagne pour chaque rack la même somme que
OUVRIERS ET l'AT[K)NS TULLISTES DE CALAIS. 19
l'équipe des deux ouvriers. Le travail de direction étant insigni-
liant, il peut entrer lui-même dans IVquipe, ou bien surveiller,
en qualité de contreniaitre, les ateliers voisins ; s'il n'est pas de
la partie, il a, en ville, un commerce ou un emploi. Que plusieurs
bonnes années se succèdent, que ses métiers puissent donner
sans modification trop onéreuse, des articles que la mode
accepte quelque temps encore, et notre façonnier va pouvoir
s'affranchir, et devenir finisseur.
Mais alors, il se trouvera aux prises avec les difficultés de la
vente, et de l'écoulement des produits. La plupart des petits
fabricants ignorent tout du commerce et ne peuvent que se jeter
pieds et poings liés sous la griffe des négociants : ils produisent
d'abord sans aucune retenue, et puis vendent à n'importe quel
prix si les affaires sont peu actives. Rien ne limite les rabais
qu'ils consentent, puisqu'ils sont souvent incapables de calculer
leurs prix de revient '.
Ils font en outre aux bonnes maisons une co/icmrence stupide
et parfois peu loyale. Dès qu'une création semble prendre à la
vente, ou se procure par tous les moyens des bouts d'échantil-
lons; on imite, on coirie même, au risque de tomber sous le
coup des lois qui protègent la propriété industrielle; on fa-
brique au plus vite des articles similaires, en y employant des
matières moins fines, pour pouvoir vendre meilleur marché;
et telle nouveauté qui aurait procuré de jolis bénéfices à bien
des fabricants, si la production et la vente en avaient été régle-
mentées, se trouve en quelques semaines vulgarisée sur la
place, et tout à fait dépréciée.
La surproduction chaotique, et l'anarchie commerciale^ telles
sont à Calais les conséquences économiques de la trop facile
accession au patronat.
VI. — LES CiUSKS.
Les crises reviennent périodiquement à Calais, à peu près
tous les dix ans; elles suivent de très près les années de grande
1. Cf. II. Hénon, Loc. cil.
20 O LESTIONS DU JOUR.
prospérité, et sont d'autant plus intenses que les affaires ont
été plus actives pendant le plein.
Quand la demande de dentelle abonde et fait hausser les cours,
la fabrique multiplie ses moyens de production. On marche
jour et nuit, on installe de nouveaux métiers, on embauche et
on dégrossit en quelques mois tous les ouvriers que l'on peut
trouver. La plupart des patrons augmentent follement leur train
de vie, elle surplus des bénéfices est employé à accroître encore
la puissance du matériel.
Mais la production finit par prendre de l'avance sur la con-
sommation : des stocks se forment ; on s'en débarrasse par des
soldes^ et les cours s'avilissent. Aussitôt c'est la panique, parmi
les fabricants : on cherche à retenir par tous les moyens les
bonnes grâces des acheteurs, on subit volontiers les pires exi-
gences des négociants-commissionnaires ^ Les bonnes maisons
redoublent d'ardeur dans la création des nouveautés : elles
dépensent beaucoup en essais et en changements. Mais la cojyie
fait fureur, et les prix de vente continuent de s'abaisser.
Le chômage s'impose enfin : l'anarchie de la place a décou-
ragé les acheteurs : les cours sont tellement instables qu'on
n'ose plus faire de grosses commandes. — C'est la faillite pour
beaucoup de petits fabricants, qui ne gagnent plus de quoi
payer le loyer de leur place : les métiers vendus à tempérament
sont repris aux malheureux qui ne peuvent verser les lourdes
mensualités. C'est la gêne pour les gros industriels, car le crédit
se resserre. Chaque crise amène avec elle un triste cortège de
ruines, de misères, de suicides.
Peu à peu cependant, la situation se liquide : la reprise s'an-
nonce, partielle d'abord et localisée dans certains articles.
Heureux les fabricants qui possèdent justement des métiers
appropriés aux genres en faveur! — Le calme revient, et le
marché reprend pour quelques années une activité normale.
Que la marche des affaires vienne à s'accentuer, la roue
continuera de tourner : les mêmes phénomènes de « plein »,
1 Le* ventes se font en gros, à des maisons d'achat, pour l'intérieur, ou aux aclie-
leurs étrangers, par l'intermédiaire de négociants-commissionnaires.
OlVr^IEHS ET PATHONS Tl'LLlSTKS 01', CALAIS. 21
crise et reprise se reproduiront dans le mémo ordre, et sensi-
blement dans le même temps.
La constance de la période de ces phénomènes économiques
semble bien marquer qu'ils sont dus principalement à des cau-
ses intérieures à la fabrique, à Taccession trop aisée à la pro-
priété du métier, à la production anarchique qui en résulte. Car
les faits extérieurs qui influent sur la marche des atlaires ne
sont pas périodiques, ou bien ont des périodes très différentes.
C'est surtout sur l'amplitude des oscillations, et non sur leur
durée moyenne, qu'agiront la concurrence des autres places,
les crises commerciales ou financières des pays clients et la
mode enfin, qui est un facteur essentiel puisqu'elle règle la
consommation de la dentelle.
« La dentelle, accessoire de la toilette, est asservie à la mof/e,
tout comme les femmes pour qui la mode fut inventée' »; et
la mode est une terrible maîtresse, aux caprices soudains et
impérieux. C'est le succès des blondes de soie qui donna, vers
1850, l'essor définitif à la fabrique calaisienne. En 1900, on
proscrit des robes et des chapeaux, les Valenciennes et les
Malines. Aujourd'hui que le costume tailleur triomphe, que les
(^ dessous » se réduisent de plus en plus, il est heureux pour
Calais que son commerce d'exportation soit considérable, et
que les modes des lointains pays soient de quelques années en
retard sur celles de Paris.
vil- LES SVNDICATS.
L'âpre concurrence que se font les patrons calaisiens aurait
infailliblement amené l'avilissement des salaires de leurs ou-
vriers, si ceux-ci ne s'étaient pas organisés pour la résistance.
11 faut lire dans l'étude de M. de Seilhac^, l'histoire, féconde
en enseignements, des syndicats de Calais.
Les premières tentatives en 1851 — 1867— 1883 eurent des
1. Off. du Travail de Belgique; Verhaegen, « La dentelle à la main ».
2. Musée social, avril 1901, La Crève des TuUisles de. Calais, par M. Léon de
Seilhac.
22 QUESTIONS DU JOUR.
résultats éphémères. La loi de 188i vint enfin : V Alliance, syn-
dicat « jaune », prospéra, pendant que le syndicat « rouge »,
y Union, se formait péniblement, grâce aux ellbrts de Salembier.
L'hiver de 1887-1888 amena une crise très dure : lamentable
fut la misère des ouvriers. Et le syndicat socialiste fit de rapi-
des progrès, bien que, seule, TAlliance eût été associée par les
patrons à la distribution d'importants secours.
L'Association syndicale des fabricants profita de la crise
pour tenter une réforme longtemps souhaitée : l'adoption par
tous les patrons d'un même tarif de salaires au rack. Mais les
bases qu'elle proposa aboutissaient à une réduction des salaires
si manifeste, que l'Union eut derrière elle tout le peuple de
Saint -Pierre, quand elle protesta contre le « tarif-pilon ».
Aux mises à l'index de l'Union, soixante-dix fabricants fé-
dérés répondirent par le lock-oiit.
Mais l'accord se fit, après quelques mois de lutte, sur un tarif
de conciliation, élaboré par une commission mixte patronale et
ouvrière. L'Alliance, à cette époque « un cadavre », n'avait pas
été représentée dans le débat. Le «tarif de 1890 » fut accepté,
pour ime année, par l'Association patronale, et par l'Union.
Au bout d'un an, les fabricants reprirent leur liberté. L'Union
entreprit contre les ouvriers « renégats » une guerre ;\ ou-
trance. Cent cabarets et pas mal de boutiques, fermèrent leur
porte aux « moutons noirs ». L'Union demandait à ses mem-
bres de foi'tes cotisations, car elle se préparait à réclamer le
tarif de Nottingham — un peu plus élevé que celui de 1890 —
et la journée de 10 heures^ comme à Nottingham.
Profitant du manque d'entente entre les ouvriers et les pa-
trons, des commissionnaires allemands, nouveaux venus dans
la place, osèrent tenter X accaparement de l'industrie calai-
sienne. Ils fournissaient aux tullistes des métiers à crédit, qu'ils
devaient rembourser par leur travail, en se faisant façonniers
au compte de leurs commanditaires. Ceux-ci leur donnaient à
faire des dentelles copiées sur les échantillons que la fabrique
présente à la commission, pour être soumis aux grands ache-
teurs. 500 métiers sur 1.800 étaient déjà aux mains des accapa-
Ol'VRIKHS KT PATRONS TILLISTKS DE CALAIS. l-i
rciii's, quand un groupe de défense se forma dans le sein de
l'Association patronale et prononra la mise à rindex des indé-
licats commissionnaires, qui durent renoncer à fabriquer ou
faire fabriquer pour leur propre compte, en concurrence avec
leurs commettants (ISOG).
L'Union, clairvoyante, avait secondé les efforts du groupe de
défense : les pourparlers furent repris entre les deux syndicats,
qui s'accordèrent pour généraliser l'application du tarif de
1890. Soixante-quatorze maisons récalcitrantes furent mises à
l'index, les unes après les autres : en dix mois, soixante-quatre
avaient cédé. — L'Union avait pu distribuer 32. 000 francs en
indemnités de grève. Elle gagna en 1899 un lot de 100.000 francs
au tirage d'obligations du Crédit foncier et se crut alors assez
forte pour imposer à la fabrique la journée de 8 heures, et un
tarif majoré de 20 0/0 pour compensation. Mais la politique di-
visait le prolétariat calaisien. Les révolutionnaires guesdistes
avaient suivi M. Delecluze dans un syndicat dissident : 1' « Eman-
cipation ». M. Salembier continuait à diriger l'Union, plutôt
réformiste.
L'Union fut seule à mener la grève. Les jaunes et les guesdis-
des firent le jeu des patrons, et assurèrent l'entretien, le « dé-
rouillage » des métiers. Ce fut un échec lamentable, dont
l'Union se relève à peine, bien que les autres syndicats aient
depuis disparu.
Les misères de la grève s'oublièrent bien vite, car une ère
d'inouïe prospérité s'ouvrait pour Calais : l'Amérique demandait
d'énormes quantités de ces Valenciennes de coton, dont la place
avait peu à peu repris la fabrication pour tirer bénéfice de la
législation douanière de 1892. Les exportations se développè-
rent rapidement. Les articles sole, qui alimentaient surtout le
marché intérieur, furent abandonnés à Caudry.
Mais après un « plein » de plusieurs années, dans lesquelles
le chiffre des affaires atteignit de 100 à 120 millions, le krach
américain amena, en 1907, une crise qui dure encore. Pour
relever la fabrique, on songea à monter de nouveau les den-
telles de soie. La perfection de ses produits aurait sans peine
24 OUESTIONS DU JOrR.
fait retrouver à Sainf-Pierre son ancienne clientèle, si Caudry
n'avait eu l'avantage de payer le rack 20 ou 30 % moins cher.
— Un accord fut tenté l'an dernier, en vue d'unifier les tarifs
des deux places; mais les patrons caudrésiens s'opposèrent à
toute élévation des salaires de leurs ouvriers. [.'Association syn-
dicale des fabricants de Calais prescrivit alors à ses membres
d'appliquer un nouveau tarif, mieux approprié aux articles
soie, disait-elle, et que son comité avait élaboré sans consulter
le syndicat ouvrier. — Devant les menaces de grève de l'Union,
les patrons reculèrent : nous avons dit comment, dans les pre-
mières lignes de cette étude.
Le statu qiio est donc maintenu : le contrat de 1890 continue
de régir en princijie la quotité des salaires. En fait, des infrac-
tions se commettront fréquemment, dans l'ombre, tant que les
circonstances n'auront pas permis à l'Union de reprendre la
lutte pour l'application loyale du tarif : on voit, à chaque crise,
façonniers et petits fabricants faire travailler au rabais; les
chômeurs sont trop nombreux déjà, et l'Union ne peut réagir,
contre cette stupide concurrence, qui s'exerce au détriment des
maisons sérieuses et des ouvriers fidèles au pacte syndical.
Le conflit reste ouvert : nous n'aurons pas la prétention de
terminer par des pronostics sur son issue une étude aussi ra-
pide, aussi incomplète. Tout au plus sommes-nous à même,
désormais, de suivre les débats et d'interpréter les événements.
Quoi qu'il arrive cependant, nous pouvons croire que l'indus-
trie calaisienne continuera ses progrès. Les crises, certes, re-
viendront : elles sont le résultat de l'anarchie commerciale de
la place. L'accession trop aisée à la propriété du métier, puis
au patronat, rend impossible toute réglementation de la pro-
duction et de la vente. Il y a là comme un vice de constitution
qui condamne la fabrique à connaître tour à tour la fièvre et
la dépression, mais les cellules de ce grand corps mal orga-
nisé sont tellement actives, leurs produits sont si parfaits, qu'a-
près ces crises de croissance, il se relève plus fort et plus vi-
vace.
Paul Vanuxem.
L'ORGANISATION DE LA VIE PRIVEE
L'ORIENTATION l'ARTICLLARISTE
SA NÉCESSITÉ ET SA. RÉALISATION PRATIQUE
« Ceux qui ne savent que faire comme tout le monde, sont
Ijons à grossir la troupe en marche; il faut des initiateurs,
des chefs; il faut des hommes résolus qui commencent peti-
tement, modestement, mais avec une vue nette et une in-
domptable contiance : ils vont loin, et ils entraînent et gui-
dent les autres. »
(L. Ollé-Laprune, Le Prix de la Vie. p. 427.
Un peu partout, mais plus particulièrement dans les pays
communautaires et surtout en France, les gens qui pensent et
réfléchissent se rendent compte qu'il y a quelque chose de
faussé dans l'organisation et le fonctionnement de la vie so-
ciale. Dans tous les groupements que constituent les hommes
vivant en société, familles, ateliers, associations profession-
nelles, cités, états, se manifeste un sentiment indéfinissable
de gène et de malaise qui est l'indice très certain d'une situa-
tion troublée et anormale. On a vite fait de dire ({ue cela n'a
rien d'étonnant — puisque, de l'aveu de tous, nous sommes à une
période de « crise », à un « tournant de l'histoire » — et que
les choses finiront par s'arranger un ^owy, fataviam invenient.
Il serait sans doute préférable et, en tous cas, plus scientifique,
de rechercher les causes profondes de cette situation critique
et d'examiner si la volonté humaine ne peut rien pour nous
26 l'orientation PARTICULARISTE ItE LA VIE.
aider à sortir des conjonctures difficiles au milieu desquelles
nous nous débattons.
A vrai dire, Fécole de la Science sociale a multiplié les études
dans cet ordre d'idées et ce n'est pas aux lecteurs de cette revue
que nous avons à l'apprendre. Parles enquêtes qu'elle a pour-
suivies, les monographies qu'elle a dressées et les comparaisons
qu'elle a instituées entre les diverses sociétés qu'elle soumettait
à son examen, elle est parvenue à montrer assez exactement
pourquoi la prospérité était mieux assurée ici que là, pourquoi
tel groupement fonctionnait mieux dans ce pays que dans cet
autre où il végétait au contraire et se mourait de langueur.
Ces études comparées sont éminemment suggestives et déga-
gent de précieux enseignements. Sans vouloir entrer dans de
longs détails, il suffira, pour le but que nous nous proposons,
de rappeler que, d'une façon générale, la science constate que
les divers groupements de la vie sociale sont plus vivants,
doués d'une énergie, d'une efficacité, d'une fécondité plus in-
tenses, et, d'un mot, se montrent infiniment plus prospères
dans les pays particularistes, c'est-à-dire anglo-saxons, que dans
les pays communautaires.
Le particularisme apparaît ainsi, non en vertu d'une théorie
préconçue, mais par le seul effet d'une observation bien con-
duite, comme un état singulièrement favorable à la prospérité
sociale. De fait, aujourd'hui, lorsqu'ils veulent nous proposer
des exemples à suivre, des modèles à imiter, en quelque ordre
de sujets que ce soit, les écrivains les moins au courant des
travaux de la Science sociale ne manquent pas d'emprunter
leurs exemples et leurs modèles à l'Angleterre et aux États-
Unis. 11 y a même à cet égard une sorte d'engouement dont
nous dénoncerons les abus plus loin. Le fait n'en est pas moins
significatif. Tout le monde sent confusément que les peuples à
traditions invétérées, à procédés routiniers, immobilisés par
l'amour exagéré de la vie en commun, le besoin d'appuis exté-
rieurs, le prestige des fonctions publiques, la terreur des nou-
veautés, ont partout aujourd'hui l'infériorité sur ceux dont
l'énergie est toujours tendue, l'initiative en éveil, la responsa-
SA NECESSITK KT SA REALISATION l'RATIQL'i:. IL i
bilité prête, qui ne redoutent ni le labeur des professions in-
dépendantes, ni le risque des entreprises hardies, ni l'isolement
du pionnier, ni l'adaptation aux nouveautés salutaires... car
c'est bien cela le particularisme : aptitude à se tirer d'afiaires
par soi-même, à se décider, à se conduire et à réussir sans le
conseil et l'appui constamment sollicités des autres ^
Dans ces conditions, l'orientation vers le particularisme se
montre comme une nécessité des temps présents. Qu'on le
veuille ou qu'on s'y refuse, c'est une question de vie ou de mort.
« Les temps sont solennels, dit M"' Ireland... Le monde est
dans les douleurs de l'enfantement : nous assistons à la nais-
sance d'un àg-e nouveau. Les traditions du passé s'évanouissent ;
de nouvelles formes sociales, de nouvelles institutions politiques
se lèvent. Il y a une évolution dans les idées et les sentiments
des hommes. Tout ce qui peut être changé sera changé et rien
de ce qui était hier ne sera demain-... » Dès lors, aujourd'hui
plus que jamais « le monde a Ijcsoin d'hommes mieux trempés
que les autres, d'hommes qui voient plus loin, qui s'élèvent
plus haut, qui agissent plus hardiment que les autres. Pas n'est
besoin qu'ils soient nombreux; ils n'ont jamais été nombreux.
Mais même en petit nombre, ils entraînent la foule et souvent
l'humanité 3 ».
« Partout ce sont d'intenses courants, écrit de son côté M. Liard,
courants d'idées, courants de science, courants de richesses;
mise en valeur du sol, des forces de la nature et des forces de
l'homme. Les âges classiques, qui furent grands, mais d'une
autre grandeur, n'ont connu rien de pareil. On peut regretter
que les temps soient changés, regretter aussi les vies doucement
coulées au charme des belles choses. Ces vies-là, bien peu les
1. « L'effort personnel consiste à ne pas mettre à contribution l'effort d'autrui
|)0ur ce qu'on peut faire soi-même... L'initiative consiste à faire par son propre
conseil et de son propre mouvement aussi bien et mieux que ce à quoi on pourrait
être déterminé par le conseil et l'impulsion d'autrui » (H. de Tourville, cité par
Cl. Bouvier, H. de Tourville, Paris. Bloud, p. G7, note).
2. L'Eglise et le Siècle, trad. fr., p. 26, 70. — Cf. E. Demolins, .1 quoi tient la
supériorité des Anglo-Sa.rons, p. 93-98, 409-410.
3. Ms' Ireland, op. cit., p. 25.
■•IH l'orientation farticilaiuste de i.a vie.
connaîtront maintenant. Il faut agir sous peine de dépérir; il
l'aut affronter les courants, sous peine d'être laissé au rivage,
comme une épave 1, » Si donc nous ne voulons pas devenir de
tristes épaves abandonnées sur la rive, il faut courageusement,
virilement, nous diriger dans le sens du particularisme, et, par
conséquent, tourner nos reg-ards vers ceux qui nous ont dépassés
dans la voie du progrès, pour cherchera leur dérober, sur les
points du moins où nous ne les valons pas, le secret de leur
supériorité. Les anciens Romains ne procédaient pas autrement :
'( Ce qui a le plus contribué, dit Montesquieu, à rendre les
Romains les maîtres du monde, c'est qu'ayant combattu succes-
sivement contre tous les peuples, ils ont toujours renoncé à leurs
usages sitôt qu'ils en ont trouvé de meilleurs-, » Les Romains
n'en ont pas pour cela perdu leur caractère national ni les
qualités propres à leur race : il en sera de même pour nous,
si nous savons nous y prendre avec adresse et prudence.
Mais une première question se pose :
1. Le nouveau plan d études de l'enseignement secondaire. Paris, Cornély,
p. 19. — Cf. P.Schwalm, Les Français d'hier et ceux de demain [Science sociale,
t. XVII, p. 459 et s.) V. surtout les chap. intilulés : L'ancienne douceur de vivre.
Un âge nouveati, qui commence, p. 464 et 465.)
2. Grandeur et Décadence des Jtomains, chap. i.
CETTE ORIENTATION VERS LE PARTICULARISME EST-ELLE
POSSIBLE?
Une formation sociale est le résultat de facteurs nombreux
dont les principaux sont le lieu^ c'est-à-dire le sol, ses produc-
tions, son climat, et le travail que la nature de ce lieu impose.
De la formation particulariste anglo-saxonne nous connaissons
la longue et laborieuse histoire, grâce aux travaux de Henri de
Tourville^. Comment des communautaires pourraient- ils se
donner, quand ils le voudraient, cette formation originale qui
a pris naissance sur les Ijords de la Norvège pour se com-
pléter dans la Plaine saxonne et dans la Grande-Bretagne,
et qui se trouve être ainsi le résultat d'une lente évolution
poursuivie pendant des siècles? Eux-mêmes ont reçu, depuis
les origines de leur race, une formation toute différente qui les
a fixés en de certaines pratiques, de certaines coutumes, de
certaines habitudes de travail et de groupement; pour se trans-
former, il leur faudrait donc reprendre à leur tour le chemin
suivi jadis par les premiers cmigrants goths et saxons et recom-
mencer les expériences de travail et d'installation de ceux-ci :
ce serait le seul moyen scientifique, semble-t-il au premier
abord; mais son extravagance même le fait aussitôt rejeter...
Alors ne faut-il pas conclure qu'on nait communautaire
comme on nait particulariste, qu'on reste toute sa vie ce qu'on
1. Ilisloirede la formalion particulariste, Paris, Firmin-Didot.
.30 l'orientation tarticulariste de la vie.
est né et qu'il y a là une sorte de déterminisme social auquel
il est impossible de se soustraire?
Cette con'clusion n'est pas aussi nécessaire qu'elle le parait
tout d'abord, et c'est l'observation des faits qui va nous le
montrer. Si l'on va au fond des choses, on reconnaît bien vite
que ce qui imprime aux individus les caractères spécifiques
de la formation à laquelle ils appartiennent, c'est I'éducation
qu'ils reçoivent dans leurinilieu d'origine. C'est l'éducation qui
donne aux Anglais, aux Américains ces qualités d'initiative,
d'indépendance, d'endurance, de maîtrise de soi-même, de
self heljj^ de self control qui sont si caractéristiques de la forma-
tion particulariste. Sans doute ce genre d'éducation est singu-
lièrement facilité par la nature des choses dans un pays où ces
qualités sont pour ainsi dire les produits spontanés du lieu et du
travail ; mais s'il est plus difficile ailleurs, ce genre d'éducation
ne se heurte pas pour cela à une impossibilité invincible. Par
une application intelligente, une volonté réfléchie, un effort per-
sévérant, on y peut réussir encore : les difficultés seront mani-
festement plus grandes, le succès n'en sera que plus méritoire '.
Vainement objecterait-on l'inaptitude des communautaires à
se transformer par ce procédé rapide de l'éducation : l'exemple
des États-Unis pourrait donner un démenti à cette allégation.
Le plus grand nombre des immigrés en territoire américain sont
d'origine communautaire; cependant n'aperçoit-on pas qu'au
bout d'une ou deux générations, beaucoup sont complètement
assimilés, américanisés, particularisés si l'on peut dire, et cela
surtout grâce aux procédés d'éducation dont ils sont l'objet
dès leur arrivée aux États-Unis 2.
1. « Un préjugé fort répandu contribue à décourager l'esprit de réforme; je veux
parler de celui qui subordonne la destinée des peuples à l'organisation physique des
races. Le préjugé est démenti par l'observation... Comprenons que la grandeur de
l'humanité consiste précisément en ce que les forces matérielles peuvent être subor-
données à des forces morales, dominées elles-mêmes par notre volonté; que chaque
peuple peut, en conséquence, trouver en lui-même le?, ressources nécessaires pour
s'élever à la hauteur de ses rivaux. » — Le Play, La Reforme sociale en France,
ch. V (7" édition, t. I, p. 32 et 35).
2. Anatole Leroy-Beaulieu, L'Immigration et l'unité nationale aux États-Unis
(Réforme sociale, 1903, 1, 289).
CKTTE OHIKMATION KST-ELLI': l'OSSIBLi: ? 31
Mais, dans ce cas, dira-t-on, la transformation s'opère dans
un milieu et gT;\ce à une ambiance particulai'istes. La question
est de savoir si, tout en restant sur son terrain d'origine, un
peuple a le pouvoir de se transformer par le seul effet de son
application et de sa volonté. Pour répondre à cette question, les
raisonnements et les théories ne serviraient à rien. Rien ne vaut
un fait ou un exemple concret toujours facile à contrôler. Dans
le cas particulier le fait et l'exemple nous sont fournis par
V Allemagne contemporaine .
Tout le monde sait que l'Allemagne est, dans sa plus grande
partie, de formation communautaire ' : il en est ainsi de la
grande plaine du Nord-Est, de la région des vallées dans l'Alle-
magne centrale et méridionale, de la plaine rhénane ; la for-
mation particulariste ne se rencontre que dans la plaine
saxonne, c'est-à-dire dans le Hanovre, le Mecklembourg, une
partie de la Westplialie et dans quelques régions élevées de
la Franconie, de la Thuringe, de la Souabe -, Les traits de
cette formation communautaire sont nombreux : l'Allemagne
est par excellence le pays des groupements patriarcaux, le pays
de la discipline autoritaire -^ des ateliers paternalistes K L'unité
allemande en a fait un pays centralisé où les fonctions publi-
ques sont très recherchées ' ; c'est la terre d'élection du socia-
lisme d'État^ et du socialisme sous sa forme la plus commu-
nautaire, le collectiviste marxiste ■.
1. M. Demolins a, il est vrai, classé rAlleinagne ainsi que la Suisse parmi les Socié-
lésa formation particulariste ébranlée {Glàs&idcdVioa sociale, Science sociale, nouv.
série, fasc. 10-11, p. 111 et s.); mais celte dénominalion peut être critiquée et elle l'a
été au congrès de 1907 (Bullet. de Se. soc, 1907, p. 263).
2. L. Poinsard, L'Allemagne contemporaine (Science sociale, t. XXV et XXVI, arti-
cles reproduits par l'auteur dans son ouvrage : La Production, le travail et le pro-
blème social dans tons les pays au début du w siècle, t. Il, p. 43 et s.).
3. V. notamment dans J. Huret, Rhin et Wcstphalie, le chap. sur La discipline,
p. 187 et s.)-
4. V. P. de Rousiers, Le Paternalisme allemand, comment II empêche la cons-
titution d'une élite ouvrière (Science sociale, t. XXXI, p. 389) ; du même auteur. Ham-
bourg et l'Allemagne contemporaine (Paris, A. Colin), p. 297-302.
5. Demartial, Zes fonctionnaires prussiens (Revue politir/. et parlement., septem-
bre et octobre 1908 et les références données dans cet article).
6. L. Poinsard, La Production, le travail, etc., t. II, p. 154-159.
7. J. BourUeau, Le socialisme allemand, p. 1 etpassim.
32 l'orientation particllariste de la vie.
Cependant que voyons-nous depuis un certain nombre d'an-
nées? Nous voyons que ce peuple, pourtant bien enfoncé dans
Fornière des pratiques communautaires, cherche à se dégager,
à s'affranchir de sa formation sociale originaire et qu'il y réus-
sit. Il y réussit grâce à l'action très visible d'une élite particu-
lariste, mais aussi grâce à un effort général très sérieux et très
soutenu d'application et de volonté, tendu vers un but déter-
miné.
« L'Allemand, dit M. Georges Blondel, est au fond pesant et
routinier; il n'a pas à un haut degré l'esprit d'initiative... sa
volonté est gauche dans l'acte isolé... il a fortement besoin
d'être dirigé'. » C'est ce qui taisait dire déjà à M'"' de Staël:
« L'Allemand voudrait que tout lui fût tracé d'avance en fait
de conduite..-, moins on lui donne à cet égard l'occasion de
se décider par lui-même, plus il est satisfait ~. »
Et pourtant cet Allemand si lourd, si dilficile à remuer, est
en train de se transformer, de sq particulariser au point que
le spectacle de son activité donne aux observateurs les moins
prévenus, comme M. J. Huret, des réminiscences d'Amérique :
« Après dix mois de voyages à travers l'Empire allemand,
je suis frappé de la quantité de souvenirs et d'impressions
d'Amérique qu'évoquent en moi non seulement les villes in-
dustrielles de la province rhénane et de la Westphalie, non
seulement l'aspect des rues, mais l'aspect des foules, mais la
vie des habitants, leurs mœurs et leurs goûts » ; et un peu
plus loin : en Allemagne, « ce qui s'offre à présent à nos
regards, c'est l'épanouissement complexe d'une vieille race pau-
1. Eludes sur les populalions rurales de l Allemaç/ne. Paris, Larose, p. 219;
L'Essor industr. et commerc. du peuple allemand, ibitl., p. 288.
2. JJe l'Allemagne, ch. ii (édit. Garnier, p. 27). M^^ de Staël di.sail f ncore : « On a
beaucoup de peine à s'accoutumer, en sortant de France, à la lenteur et à l'inertie
du peuple allemand; il ne se presse jamais, il trouve des obstacles à tout ; vous en-
tendez dire en Allemagne: c'est impossible, cent fois contre une en France. Quand il
s'agit d'agir, les Allemands ne savent pas lutter avec les difficultés. » (lOid., p. 20),
Et plus loin : « En Allemagne, les résolutions sont lentes, le découragement est fa-
cile, parce qu'une existence assez triste ne donne pas beaucoup de confiance dans
la fortune. L'habitude d'une manière d'être paisible et réglée prépare si mal aux
chances multiples du hasard, qu'on se soumet plus volontiers à la mort qui vient
avec méthode qu'à la vie aventureuse » [Ibid., p. 24).
CETTE ORIENTATION EST-ELLE POSSIBLE? :{.'}
vre à qui la fortune a souri, qui, surprise et ravie, s'est mise au
travail, s'est lancée hardiment, très hardiment, dans rentre-
prise et la spéculation modernes et s'accorde, sans tarder, tout
le confort permis... * ».
De cette activité, de cette hardiesse les preuves abondent :
c'est, d'une façon générale, l'essor prodigieux de l'industrie et
du commerce"; c'est, pour prendre quelques faits plus précis :
le développement extraordinaire du port de Hambourg qui est
devenu le premier port de l'Europe continentale et le troisième
du monde-^; c'est l'extension des grandes compagnies de navi-
gation'■ ; c'est la puissante organisation des banques •'•; c'est
l'esprit d'association des industriels'^ : c'est une concurrence
intense qui dénote, chez ceux qui s'y livrent, une étonnante
passion de la lutte et du succès ; par exemple : Krupp s'at-
tarde aux ^^eux procédés pour la fabrication des canons; aus-
sitôt surgit Ehrhardt, de Dûsseldorf, qui, avec ténacité, cherche
à faire mieux que son rival et parfois l'emporte sur lui, malgré
la vieille réputation de celui-ci et la faveur gouvernementale
qui lui reste acquise ^ — iMais ce qui est assurément le plus ca-
ractéristique, c'est l'avènement en Allemagne d'hommes éner-
giques paraissant offrir toutes les qualités de vrais particula-
1. J. Huret, Rhin et Wesphalie. p. 1 et 2.
'1. V. notamment l'ouvrage déjà cité de M. G. Blondel. L'Kssor iadustr. et com-
mère, du peuple allemand et les articles de M. H. Hauser sur \e Développement
économique de l'Allemagne, publiés dans la Bévue des Cours. 1898-1899, l. I.
Cf. les détails donnés par J. Huret sur l'industrie chimique : Eliiii et Wesplialie,
p. 106-131.
3. P. de Rousiers, Hambourg et l'Allemagne contempor. V. notamment le
chap. V, ;" 4 : Comment Hambourg est devenu un grand port, p. 203 et s. — Cf.
J. Huret, De Hambourg aux marches de Pologne, p. 101 à 238.
4. P. de KousierS; Hambourg, ch. v, ;', 5 : L'Armement et les grandes compagnies
de navigation, ^.1\ie:i s. — J. Huret, De Hambourg aux marches de Pologne.
p. 143 et s., La Compagnie H ambxirg-Amerika .
5. G. Blondel, VEssor... p. 467-485; J. Huret, De Hambourg aux marches de
Pologne, p. 205 et s. L'Appui des banques.
6. P. de Rousiers, Ze.s- Cartells allemands, dans les Syndicats industriels de
producteurs en France et à l'étranger (Paris, A. Colin), p. 107-183. — Cf. J. Huret,
Jihin et Westphalie, p. ?.50 et s. : Le Syndicat de l'acier: de Hambourg aux
marches de Pologne, p. 349-380 : Les Kartels.
7. J. Huret, Rhin et Westphalie, p. 262 et s. Un concurrent de Krupp :
M. Ehrhardt.
3
34 l'orientation particulariste de la vie.
ristes anglo-saxons. Tel est, par exemple, M. Thyssen, le
richissime propriétaire minier et maître de forges du bassin de
la Rhur ; en lisant son histoire que raconte M. J. Huret, on croit
lire celle d'un self made man an£;lais ou américain :
Thyssen <( ce nom, déjà connu en France, dans les milieux
de grande industrie, jouit en Allemagne d'une autorité et
d'une puissance considérables. M. Thyssen est l'un des hommes
dont nos voisins ont le plus de raison d'être fiers à l'heure
présente, un de ceux dont C effort victorieux a, depuis trente ans,
réalisé les plus belles œuvres industrielles et commerciales de
l'Empire allemand... Thyssen a ce mérite iVêtre seul et d'avoir
toujours été seul (cela est bien particulariste). Il a édifié sa
colossale fortune et sa puissance sans le secours d'awun associé
ni d'aucun ancêtre. Il est parfaitement représentatif du type
de rxillemand d'aujourd'hui, car sa destinée fut la même que
celle de son pays. Pauvre en somme en 1871, son père lui
donna une dizaine de mille marks en lui disant : « Débrouille-
toi ». Aujourd'hui. M. Thyssen dirige quatre usines dont l'une,
celle de Bruckhausen, Deutscher Kaiser, est formidable.
M. Thyssen est catholique... et bien qu'il ne s'occupe pas de
politique militante, le parti du Centre au Reichstag compte avec
lui, car il est une force. Dans ses quatre usines et ses mines de
charbon de Bruckhausen, de Mullieim-sur-la-Ruhr, de Dinslaken
et de Meiderich, il gouverne... plus de 25.000 ouvriers. On sait
très bien, en haut lieu, qu'en 1890 il y avait 10.000 habitants
à Bruckhausen et qu'aujourd'hui on en compte 60.000. »
M. Huret visite les usines qui possèdent 80 kilomètres de
chemin de fer avec 2.500 wagons et 39 locomotives. M. Thyssen
demande à son hôte ses impressions sur ces usines : « Je lui dis
la vérité, que j'ai été frappé de leur organisation rappelant tout
à fait celle des Etats-Unis «.Puis, après quelques réflexions sur
la supériorité américaine : « Oui, ce doit être vrai, fit M. Thyssen.
Ah ! les Américains, ils sont encore les premiers! Tous nos prin-
cipaux ingénieurs sont allés en Amérique. « — « Et vous? » —
« Pas encore. Peut-être m'y déciderai-je cette année ou l'au-
tre. » Voilà donc un homme de soixante-quatre ans, conclut
CETTK OHIHM'ATION l'.Sï-ELI.E l'OSSIHLE l* 35
M. Il met, qui se préparc à traverser l'Océan pour ses affaires ^ »
(îctle orientation très nette de l'Allemagne contemporaine
vers le partie tilarisme mérite qu'on s'y arrête quel(|ues instants
pour eu rechercher les causes.
1. J. llurcl, llhin et Wcslithalk', p. 221-:>50, C'Ae; M. 77«y.ç.seîi. Peut-être y au-
rait-il lieu de signaler le revirement qui se dessine depuis quelques années en Alle-
magne contre le socialisme marxiste, à la suite des critiques de lîernstein, comme un
nouveau synqitùme de cette orientation particulariste. M. Poinsard a très bien montré
pouniuoi et comment tous les jnogrès acconq)lis dans le sens du particularisme vont
directement à rencontre des tendances collectivistes. Oi). cil., t. H, p. 716 et s. — Sur
Bernstein, V. P. Leroy-Beaulieu. Le Collectivisme, 5"édit.,p. 461 et s. — J.Bourdeau,
Ll'ootutioa du socialisme, càap. lu, p. 83 et s. : La Crise du soci(flis)ne. La fin
d'une doctri)ie.
II
GOMMENT SE FAIT CETTE ORIENTATION EN ALLEMAGNE
Il parait bien certain que c'est une élite, et une élite seulement,
qui entraîne l'Allemagne dans la voie du particularisme. Mais
d'où vient cette élite et comment s'y prend-elle pour atteindre
son but ?
Il est probable que la plupart de ceux qui la composent sont
d'origine particulariste, c'est-à-dire sont issus de ces groupes
particularistes dont nous rappelions plus haut la présence sur
le territoire allemand '. On ne peut douter par exemple que les
villes libres du Nord qui sont en plein pays particulariste, ne pro-
duisent un grand nombre des membres de cette élite progres-
siste. Dans son livre sur Hambourg , M. de Rousiers consacre tout
un chapitre ~ à V esprit d'entreprise des Hambourg eois, et voici sa
conclusion : « Dans cette masse allemande un peu pesante,
un peu inerte, il s'est rencontré en quantité suffisante un levain
très agissant. Les anciens centres industriels de la Westphalie,
les populations du Hanovre ont fourni beaucoup de cet élément
actif. Hambourg tout particulièrement a été, par son ancienne
formation hanséatique, un élément excitateur et vivifiant. »
Cependant on ne saurait affirmer que tous ceux qui s'orien-
tent aujourd'hui dans les voies nouvelles descendent de par-
ticularistes authentiques. Il y a là un mouvement très général
1. Ainsi M. Thyssen est originaire du Nord-Ouest de lAllemagne.
2. Pages 228 à 237.
COMMliNI' SK lACl' CiriTi; OlUENTATION ICN ALLEMAGNE. 37
OÙ semblent bien engagés des communautaires avérés. Comment
s'y prennent-ils et quel est le principe de leur action?
Sans doute ils peuvent bien avoir ét('' servis par les circons-
tances : la richesse naturelle de certaines régions, l'accroisse-
ment de la population, les victoires de 1870 avec l'indemnité
de guerre qui en a été la conséquence, l'unité allemande pro-
clamée en 1871, etc. '. Mais ces événements favorables n'expli-
([uent rien, car il a fallu justement savoir en profiter et en
tirer parti, et c'est là ce qu'il faut expliquer.
L'explication se trouve 1res simplement dans ce fait que les
Allemands se sont applùjui's et ont voulu. Avec beaucoup de
bon sens, ils ont cherché d'abord à se rendre un compte exact
du but qu'il leur fallait atteindre; ils ont mesuré leurs dis-
tances et lentement, patiemment, méthodiquement, ils se sont
mis en marche et ils sont arrivés.
« L'Allemand, a dit très justement M. Blondel, n'a pas de ces
coups de tète héroïques et de ces élans d'enthousiasme dont les
races latines sont parfois trop fières. Il a conservé dans son
caractère quelque chose de cette vis durans dont parlait déjà
Tacite et qui est, en toute matière, une condition de succès. Sa
volonté est une voloîité à longue portée qu'il cherche à maintenir,
par un entraînement judicieux, dans une intensité modérée, mais
toujours égale, de façon à n'avoir jamais besoin de lui demander
des prodiges dont il la juge à bon droit incapable. Cette volonté
c'est la volonté de l'avenir, c'est la volonté qui, dans l'humanité
^ mûrie, comme chez l'homme fait, doit succéder à l'énergie
souvent mal réglée de la jeunesse. L'Allemagne doit une bonne
partie de ses victoires économif[ues à la somme d'efforts faits
par ses enfants, à ce labeur opjinidtre que n'ont point reijuté les
défaillances d'un naturel un peu ingrat-. »
Une fois que l'Allemand eut conçu son idéal de développe-
ment économique, industriel, commercial et d'expansion mon-
diale, il mit tout en œuvre pour le réaliser, sans négligence
1. V. l'exposé (le ces circonsUmces favorables dans les articles de M. II. Hauser
déjà cités.
'}.. Essor induslr. et cnDintcrc. du peuple allemand, p. 27.j-'276.
38 l'orientation particulahiste de la vie.
ni omission, sans précipitation, mais avec un remarquable es-
prit d'organisation et de méthode.
Et tout d'abord, avec une confiance illimitée et très justifiée
dans le pouvoir de la science, il se dit que rien de sérieux et
de puissant ne pouvait être tenté à notre époque sans son appui
et son autorité. Il se mit donc à étudier la science ou plutôt
les sciences avec une rare ténacité, atin d'en tirer successive-
ment toutes les applications pratiques. Et le succès couronna
ses efforts; un exemple pris au hasard le fera voir :
« Ce qui a fait le succès de l'industrie cliimique (en Allema-
gne), dit le professeur Fischer, de Berlin, c'est le génie d'organi-
sation des Prussiens, leur ordre et surtout leur persévérance.
Ensuite viendrait leur science qui est grande, parce qu'elle est
spécialisée. Dans les usines allemandes, parmi des milliers de
chimistes, il s'en trouve qui mériteraient de prendre un siège
de professeur à l'Université. Inversement vous voyez très sou-
vent des privat-docent, des agrégés, allant dans les usines tra-
vailler, gagner leur vie et en même temps étudier... »
« Simple question de recJierches et de patience, dit à son
tour un grand industriel. Pour ne prendre que l'exemple des
colorants, depuis le jour où Perkins aperçut la couleur violette
au fond de la cornue où il distillait le goudron, et Natanson le
rouge d'aniline, il y a cinquante ans de cela, tous les peuples
auraient jni tirer parti de leur découverte. Ce fut même un
Français, Vergoin, de Lyon, qui, le premier, trouva le moyen
d'extraire les couleurs industriellement, trois ans après la dé-,
couverte de Perkins. Il ne fallait donc ensuite que de Vappli-
cation et de la persévérance... Nous entrâmes d'abord timide-
ment dans la voie... Mais en Allemagne on travaille ferme.
Plusieurs chimistes cherchèrent de nouvelles couleurs, quelques-
uns en trouvèrent. Et quand peu à peu le goudron révéla aux
manipulateurs ses richesses, les usines se fondèrent, s'a-
grandirent ^ »
Ces quelques citations montrent sur le vif, dans une indus-
1. J. Huret, nhin el Weatphalie : l'Industrie chimique, p. 119 et 125.
COMMENT SK FAIT T.KTTE ORIENTATION EN AM.EMAGNE. iJO
ti'ic détei'iiiinéo, la luaiiirre de procéder des Allemands, manière
lente, prudente, mais sûre d'elle-même, parce qu'elle s'appuie
sur la science. L'Allemand, répétous-le, n'a pas l'élan impulsif
du Latin, ni l'initiative hardie de FAniito-Saxon. Mais il pos-
sède, parce (pi'il a su se les donner, la méthode, le talent d'or-
ganisation, la patience, la persévérance, le sérieux, la docilité
aux enseignements de ceux dont la compétence est éprouvée —
toutes qualités moyennes, à la portée de tous, mais dont l'Alle-
mand a su tirer un parti incomparable.
Avec un imperturbable bon sens, il se dit aussi qu'il n'y
aurait rien de fait, du moins rien de durable, si l'éducation de
la jeunesse n'était, elle aussi, adaptée aux besoins de l'époque
présente.
il n'y a pas très longtemps encore, l'éducation allemande
était, en Allemagne même, l'objet des plus sévères critiques ^ :
on sentait confusément qu'elle ne formait pas les hommes,
les caractères dont on pressentait que la société devait avoir
besoin dans un avenir rapproché. Il y aurait exagération à dire
que tout est changé aujourd'hui : du moins est-il très certain que
des efforts énergiques ont été faits, et — ce qui est intéressant
à noter — faits par les familles elles-mêmes, par les parents :
M Les jeunes Allemands, je l'ai maintes fois constaté, dit
M. Blondel, sont élevés aujourd'hui, beaucoup plus que nos
jeunes Français, pour le travail, la vie active, l'effort de tous
les instants. Pendant les séjours que j'ai faits en Allemagne, en
pénétrant dans l'intimité d'un certain nombre de familles de
la bourgeoisie et en causant de l'éducation des enfants, j'ai dû
reconnaître que les parents étaient plus préoccupés d'armer
ces enfants pour la lutte de la vie que de les mettre à l'abri de
cette lutte. On cherche moins qu'en France à économiser pour
eux, à leur rendre l'existence facile, à leur préparer un nid con-
fortable. On n'en fait pas des paresseux bien pourvus; on tâche
d'en faire des individus capables de pourvoir eux-mêmes à leur
existence.
1. E. Demolins, .1 quoi lient la sripcriorilc des Anglo-Suj-ons, livre I, chap. ii :
Le régime scolaire allemand forme-t-il des hommes?
40 l'orientation PARTICULARISTE HE LA VIE.
« C'est ainsi, continue M. Blondel, que dos milliers de jeu-
nes x\llemands intelligents, et souvent riches, quittent chaque
année leur pays pour s'employer quelque temps dans les atfai-
res, magasins, fabriques, usines, situés sur tous les points du
monde. Ils partent fréquemment comme volontaires, sans au-
cun salaire, jîour une période plus ou moins longue. Ces jeu-
nes gens, dit un rapport consulaire allemand, sont générale-
ment notés pour leur travail et leur sobriété. Quelques années
plus tard, ils rentrent chez eux avec la connaissance d'une lan-
gue étrangère, de nouvelles méthodes d'affaires et très souvent
d'importants secrets techniques'. »
En même temps se sont créées, sur le modèle anglais, des
écoles nouvelles, dues à l'initiative privée. Tout le monde a
entendu parler des Landerziehungslieime d'Usenburg, de Hau-
binda, de Bieberstein qui ont été fondées il y a quelques années
par le D' Lietz, en pleine campagne ou au milieu des bois et
où l'on s'applique à développer énergiquement tout à la fois
les muscles, les intelligences et les volontés ~,
Enfin, partout en Allemagne, les particuliers, les villes, les
États se sont ingéniés à créer des institutions scolaires suscep-
tibles d'offrir aux capacités les plus diverses les formes d'ins-
truction les mieux appropriées. On n'a pas cherché à couler, de
gré ou de force, tous les esprits dans un moule uniforme,
système funeste entre tous. Mais, au contraire, on a multiplié
les écoles spéciales pratiques, techniques, industrielles, com-
merciales, en sorte que toutes les aptitudes, même les plus
modestes, pussent trouver à s'utiliser ; c'est ce qui a fait dire très
justement que l'Allemand avait inventé un art nouveau: Vuti-
lisatioti des médiocrités '■''.
1. Essor induslr. et commerc. du peuple allemand, 3° édit., p. 294-295.
2. Sur ces écoles on lira avec intérêt un article du D" IJelz lui-m«^me dans le
premier numéro de la revue l'Éducation, p. 103 et s. : Principes fondamentaux
des Landerziehungslieime, et la brochure de M. F. Conlou : Écoles nouvelles et
Land-Erziehungsheime, Paris, 1905. — Cf. J. Carcopino, L'École allemande par un
professeur allemand (Science sociale, t. XXVI p. 437 et s.) — D. Sales, L'Éducation
nouvelle en Allemagne (Mouvement social, t. VIII. p. Ii3).
3. Hauser, oj). cil., p. 043.
COMMENT SE FAll' CETTI', ORIENTATION I:N ALLEMAGNE. ïi
« Les programmes de ces écoles sont très bien conçus, ai-
firme M. Blondel, et je puis dire qu'il sort, par centaine, de ces
écoles, des jeunes g'(;ns, peu brillants quelquefois au premier
abord, mais bien préparés en somme aux divers services
qu'on attend d'eux, aptes à construire, à organiser, à diriger
même, dans un esprit sérieux et scientifique, les fabriques et
les usines les plus importantes soit en Allemagne, soit à l'é-
tranger ' . ))
Il y aurait beaucoup à dire encore sur cette orientation nou-
velle de l'Allemagne vers le particidarisme . Les limites de cette
étude ne nous permettent pas d'insister davantage. iMais si nous
chercbons à résumer brièvement ce que nous venons d'exposer
et à le condenser dans une formule concise, il semble que nous
pourrions dire, sans trop gros risques d'erreur : le peuple al-
lemand cherche et parvient à s'évader de la formation com-
munautaire pjar la porte de la science, à force de volonté.
De tout temps l'Allemand a été épris d'études, de culture intel-
lectuelle, de science : la preuve en est dans l'ancienneté et la ré-
putation de ses universités. Très laborieux, très appliqué, très
consciencieux, il a toujours éprouvéle besoin d'approfondir toutes
choses méthodiquement, scientifiquement. C'est ainsi qu'il a
étudié l'état du monde contemporain et qu'il a pu se rendre
compte des conditions de succès et de prospérité d'une grande
nation moderne. Comme la science lui avait désigné le but,
elle lui indiqua les moyens. But et moyens connus, il n'y avait
plus qu'à passer à l'action, et c'est alors qu'intervint le rôle de
la volonté.
Ici nous touchons à un point de psychologie assez délicat.
Il est bien certain que la volonté ne se met pas en mouve-
ment d'elle-même et qu'il lui faut, pour l'entraîner, quelque
mobile d'action plus ou moins puissant. D'autre part, ce mo-
bile peut toujours se ramener à une idée philosophique ou à
un sentiment moral. Quel est-il chez le peuple allemand?
Il semble qu'en Allemagne un sentiment très profond ins-
1. Esaor, p. ?.98-2ii9.
"52 l'orientation l'ARTIClLARISTE DE LA VIE.
pire la conduite générale des hommes, le sentiment du sérieux
de la vie, à savoir cette conviction intime que la vie de tout
homme, quel qu'il soit, riche ou pauvre, intelligent ou borné,
est un don, un bien qui doit être utilisé et dont c'est un de-
voir de tirer parti. La vie vaut-elle la peine d'être vécue? La
question ne se pose pas pour la grande majorité des Allemands;
elle est toute résolue. Certes, la vie mérite d'être vécue ; mieux
que cela : c'est notre devoir strict de vivre pour le mieux la
vie qui nous est donnée. Et voilà pourquoi nous trouvons en
général l'Allemand si appliqué, si studieux, si attentif, et, par
suite, prenant si complètement au sérieux le métier qu'il a
choisi. Chez nous, nous ne le savons que trop, le mépris de la
profession quotidienne est très répandu : « Chacun en France,
disait M'"" de Girardin, méprise son métier : on a toujours mieux
à faire que son devoir ^ », et l'argot moderne a créé, pour
désigner cet état d'esprit, un mot expressif : lejem'en fichisme.
L'Allemand au contraire fait tout sérieusement : il a pour ses
occupations professionnelles, même les plus humbles, une haute
considération ; il est fier de son titre, si modeste soit-il ; il se
le fait donner en public, et à sa femme comme à lui-même;
cela fait quelquefois sourire les étrangers ; mais, dans cet or-
gueil naïf de la profession, qui suppose un très profond res-
pect de la vie, il faut reconnaître qu'il y a pour la volonté un
principe d'action éminemment fécond.
De tout ce qui précède, il résulte clairement qu'il existe deux
sortes de particularisme . Il y a d'abord le particularisme na-
turel ou spontané, celui qui est le produit tout simple des
conditions de lieu, du régime de travail, du mode d'éducation
auxquels, par suite de son développement historique en un
lieu donné, telle race a été soumise; c'est celui des Anglo-
Saxons. — Mais, à côté, il y a le particularisme acquis ou vo-
lontaire, celui que, par un effort de réflexion et d'application,
peuvent se donner les communautaires intelligents et avisés
1. Cité par M. Blondel. Essor, p. 277. — Cf. J. Hurel, Rhin et Weslphaiie, p. 188.
C(»mmi;nt sk kait ckttI': orientation en ali.kma(;ni:. I.'J
qui se rcncleiit compte que, })artoiit et en tout, les particularistcs
authentiques prospèrent, triomphent, qui n'entendent pas leur
laisser le monopole de la prospérité et du succès et s'ingé-
nient, par tous les moyens, à leur dérober le secret de leur
force et de leur supériorité'.
C'est ce particularisme que nous devons et que nous pou-
vons acquérir si nous nous y appliquons avec volonté, méthode
et intelligence. Nous sommes, au point de vue de la forma-
tion sociale, à peu près dans la même situation que l'Allema-
gne, plutôt dans une situation meilleure : les éléments parti-
cularistes sont nombreux et importants chez nous'^. Ce que les
Allemands ont l'ait, à plus forte raison le pouvons-nous faire -^
1. Lire à ce sujet un curieux article de M. Deinolins : Un Méridional qui cesse
de V être {Science sociale, t. XII, p. 48 et s.).
'1. E. Demolins, Classification sociale (Se. soc. lasc. 10-11, p. 130).
3. Cf. Deinolins, La France cvolue-l-elle vers le particularisme (Mouvement
social), t. III, p. 5-7). — H. de Tourville, Observât, sur l'enquête, ibid., p. 207. — A rap-
procher deux articles du vicomte de Meaux, Un parallèle entre la race française
et la race anglo-saxonne [Correspondant des, 10 et 25 août 1897).
III
PREMIERS SYMPTOMES DUNE ORIENTATION PARTICU-
LARISTE EN FRANCE
Au reste, des symptômes très encourageants se manifestent,
en France, d'une volonté déjà fermement orientée dans les
voies nouvelles. Nous ne pouvons entrer à ce sujet dans de biens
longs détails; quelques indications suffiront.
Sans doute les statistiques ne donnent pas, pournotre commerce
et notre industrie, les clnlfres élevés qu'elles accusent pour les
Etats-Unis, l'Angleterre et l'Allemagne. Il serait injuste cependant
de méconnaître la puissante organisation de nos établissements
industriels et commerciaux, l'activité et le zèle de leur person-
nel, la qualité de leurs produits, l'extension de leurs débouchés
et, d'un mot, leur prospérité'. Qu'on parcoure, en particulier,
nos centres industriels du Nord ou de l'Est et qu'on dise si ces
régions françaises ne rivalisent pas heureusement avec les plus
riches et les plus laborieuses de l'Angleterre ou de l'Allema-
gne. Serions-nous embarrassés, s'il le fallait, de mettre en pa-
rallèle avec M. Thyssen tel ou tel de nos grands patrons français,
homme de réflexion et d'initiative, parti de rien et arrivé, lui
aussi, par son travail et son énergie à la haute situation qu'il
occupe. Un interviewer allemand, émule de M. J. Huret, ne se-
rait embarrassé que pour faire son choix ; et ce qu'il aurait de
plus à constater c'est le souci presque général qu'ont ces pa-
trons du sort de leurs ouvriers et employés : presque tous ont
des préoccupations d'ordre moral et social, et, parmi eux, beau-
1. V. E. Théry, Les profjrrs c'conomiques de la France. P. Cauwès, 6" édit. Paris,
E. Rey, 1908.
l'Iil'.MII'.IiS SVMl'TiiMKS K.\ FMANCE. ÏO
coup emploient des capitaux considérables à des œuvres de cha-
rité et de philanthropie'. Ces hommes sont avisés, toujours à
Fallût des procédés nouveaux, des perfectionnements les plus
récents; ils savent à l'occasion créer entre eux des associations
fécondes, par exemple ce Comptoir métalhirgique de Longivy
dont iM. de Rousiers a exposé l'histoire et le fonctionnement :
les fontes lorraines a\'aient mauvaise réputation à cause de la
proportion excessive de phosphore qu'elles contenaient ; mais
la découverte du procédé Thomas les rendait éminemment pro-
pres à la fabrication de l'acier ; il s'agissait de les faire con-
naître comme telles : « Il fallait vaincre la résistance des vieil-
les habitudes, créer des débouchés nouveaux, consentir parfois
d'assez lourds sacrifices pour enlever une première commande.
Il fallait un organisme social puissant. La création du Comp-
toir métallurg-ique de Longwy répondit à ce besoin... Il est le
résultat naturel d'une situation industrielle et commerciale par-
ticulière... Lliabiletu, r énergie, r initiative de ses membres se
sont appliqués à tirer parti des circonstances -. »
Si nous avons de grands industriels, nous pouvons être fiers
aussi de nos commerçants. Rencontre-t-on à l'étranger beau-
coup de maisons comparables à notre Bon Marché ou à notre
Louvre, pour ne citer que les deux plus célèbres"'?
Les initiatives ne manquent pas en France, mais on ne les con-
naît pas suffisamment; on ne leur fait pas assez de cette ré-
clame de bon aloi qui entraînerait si facilement les imitateurs^.
1. Comme très bel exemple de ce type de grand patron bienfaisant, on peut citer
M. Philibert Vrau. de Lille, dont la biographie vient d'être écrite par M»' Baunard,
Philibert Vrau et les œuvres catholiques du JS'ord. Paris, Poussieigue.
2. P. de Rou.siers, Les syndicats indtistriels de producteurs en France et à l'é-
tranger, p. 211 et 253. — V. aussi le livre récent du même auteur sur Les grands
ports de France (A. Colin). La conférence de M. Brocard sur La Lorraine dans le
mouvement économique français {Le Pays lorrain des 20 août et 20 mai 1909 et
tirage à part). — Les trois articles de M. Eug. Martin : Comment ta Lorraine tra-
vaille à l'œuvre nationale de décentralisation (Revue lorraine Ht. de 1906.
3. V'° d'Avenel, Le mécanisme de la vie moderne, V série. Cf. Mouvement
social, t. V, p. 89.
4. Chose curieuse, nous ne semblons pas vouloir reconnaître nous-mêmes ce qui
se fait de bien dans notre pays : il faut que ce soil l'étranger qui nous l'apprenne.
C'est ainsi qu'on verra dans le livre de Smiles, Self Help, un grand nombre de traits
46 l'orientation particulariste de la vie.
Connaissons-nous assez nos grands explorateurs contempo-
rains? « Ils font plus en un demi-siècle, écrit M. llanotaux,
que leurs prédécesseurs en des milliers d'années. Les lignes
de leurs itinéraires se croisent et s'entre-croisent sur les cartes
soudain vivantes et animées. Ils peuplent les déserts, déplacent
les montag-nes, replient ou redressent les courbes des fleuves.
On dirait qu'ils remanient la face de la terre'. » Une race
qui produit des hommes tels que les Bonvalof, les Crampel,
les Marchand, les Savorgnan de Brazza et tant d'autres, a en elle
des' ressources d'énergie qui ne peuvent qu'inspirer confiance.
Personne n'ignore ce que ces pionniers doivent déployer de
courage, d'endurance, de possession de soi-même pour réus-
sir dans leurs périlleuses entreprises 2.
Connaissons-nous assez les prodiges d'initiative et de har-
diesse de nos ingénieurs, de nos inventeurs? Sans doute, ce n'est
pas à la France seule qu'on doit les progrès du cyclisme et de
l'automobilisme, l'utilisation des hautes chutes d!eau, les mer-
veilles de la navigation sous-marine ou aérienne; mais qui
pourrait contester l'importance de l'apport français dans cette
vaste association d'efforts et de labeurs? « S'il était démontré,
dit M. Hanotaux, cju'un seul de ces progrès qui vont probable-
ment transformer les conditions de la vie au xx' siècle, comme
la découverte de la vapeur et de l'électricité ont transformé celles
de la vie au siècle précédent, se soit passé de la collaboration de
nos compatriotes, on pourrait conclure, sinon aune léthargie, du
moins à un demi-sommeil de l'énergie française. Mais les noms
des Michaud, des Berges, des Dupuy de Lôme, des Gustave Zédé,
et d'exemples ernprunlés à la France, en sorte que nous avons ce speclacle inatlendu
d'un particularisle. venant chercher des motlèies en pays communautaire pour
encourager ses compatriotes à l'énergie et à rinitiative. Self Help a été traduit
en français, par M. Alfred Talandier. Paris, Pion.
1. L'Énerç/ie française, p. 3r)9.
2. Il ne faut pas oublier les actes admirables de courage et de dévouement ac-
complis par nos missionnaires catholiques. Voir à ce sujet le magnifique ouvrage du
P. Piolet, Les Missions catholiques françaises au XfX" siècle, 6 vol. (A. Colin). —
Cf. P. Sertillanges, L'Expansion de l'Église ca f ho liq ue, tinns Un siècle, mouvement
du monde de 1800 à 1900 (H. Oudin); E. Lecanuet, L'Église de France sous la troi-
sième république, cliap. xi (Poussielgue).
l'REMIKHS SYiMl'TÙMKS l'.N l'IiANCK. H
dos (loubot, des Bollre, des Dion, des Konard, des lîranly sont
joints à riiistoirc de chacune de ces transformations décisives,
et si riiumanitc se soulève pour voir s'ouvrir devant elle des
horizons nouveaux, elle ne peut négliger le bras de la France
(pii la soutient'. »
C'est par le détail qu'il faudrait étudier chacune de ces éton-
nantes initiatives. M. Hanotaux l'a fait pour quelques-unes. On
pensait que personne n'oserait jamais capter ces forces accumu-
lées provenant des hautes chutes d'eau. Le problème se posait
depuis de longues années. « Un homme a osé. Unjour, il a com-
mandé des conduites destinées à capter les eaux d'une chute
de 200 mètres. Cela parut à tout le monde une folie. On riait :
ses tuyaux crèveront, ses turbines se briseront; le mieux serait
de l'enfermer. Cependant il tint bon et, malgré mille déboires,
il réussit-'. » Cet homme était un Français, M. Berges, de Gre-
noble. Il a lui-même « baptisé » la nouvelle force industrielle ; il
l'a appelée d'un nom définitif : la houille blanche. Et depuis lors,
la houille blanche se pose en rivale heureuse de la houille noire.
Nos savants, nos artistes mériteraient une mention particu-
lière. Ce sont de beaux exemples d'activité, d'initiative et de
persévérance intellectuelles que nous donnent, dans les sciences,
les Pasteur '■ et les Curie, et, dans les arts, pour n'en citer qu'un
seul, le Lorrain Emile Galle, cet initiatenr de l'art nouveau,
auquel il a fallu, pour imposer ses conceptions si originales à
force de naturel, l'affirmation d'une personnalité singulièrement
puissante et convaincue ''.
Et comment passer sous silence les merveilles de l'initiative
privée en matière de bienfaisance et de charité? On peut af-
1. L'Énercjie française, p. 3Ô9.
2. L'Énergie française, p. 171. II faut lire tout le chap. i\ : La houille blanche.
Sur ce sujet, voir une conférence de M. Achille Berges dans le Bulletin de la So-
ciéle induslr. de l'Est, n» 67, février 1909.
3. Un des plus beaux livres et des plus attachants qu'on puisse lire est la biogra-
phie de i'asieur par M. Vallery-Radol, dont une nouvelle édition vient de paraître
à la librairie Hachette.
4. Sur l'œuvre de Emile Galle et celle des principaux artistes de l'école de Nancy,
lire ; les articles déjà cités (p. 45, note 2] de M. Eug. Martin, dans la Rev. lorr.
m. de rJOR; Roger Marx : E. Galle écrivain, Mémoires de l'Acad. de Stanisl'is,
1906-1907, p. 23G et S.'; de E. Galle lui-même : Écrlls pour l'art (H. La.urens).
48 l'orientation tarticilariste de la vie.
firmer que nulle part plus qu'en France on ne s'est ingénié à
créer des institutions et des œuvres mieux appropriées aux be-
soins et aux misères qu'il s'agissait de secourir : ni l'argent, ni
le zèle, ni le dévouement n'ont été comptés. Ici on ne peut
citer de noms, car la charité est anonyme; mais aux résultats
obtenus, on devine quelles énergies se sont mises au service de
cette noble cause'.
Ainsi de tous côtés et en tout ordre de matières, les initiatives
se manifestent et s'accusent : initiatives industrielles, commer-
ciales, scientifiques, artistiques. Initiatives sociales aussi : par-
tout on voit se former de vigoureuses associations pour la
défense des intérêts privés : Touring-cluV-^ Ligue des contri-
buables ^ Association des porteurs de valeurs étrangères''^ Ligue
nationale de décentralisation'-', Unions régionalistes ^ etc., etc..
Mais surtout faut-il attirer l'attention sur le développement et
Textension du mouvement syndical ouvrier. Sans doute ce
mouvement est encore chez nous bien confus, peu ordonné, mal
dirigé : il est pourtant l'indice certain d'un éveil de la person-
nalité et de la volonté chez les classes laborieuses. Avec le temps
le syndicat assagi et fortement organisé pourra devenir l'agent
d'une transformation profonde et heureuse dans la condition des
ouvriers".
Ce qui est à remarquer, c'est que, dans la masse du pays,
sous des influences diverses, semble s'éveiller un esprit général
1. Tout le monde connait la Cliarilc privée a Paris, de Maxime du Camp. Mais
ce livre remonte à 1885 : que de chapitres nouveaux ne faudrait-il pas y ajouter pour
décrire tant d'œuvres nouvelles écloses depuis cette époque! Et combien d'autres
livres semblables ne seraient-ils pas à écrire pour faire connaître les œuvres particu-
lières créées dans chacune de nos provinces! V. par exemple pour la Lorraine : La
Charité privée à Nancij, de rabi)é Girard.
2. Touring-Club de France, siège social : avenue de la Grande-Armée, G5 ; prési-
dent : A. Bailif.
3. Ligue des Contribuables, siège social : rue Drouot, 2G; président, J. Roche.
(Cf. Mouvement social, 18'J9, p. 7). Jo^irnal des contribuables, 5, rue Lallier,
Paris.
4. Association nationale des porteurs français de valeurs étrangères, siège so-
cial : rue Gaillon, 5; président : A. Macbart.
5. Président : M. de Marcère.
6. Voir sur ce point et dans ce sens le livre de M. P. Bureau : Le contrai de tra-
vail, le rôle des syndicats professionnels. Paris, Alcan.
PREMIERS SY.MI'TÔMKS EN FRANCE. 49
d'activité et d'initiative ' . Assurément cette disposition s'assoupit
et sommeille quelquefois. Mais que surgisse un événement qui
en exige le réveil, on la voit aussitôt à l'œuvre. A cet égard
rien n'est plus instructif que le récit fait par M. Hanotaux du
travail auquel durent se livrer les viticulteurs du Midi pour
reconstituer leurs vignobles détruits par le phylloxéra :
« Quand on constata l'étendue du désastre, les bras et les
courages tombèrent : on crut vraiment que c'était fini... Ce-
pendant, peu à peu, tout se classa, s'ordonna... On se mit à la
besogne de la replantation. L'Amérique qui nous avait envoyé
l'insecte destructeur nous fournit l'arbuste réparateur... Aujour-
d'hui le mal est réparé, le vignoble est reconstitué. Il couvre de
nouveau les plaines et les collines... Les 50 millions d'hec-
tolitres qu'avait connus l'année 1870 emplissent de nouveau,
annuellement, nos celliers.
« Mais maintenant que l'œuvre est accomplie, continue M. Ha-
notaux, comment ne pas rendre hommage à l'énergie, à la té-
nacité, à l'endurance du brave peuple qui donna sa peine et sa
confiance à cette œuvre de résurrection, qui replanta pied par
pied, attendit d'abord trois ans la première grappe, puis la
bonne récolte, puis la vente rémunératrice... On a parlé parfois
si légèrement de ces vaillantes populations méridionales qu'il
est bien permis de rappeler ici quels furent, dans cette crise
héroïque, leur sagesse, leur sang-froid, leur ténacité, leur vigi-
lance et leur science.
1. A propos de la mémorable semaine d'aviation, en Champagne, au mois d'août
1909, on a pu écrire ces lignes significatives : « En quelques semaines, M. le marquis
de Polignac et son comité ont su organiser ce qui vient de faire notre émerveillement
et celui du monde. Avec un entrain d'initiative et un courage alerte qu'ils ont vite
communiqué autour d'eux, ils ont tout prévu, pourvu atout. Si bien qu'en moins de
temps qu'il n'en aurait fallu à des commissions officielles pour envisager seulement
leur tâche ou se diviser en sous-cornmissions, ils ont créé un aérodrome, improvisé
une sorte de cité, où 200.000 personnes accouraient hier, et réglé un service d'ordre
si parfait que tout's'est passé sans à-coup, sans heurt, sans un accident, malgré cette
allluence... Sans parler des lenteurs avec lesquelles il aurait fallu compter, qu'on
s'imagine ce qu'une pareille entreprise — coulage et gabegie à part — eût coûté à
l'État, s'il s'en fût chargé. Or, ce que l'État eût si mal réalisé et à tant de frais, un
grou|)e de particuliers l'a fait avec une entente précise et une si prompte aisance
qu'on y trouve de l'agilité et de la grâce françaises [Journal des Débals, mardi
31 août 1909).
4
oO l'orientation particulariste de la vie.
Pourquoi laisser dans 1 oubli le spectacle si remarquable offert,
pendant des années, par les cercles viticoles des arrondisse-
ments, des cantons et des communes?... Les vertus déployées
dans cette crise furent grandes... La France est un puissant ac-
cumulateur d'énergies i. ))
Que d'autres initiatives admirables seraient à citer dans nos
campagnes! On a écrit des livres entiers- sur les syndicats agri-
coles qui se sont développés et multipliés chez nous sous des
formes si variées et si fécondes depuis 1884. Mais on connaît
peut-être moins ce retour aux champs qui semble en train de
s'opérer dans les classes élevées de notre société. Combien voit-
on d'hommes aujourd'hui qui, lassés par l'incapacité et l'incurie
de leurs fermiers, reviennent courageusement prendre posses-
sion de leurs terres pour en diriger eux-mêmes directement
l'exploitation! Combien d'autres, déçus par les fonctions pu-
bliques, fatigués des vaines obligations de la vie urbaine, se
décident à acquérir un domaine et, véritables colons du pays de
France, s'y installent en résidence permanente, avec l'intention
fermement arrêtée d'y faire souche de garçons et de filles libre-
ment élevés loin des contraintes universitaires... Et cela réussit,
et ces familles sont heureuses, prospères, et leur exemple
rayonne'' !
D'autres n'hésitent pas à gagner les colonies. On se rappelle
ce professeur de l'Université qui, il y a quelques années, partait
avec son frère, docteur en médecine, pour la Nouvelle-Calédonie,
1. L'Energie française, p. 3ji7-350.
'1. Voir en particulier celui (te M. de Rocqulgii} : Les Syndicats agricoles (A.
Colin).
3. Voir dans la Science sociale les articles de H. de Tourville : La décadence
du fermage, t. Ht, p. 109 et s.; Une nouvelle colonie normande en Normandie,
t. VI, p. 265 et s.; Les retours de la classe lettrée et libérale à la culture directe
au cours du dernier siècle, t. XXXV, p, 273 et s.; les articles de M. A. Dauprat : La
révolution agricole, récit de notre expérience personnelle, t. XXVIII à XXX; La
révolution agricole suivant la méthode d'observation, t. XXX* à XXXII, articles
reproduits dans la nouvelle série : fascicule n° 5, La révolution agricole, nécessité
de transformer les procédés de culture: fasc. n» 15, Une expérience agricole de
propriétaire résidant. — Cf., t. XXXV, p. i39 et 530; t. XXXVI, p. 73 et 201;
E. Demolins, Super, des Anglo-saxons, p. 399. — Rappelons enlin le livre de J.
Méline : J.e fietour à la terre (Hachette), et le beau roman, d'une si haute portée
sociale, de G. Fonsegrive : Le Fils de l'esprit (Gabalda).
r
i'Hi:.Mii:its sY.\ii'T<KMi;.- kn kiîa.nci:. 51
où il îillait s'éta])lir et planter du café'. Ce qui fut alors si re-
marqué le serait à peine aujourd'hui. On va couramment s'ins-
taller en Algérie, en Tunisie, aussi, quoique plus rarement, à
Madagascar et au Tonkin. Ce qui est plus fréquent, c'est de
voir des parents prévoyants faire aux colonies des acquisitions
de terrains, des plantations de vignes ou d'oliviers au profit
de leurs lils auxquels ils peuvent ainsi assurer pour l'avenir
des occupations lucratives avec une vie saine et indépendante.
C'est surtout en matière à' éducation que les efforts et les ini-
tiatives doivent être signalés"^. Les parents semblent se rendre
mieux compte qu'autrefois de leurs devoirs, de leur responsa-
bilité ; ils sentent mieux la nécessité de donner à leurs enfants
autre chose que l'instruction ou la culture purement intellec-
luelle, de leur assurer un plus complet développement phy-
sique et surtout moral.
Sous l'empire de ces préoccupations, l'on en voit qui se con-
sacrent eux-mêmes complètement à l'éducation de leurs enfants
et s'installent à la campagne pour travailler à cette œuvre plus à
loisir, plus fructueusement et plus utilement 3. D'autres que
leurs occupations retiennent à la ville, surveillent du moins très
soigneusement l'instruction que leurs enfants reçoivent dans les
lycées ou collèges et la complètent par une éducation familiale
très attentive^. — D'autres enfin, ou trop absorbés par leurs de-
voirs professionnels, ou reconnaissant très simplement leur mani-
feste incompétence éducative, n'hésitent pas à consentir de lourds
sacrifices pour confier Jeurs enfants aux maîtres excellents qui
1. Mouvement social, 1898, p. 24 ; 1899, p. 160. — Cf. Science sociale, l. XXX, p. 97,
p. 477; t. XXXI. p. 91. Le Goupils. Un normalien colon {Revue de Paris, 15 octobre,
1" novembre 1907).
2. « Le collège perd de sou prestige, » écrivait déjà E. Demolins en 1892 {Mouve-
ment social, I, p. 51).
3. A ce sujet on peut constater la tendance très marquée et très louable, surtout
parmi les familles nombreuses, à quitter le centre des villes pour aller habiter la
banlieue et s'y installer en maison indépendante. Sans doute il i)eut y avoir là un
motif d'économie; mais il y entre aussi très certainement des considérations d'ordre
éducatif. En tout cas il est bon de remarquer que l'économie s'accorde ici, et très
heureusement, avec de meilleures conditions de vie hygiénique et de plus grandes
facilités pour l'éducation des enfants.
4. De plus en plus des relations suivies et étroites s'établissent entre la famille et
l'école.
52 L ORIE.XTATION PARTICL'LARISTE DE LA VIE.
dirigent les établissements connus sous le nom d' Écoles nouvelles.
Ces écoles sont elles-mêmes le fruit de l'initiative privée. Leurs
modèles immédiats ont été empruntés à l'Angleterre ^ ; mais il
ne faut pas oublier qu'il existait en France, à la fin de l'ancien
rés'ime, un assez grand nombre d'écoles analogues^ que l'in-
tkience de Rousseau tendait encore a multiplier, lorsque Napo-
léon les supprima brutalement au prolit du monopole univer-
sitaire. L'institution nouvelle n'est donc qu'un retour à une
très ancienne tradition française dont nous pouvons nous enor-
gueillir à juste titre. Elle répond admirablement aux besoins
actuels. Les exercices physiques et les travaux usuels qui y ont
une place importante sans être excessive donnent aux membres
la force, la souplesse et l'habileté; des méthodes plus ration-
nelles et plus rapides, avec stages à l'étranger, permettent de
munir les esprits des connaissances indispensables, sans les
astreindre à un surmenage homicide; enfin la vie à la cam-
pagne et la réunion en petits groupes familiaux de vingt à vingt-
cinq élèves, en contact permanent avec le chef et la maîtresse
de maison, créent une atmosphère morale parfaitement pure et
sérieuse dont profitera chaque élève, objet dune sollicitude
toute personnelle. Taine signalait autrefois la disconvenance de
r éducation et de la vie dans nos établissements scolaires ''. Cette
disconvenance n'existe plus ici et la devise d'une de ces écoles :
Bien armés pour la t^e, n'est pas seulement un programme, mais
la constatation d'un résultat. Ces écoles sont au nombre de trois
aujourd'hui'*^; d'autres surgiront dans l'avenir. Il faut rappeler
que la première en date, l'Ecole des Roches, dont la prospérité
s'affirme d'année en année 5, est l'œuvre propre du regretté
1. Écoles d'Abbolsboliiie Deibyshiie) et de Bedaies (Sussex). Voir E. Deinolins,
Super, des Anylo-Saxons. p. 62 et s.; L'Éducation nouvelle, passim.
2. H. Taine, le Régime moderne, l'École, édit. in-S", p. 158-159; édit. in-12,
p. 198-199.
3. H. Taine, Le liégime moderne, l'Ecole, édit. in-8", p. 295; édit. in-12, p. 3t9.
4. École des Roches (près Verneuil-s'ur-Avre, Eure) ; collège de iNormandie(près de
Rouen); collège de l'Ile-de-France (à Liancourt, Oise).
A celte liste il faut joindre l'école de Planchoury 'près de Tours) pour les jeunes
filles.
5. V. le Journal de l'Ecole des Hoches. — Le stand de l'École des Roches a obtenu
l'RE.MIKliS SVMPÏÔMKS K.N l'RANCi:. 53
E. Deniolins qui y a consacré une somme imlicible d'énergie et
(le volonté. Sans cloute ces écoles ne s'adressent encore qu'à un
petit nombre d'élèves choisis; mais leur influence s'étend : elles
sont connues, on s'intéresse ;Y elles; on s'inspire de leurs mé-
thodes; et bien des parents cherchent, dans la mesure où ils le
peuvent et par les moyens dont ils disposent, à donner à leurs
enfants quelque chose de cette éducation élargissante' : les
sports sont en honneur, les séjours à l'étranger deviennent plus
fréquents, l'étude des langues étrangères se généralise et se
perfectionne; les fonctions puhliques sont moins recherchées;
les carrières indépendantes, les professions usuelles sont de jour
en jour plus estimées.
L'Etat lui-même prend à ca:'ur de suivre le mouvement gé-
nérai. Il y aurait injustice à ne pas rappeler cette grandiose
encjuète de 1899 poursuivie dans l'intention sincère d'une
réforme profonde de notre enseignement secondaire. Peut-être
les résultats sont-ils demeurés inférieurs aux efforts et aux désirs :
pourrait-on nier cependant que, depuis lors, plus d'air, plus de
lumière, plus deliherté et de spontanéité n'eussent pénétré dans
nos lycées et nos collèges-? — D'autre part, l'enseignement
professionnel a été développé; et si nous n'avons pas encore,
comme en Allemagne, des Universités techniques-'', du moins
les écoles de commerce, les écoles industrielles, les écoles des
arts et métiers, les écoles d'ag-riculture, etc., se sont-elles multi-
pliées; les nombreux Instituts que groupent autour d'elles nos
grandes universités^ témoignent de la même préoccupation
le plus vif succès à l'Exposition internalionale de l'Est de la France qui s'est tenue
à iNancy en 1909 et y a conquis plusieurs récompenses importantes.
1. La nouvelle revue, l'Éduca/ion, que publie M. Georges Bertier, directeur de
l'École des Roches (Paris, Vuibert et Nony) sera, pour les i)arents, une aide pré-
cieuse dans raccomplissenienl de celte lâche.
2. M. Demolins s'est plu à noter, à propos d'une lettre de M. Itibot, président de la
commission d'enquête au minisire de l'inslruclion publique, l'inlluence croissante
des vérités proclamées par la science sociale et appliquées par l'Ecole des Roches ;
Science sociale, l. XX.VII, p. 46i et s. — Cf. le livre de M. Ribot, /ji liéforme de
renseignement secondaire (A. Colin).
3. V. Questions actuelles du l.'î mars 1900. ^
4. Rien que pour Nancy : Inslilul chimique, institut électrotechnique, institut
agricole, instilut colonial, école de brasserie, école de laiterie.
o't L ORIENTATION PARTICULARISTE DE LA VIE.
d'une orientation nouvelle, plus moderne et plus pratique, de la
jeunesse contemporaine.
Ces indications sont bien incomplètes ^ Elles suffisent à mon-
trer que nous sommes en bonne voie et que, si d'autres nous ont
dépassés, il ne tient qu'à nous, par un nouvel effort, de rega-
gner le terrain perdu et de conquérir l'avance que nous n'aurions
dû laisser prendre par personne.
1. II y aurait à parler, notamment, des initiatives provinciales, locales. V. par
exemple un article de M. Gebliart : Initiatives Ion-aines reproduit dans le Mouve-
ment social, t. YIII, p. 225. — Plus spécialement il y aurait à décrire les initiatives
féminines et les efforts dus à un certain féminisme digne, celui-là, de tous les éloges.
V. Max Turmann, Initiatives féminines (Gabalda); PaulAcker, Œuvres sociales de
femmes (Pion); et, d'une façon générale : Rostand, L'Action sociale par l'initiative
privée, 4 vol. (F. Alcan). Les progrès réalisésdans l'éducation des jeunes filles mérite-
raient aussi d'être signalés, quoique bien des ombres restent encore au tableau. A
propos d'un roman nouveau [L'Une et l'Autre, par M'"" J. Marni), M. Chantavoine
écrivait récemment : « Les jeunes filles d'à présent... n'ont pas été élevées comme
leurs aînées. Elles ont une autre conception de la vie, une autre idée de leurs de-
voirs et de leurs droits, une autre théorie du bonheur, et, pour tout dire, une per-
sonnalité plus forte, plus indépendante, et, à l'occasion, en face de certains
obstacles, plus déterminée. Averties sans être pour cela tout à fait renseignées;
clairvoyantes pour ne pas être dupes; énergiques pour résister au destin et même
pour le contraindre, ce ne sont pas des amazones, des aventurières; ce ne sont pas
non plus les petites oies blanches de jadis... Le charme féminin et virginal leur
manque peut-être, tel qu'on l'eiilendait autrefois : ce charme ingénu et rougissant
qui révèle ou contrefait l'innocence. Elles ont lu et réiléchi ; ellesojit écouté, regardé
autour d'elles, en passant, les yeux ouverts, à travers le monde. « Elles sont droites,
pures et fièrement méprisantes de tout ce qui est bas ». Elles ne révent pas tant que
leurs mères, elles jugent mieux et marchent d'un pas plus libre et plus hardi vers
la destinée. A vrai dire, cette nouvelle éducation jieul avoir des risques, mais elle a
aussi bien des avantages... L'instruction moins frivole et moins creuse que l'on
donne aujourd'hui aux jeunes personnes leur rend l'esprit plus vigoureux, le juge-
ment plus ferme, la conscience plus claire et le caractère plus résolu. Leur pensée
enhardie — où est le mal ? — ne veut plus, à aucun prix, des maillots et des lisiè-
res du temps passé, du bon vieux temps. Soyez certain que leur vertu n'en soulTre
pas, quand elles sont droites et saines; que leur fierté avertie les préserve au con-
traire d'un tas de choses où l'innocence niaise et surprise risquerait d'achopper...
Je crois que nous assistons aujourd'hui à la transformation de la jeune fille fran-
çaise. 11 faut en prendre notre parti : nous n'y pouvons rien; le progrès des idées
le changement des mœurs sont plus forts que nous. M™'= Marni ne prêche nullement
dans son livre l'émancipation débridée de nos jeunes filles; elle montre seulement
et elle prouve... qu'on peut être une très brave fille, très courageuse... même après
s'être affranchie d'un certain nombre de timidités, de routines et d'hypocrisies que les
préjugés entretiennent, que l'habitude et l'inertie conservent et que le monde, qui
n'aime pas beaucoup les innovations, encourage, si l'on a maintenu en soi, à travers
la vie et malgré la vie, ce fond d'honneur, de droiture, de délicatesse et de sensi-
bilité vraie, qui fait seul le prix d'une âme et d'une existence. )> (Journal des Débats,
29 mars 190'J).
IV
COMMENT. EN FRANCE, PEUT ET DOIT SE FAIRE, PRATI-
QUEMENT, CETTE ORIENTATION NOUVELLE
Nous abordons ici la partie essentielle de notre sujet. Nous
avons à nous demander (et nous devrons répondre à celte ques-
tion , comment il faut s'y prendre pratiquement pour réaliser,
chez nous, cette orientation, que nous sentons nécessaire, vers
le particularisme.
Une observation préliminaire semble s'imposer ici : nous de-
vrons, sous peine d'un échec inévitable, renoncer à lambition
désordonnée (et très communautaire) d'opérer la transformation
de notre pays, de nos compatriotes, par des moyens rapides et
superficiels, tels que serait, par e<k:emple, l action politique
exercée en vue de conquérir le pouvoir et, parla, de provoquer
des lois ou des institutions favorables '. Nous ne condamnons
certes pas l'action, même politique, ni le dévouement aux œu-
vres d'intérêt général ; mais cela doit venir plus tard, en son
temps : ce n'est pas par là, très certainement, qu'il faut com-
mencer.
Gomme il n'y a rien de plus décourageant que rinsuccès, le
mieux sera évidemment de choisir un point de départ tel que
les résultats, pour peu qu'on s'y applique, soient tout à la fois
certains et appréciables. Or, ce que le bon sens nous suggère,
1. Guérin, Les faux remèdes au mal social, la Politi(iue, Science sociale, t. II,
p. 517. E. Deraolins, A-t-on inlérêt à s'emparer du poucoir? (Firinin-Didot}. — Cf.
Super, des Anglo- Saxons, p. loi.
56 l'orientatiox particlilariste de la vie.
la science sociale nous ]e prescrit; c'est de commencer lorien-
tation particulariste par nous-mêmes et par notre propre famille.
Cela nous le pouvons, avec quelque volonté, et le succès nous
est garanti si nous persévérons, ce qui est bien de nature à en-
traîner notre courage et même notre enthousiasme. Nous serons
sûrs de ne pas perdre notre temps, de ne pas faire œuvre vaine,
puisque, à supposer que nous n'obtenions pas d'autre résultat,
nous aurons toujours acquis celui-ci, qui n'est pas négligeable
et qui demeurera, de nous être perfectionnés nous-mêmes et
d'avoir perfectionné les nôtres avec nous.
Mais il y a beaucoup plus à attendre de cette méthode. Une
famille fortement constituée exerce, parle seul spectacle qu'elle
donne de la satisfaction, du bien-être, de l'épanouissement de ses
membres, une puissance de rayonnement, d'exemple, d'in-
fluence qui ne saurait être contestée i. On cherche à l'imiter;
de fait, on l'imite : et, peu à peu, se multiplient dans le pays
les familles normalement constituées dont chacune à son tour
devient un foyer nouveau d'où jaillit la lumière... N'oublions
pas que, de ces familles où les enfants sont en général nombreux,
sortira, à la deuxième génération, toute une pléiade de familles
nouvelles, elles aussi vigoureusement formées. Quelques chiflres
feront très bien saisir notre pensée : supposons un père de famille
prenant la résolution de s'orienter vers le particularisme ; il
le fait et réussit. Supposons qu'il ait cinq enfants et qu'il exerce
son influence sur quatre familles seulement, dont chacune com-
porterait, elle aussi, cinq enfants. Le nombre des personnes
soumises à l'influence particulariste de notre père de famille se
décompose ainsi :
Pour sa propre famille, 7 personnes, dont 5 enfants
Pour les autres families, 28 personnes, dont 20 enfants
Total : 33 25
1. Le fait est bien connu de tous les disciples do Le Play et de H. de Tourville.
Le Play déclarait qu'il n'hésitait pas à faire des lieues pour aller consulter les mito-
rilés sociales qui lui étaient signalées. Bien des adeptes de la Science sociale se
sont déplacés, et de très loin, pour aller consulter H. de Tourville, E. Demolins, P.
Bureau, A. Daupral, P. de Bousiers, R. Dufresne et leur demander des conseils et
des exeinjjles.
COMMENT, EN FRANCE, ri.lT ET DOIT SE FAIRE CETTE ORIENTATIOiN. o?
Au h't'iue (le sa carrière, il aura conscience d'avoir orienté
plus ou moins fortement vingt-cinq familles dans les voies nou-
velles et fécondes du particularisme. Voilà une action modeste
peut-être, mais efficace à coup sûr, profonde, durable et à
longue portée.
Aujoutons qu'on peut être certain d'avoir commencé la ré-
forme sociale par son vrai commencement et, comme on dit,
par le bon bout. C'est ici que nous retrouvons les enseignements
de la science sociale.
Il y a longtemps que Le Play a montré que la famille est à la
base de toute société bumaine et, selon son expression, Vuiiité
sociale par excellence'. H. de Tourville a bien mis en relief cette
vérité, dans une page saisissante : <( La famille, dit-il, est le
groupe premier, le groupe élémentaire et initial. Qui ne pour-
rait et ne devrait le savoir? Et cependant qui s'en rend vrai-
ment compte? Que de fois n'a-t-on pas reproché à Le Play de
donner à la famille une importance décisive et prépondérante
dans la forme des sociétés! Cette importance, il ne la lui a pas
donnée, il la lui a reconnue, elle existe, elle est réelle. J'allais
dire qu'elle est formidable... La famille détermine tout Tordre
de la société... car la société ne reçoit et n'emploie que ce que
lui fournit la famille : celle-ci est l'officine d'où sortent tous les
êtres humains ; elle occupe toutes les avenues ; nul n'entre que
par elle ; elle est le moule qui donne aux hommes leur premier
tour, soit qu'elle les façonne vigoureusement, soit qu'elle les
laisse échapper encore informes et quelquefois même déformés.
Il n'y a, à l'origine de toutes les institutions sociales, que ce que
produit la famille. Tant valent les recrues, tant vaut l'armée-! »
Cicéron avait dit déjà : « La première de toutes les sociétés est
l'union conjugale... là se trouve le germe de la cité et comme la
pépinière de l'État ; prima societas in ipso conjugio est... ici est
principiiim iirbis et quasi seminarium reipublicœ-^ ». Et Jean
\. La Réforme sociale eu F/Ymce,cha|).24, § 1 (7"édit.,t. I, p. 383). — Cf. Cheysson,
La Famille (Réforme sociale, 1='' avril 1909, p. 448).
2. La Science sociale est-elle une science? {Science sociale, t. I, p. 103).
3. Deofficiis, I, 17. — Cf. Aristote, l'olitique, I, 4-C.
58 LORIENTATION PARTICL LARISTE DE LA VIE.
Bodin ajoutait : « Tout ainsi que la famille bien conduite est la
vraye image de la république et la puissance domestique
semble à la puissance souveraine, aussi est le droit gouverne-
ment de la maison le vray modèle du gouvernement de la répu-
plique. Et tout ainsi que, les membres chascun en particulier
faisans leur devoir, tout le monde se porte bien, aussi, les
familles estant bien gouvernées, la république ira bien'. »
Ces constatations n'ont cessé d'être confirmées par les faits,
et nous pouvons les considérer comme des vérités acquises.
Mais s'il en est ainsi, nous apercevons immédiatement que
c'est bien parla famille que tout essai de réforme doit être com-
mencé et que notamment, sinous avons à cœur rorientation ^«r-
ticiilariste de notre pays, ce sont les familles, les chefs de fa-
mille^ qu'il faudra décider à opérer leur conversion dans ce
sens. Sans doute, alors, il sera bon de créer un mouvement, une
agitation dans le pays 2; mais rien ne vaudra l'effort personnel
que nous tenterons et les résultats que nous obtiendrons sur
nous-mêmes et dans nos propres familles ".
Examinons donc sincèrement — avec un vrai désir d'arriver
à une solution pratique — comment un homme de bonne vo-
lonté pourrait s'y prendre pour orienter sa vie dans la direction
voulue.
Il devra commencer par se bien pénétrer de cette idée que
V essentiel est une parfaite organisation de sa vie privée, de sa
vie domestique ^ et que, pour atteindre ce but, aucun sacrifice ne
devra lui sembler trop lourd.
1. Le& six livres de la république, I, di. ii : Du niesuage et de la différence en-
tre la république et la famille, cilé dans Ch. de Rible, Les familles et la société
en France avant la névolution, I, p. 99. — Un auteur récent écrivait de son côté :
« Une société n'est jamais que la projfction de son type familial ». H. Mazel, La
Synergie sociale, cité dans le Mouvement social, t V, p. 224.
2. « Il faut d'une manière on dune autre créer autour d'une idée jugée essentielle
tout un « mouvement d'opinion », toute une agitation (au sens anglais du mot),
afin que l'on y regarde, que l'on y pense, que l'on s'en préoccupe, et que les plus
légers, les plus distraits, les plus prévenus en sens contraire soient comme forcés de
jeter les yeux de ce côté-là et de se dire qu'il y a quelque chose à voir » (OUé-La-
prune. Les sources de la paix intellectuelle, p. 33).
3. « On agit plus par ce que l'on est que par ce que l'on dit ou même par ce que l'on
fait. » (OUé-Laprune, op. cit., eod. /oc— Cf. H. de Tourville, Piété confiante, p. 198).
COMMENT, EN EHANCr., l'El T ET DOIT SE FAIHE CETTE ORIENTATION. 59
Mais que parlons-nous de sacrifices et d'efforts? En fait, tous
ceux ([ui se sont consacrés à cette œuvre de la saino édification
d'un foyer y ont pris un tel intérêt, en ont ressenti de telles
satisfactions et de telles joies qu'ils no peuvent assez se louer
de la voie dans laquelle ils se sont engagés. Écoutons plutôt
ce que dit à ce sujet un maître de la Science sociale qui a le
rare mérite de la vivre en même temps qu'il la fait progresser :
« Dire que, renonçant à la vie publique, je me contentai de
la vie privée, serait inexact. Ce/Zerze privée, je m'y trouvai aus-
sitôt comme dans mon élément : elle combla toutes mes aspira-
tions et j'en suis arrivé à conclure que, pour les hommes, la
paix est supérieure à la gloire... L'étude de la vie privée devint
pour moi une passion. Contribuer, après l'avoir organisée
chez moi, à la restauration de la vie privée chez d'autres me
parut un but grandiose, digne de tous mes efforts, bien plus
noble, plus élevé, plus grand que mon idéal précédent, puisqu'il
ne tendait plus à mettre l'honneur de ma vie dans la domina-
tion de mes semblables, mais dans leur affranchissement '. »
Et, en effet, que peut-il y avoir de plus captivant que l'orga-
nisation et l'administration de son « intérieur » et, comme on
disait autrefois, de son ^ mesnage - » ? Ici tous les efforts abou-
tissent, les résultats sont immédiats, visibles, profitant à ceux
qui les produisent; pas d'entraves malveillantes, d'intentions
méconnues, mais au contraire le concours empressé et recon-
naissant de tous les membres de la famille directement inté-
ressés au succès de l'œuvre entreprise. Que de gens n'entend-on
pas se plaindre de n'avoir pas de temps à consacrer à leur vie
de famille ! Le particulariste n'a pas de ces regrets : la vie do-
mestique est sa principale affaire ; il lui accorde tout le temps
nécessaire. Et, chose admirable, il a le sentiment ou plutôt il
sait, de science certaine, que ce qui fait l'intérêt et le charme
1. A. Dauprat. La Rëcolulion ugricule, chap. ix. Il faut lire tout ce chapitre
intitulé : Effets sur notre vie privée {Science sociale, t. XXX, p. 146 et s.).
2. Moiitalembert disait avec dédain : « Les honnêtes gens en France ne sont bons
([u'à avoir des enfants et à s'occuiier de leur famille «. Ce dédain n'est pas de mise.
Si vraiment les honnêtes gens de notre pays avaient beaucoup d'enfants et savaient
les élever comme il conviendrait, notre prospérité nationale serait incomparable
60 I,'ORIE.\TATIO.\ PAHTICULARISTE DE LA VIE.
de son existence constitue en même temps son devoir le plus
strict, le plus urgent, que c'est Vœuvre sociale par excellence,
la plus utile et la plus féconde. Faire par plaisir ce qui est une
obligation, n'est-ce pas le bonheur même'^
Cela dit, nous constaterons, avec la science sociale, que, par-
tout et toujours, une bonne organisation familiale a été liée à
une bonne installation du foyer domestique. Nous commence-
rons donc par chercher une installation qui nous donne, à cet
égard, toutes les facilités désirables.
Ici les enseignements de la science sociale sont précis. Ce qui
est de beaucoup préférable, c'est l'installation à la campagne,
où la vie peut être, plus que partout ailleurs, saine, large et
indépendante. Mais cela suppose ou des occupations rurales
ou une fortune suffisante pour vivre de ses revenus ^ En
tout cas, ce que tout apprenti particulariste doit rechercher,
c'est une maison isolée hors ville. La maison isolée permet seule
à la famille de prendre conscience d'elle-même, de s'apparte-
nir, de se développer, de s'épanouir librement.
« Une des plus fécondes traditions du continent européen,
dit Le Play, est celle qui assure, en beaucoup de contrées, à
chaque famille riche ou pauvre, la propriété de son habitation.
Les institutions qui conservent cette pratique salutaire sont au
premier rang parmi celles qui concourent à la prospérité
d'une nation. Même dans une société fort imparfaite à d'autres
égards, elles donnent aux familles une dignité et une indépen-
dance dont celles-ci ne jouissent pas toujours chez les peuples
qui. plus avancés sous d'autres rapports, ont adopté la fâcheuse
habitude de prendre des habitations à loyer -. »
A vrai dire, la propriété de la maison ne nous semble pas
aussi indispensable qu'à Le Play : elle est souvent impossible
avec les déplacements exigés par les conditions de la vie mo-
1. A ce sujet on peut observer que beaucoup de personnes ricbes dont la vie se
consume vainement dans l'agitation des villes pourraient se créera la campagne des
occupations singulièrement intéressantes et utiles. On commence d'ailleurs à le com-
prendre.
2. La Réforme sociale en France, chap. \\v, § 1 (7° édit., t. I, p. 393).
COMMENT. i:.\ IRANGK, l'ELT ET DOIT SE EAIHE CETTE OKIENTATION . (îl
derne '. L'esscntiol est (juc la famille occupe seule une mai-
son Ht- parée.
« Visolement complet de riiabitation occupée par chaque
famille, continue Le Play, est une des convenances fondamen-
tales de toute société prospère. Les populations rurales qu'on
peut, à juste titre, citer comme des modèles, satisfont à la fois
à cette convenance et aux besoins de la meilleure agriculture
en plaçant l'habitation au centre de chaque domaine. La con-
dition à! isolement est même remplie dans beaucoup de villes
européennes où le prix du terrain adjacent aux voies publiques
commande impérieusement la contiguïté des maisons. Les An-
glais, en particulier, respectent ce principe; et, à Londres, où
le sol acquiert un prix considérable, les moindres bourgeois,
et souvent de simples ouvriers, habitent chacun une maison
séparée- ».
iMais l'isolement de l'habitation ne suffit pas, il y faut encore
le confort. Il est bien entendu que personne n'établit de con-
fusion entre le confort et le luxe. Le confort n'est pas autre
chose c{ue ce qui est commode, simplifie la vie ou le service,
ce qui évite les pertes de temps, ce qui permet une vie plus
saine, plus hygiénique, mieux remplie. Le confort ne pousse
donc pas à la mollesse '^. Kien compris, il fortifie, il récon-
forte en vue des besognes qui sont à accomplir; grâce à lui,
on peut faire plus, mieux et plus vite; il augmente l'aptitude,
la capacité, la bonne disposition. Par exemple, le chauffage
central établira dans la maison une chaleur égale et douce
grâce à laquelle toutes les pièces pourront être utilisées à toute
heure de la journée et de la soirée ; il permettra d'éviter les
difficultés résultant de l'allumage et do l'entretien des feux de
cheminées ou de poêles. L'éclairage électrique ou au gaz sup-
primera l'emploi et l'entretien si ennuyeux et si malpropre des
1. E. Deinolins a montré que la stabilité et la propriété du foyer élai(M>t plutôt
des institutions communautaires. Super, des Anglo-Saxons, p. 187.
2. Op. cil., cil. XXV. § 6 (p. 402). — Voir pour le détail de l'installation anglaiso
(le cottage), E. Demolins, Super, des A.-S., p. 193.
3. P. Schwahn, Périrons-nous par le cou fort? dans Les Français d'hier et ceux
de demain (Science sociale, t. .Wll, p. 475-176).
62 l'orientation tarticulariste de la vie.
lampes. L'eau directement amenée dans les cabinets de toilette
simplifiera le service des domestiques ; une salle de bains favo-
risera l'hygiène de toute la famille en lui épargnant de fasti-
dieuses sorties, etc. Le confort ne va pas, il est vrai, sans une
certaine recherche d'élégance ou de décoration artistique;
mais cette recherche n'a jamais pour objet d'éblouir le public;
elle ne se localise pas dans les pièces de réception; elle se gé-
néralise dans toutes les chambres, de préférence dans celles où
l'on se tient le plus ; elle est forcément sobre, discrète, nulle-
ment ruineuse par conséquent. Elle ne se propose aucun autre
but que de rendre l'intérieur agréable, attirant, prenant si l'on
peut dire, en sorte qu'on s'y trouve bien, qu'on s'y plaise,
qu'on aime à y demeurer, et, si on le quitte, à y revenir comme
en un port assuré et paisible ^.
Nous aurons donc une installation isolée et confortable; ce
n'est pas tout : elle sera mesurée à la dimension d'un simple
ménage^ c'est-à-dire que dans cette maison n'habitera qu'un seul
ménage : le père, la mère et les enfants; aucun autre membre
de la famille, en principe du moins. L'habitation en commun
des enfants mariés et des parents âgés ne donne, sauf de rares
exceptions, que de fâcheux résultats : conflits d'autorités et
d'attributions, absence d'unité dans la direction du ménage ou
l'éducation des enfants, entrave aii libre développement et à
l'initiative des jeunes gens qui cessent de faire effort pour se
tirer d'afl'aire eux-mêmes et tendent à s'appuyer sur le groupe
familial, etc. En pays particulariste, les jeunes ménages vivent
seuls et s'en trouvent bien : leur indépendance a pour corol-
laire la nécessité où ils se trouvent de se suffire à eux-mêmes
et rien ne saurait leur être plus profitable.
Dira-t-on que, pour organiser ainsi sa vie de famille, il faut
des ressources d'argent qui ne sont malheureusement pas à la
portée de tout le monde? Cette objection est sans portée.
E. Demolins cite des exemples d'ouvriers anglais, de simples
1. L'agrément et la douceur du home anglais tiennent en grande partie au con-
fort qui s"y rencontre. Sur le home, V. Science sociale, t. XXXIII. p. 551 ; Mouve-
ment social, t. I, p. 98; Max Leclerc, L'Éducation en Angleterre, t. 1, p. 24, etc.
COMMENT, K\ KKAXCE. l'El'T ET DOIT SE FAIRE CETTE ORIENTATION. G3
artisans, dont rinstallation est ainsi comprise i. En France
même, dans certaines régions, dans certaines villes, on ne s'or-
ganise pas autrement : à Lille, par exemple, presque tout le
monde habite une maison indépendante ; la dilïérence de si-
tuation ne se manifeste que par la dimension , l'élégance ou
le degré de confort de l'habitation.
Au reste, y eût-il lieu de consentir quelques sacrifices, il ne
faudrait pas hésiter à en assumer la charge, si précieux sont
les effets d'une bonne organisation familiale. E. Demolins en
signale trois principaux : 1° sentiment de dignité et d'indé-
pendance; 2" encouragement à l'effort; 3" aptitude à s'élever-.
Nous ajoutons : ï" facilités spéciales pour la vie journalière et
l'éducation des enfants ; 5° bonne humeur et optimisme ;
6" habitude de rester chez soi et de s'y plaire, d'où économies
réalisées sur les sorties, les distractions prises au dehors, les
toilettes de réception ou de soirée, tout ce qui se fait en vue
du public et pour paraître.
Mais tout cela, précisément, est bien caractéristique de l'es-
prit particîdariste, et voilà pourquoi E. Demolins, avec une
justesse de vue parfaite, a pu intituler son article sur Le mode
d'installation au foijer^ lorsqu'il parut dans la Science sociale'^ :
« la iwernière manifestation cVune évolution vers le particula-
risme ». C'est en effet par là que se manifeste, chez les com-
munautaires, le premier symptôme d'orientation particulariste ;
c'est « l'étape initiale, celle vers laquelle il faut d'abord se
diriger et qui, de proche en proche, doit conduire aux autres ».
« C'est à la classe bourgeoise, conclut E. Demolins, à com-
mencer à faire cette évolution par elle-même et pour elle-
même. Elle dépense actuellement beaucoup d'efforts et beau-
coup d'argent pour vivre hors du foyer, pour y multiplier les
relations mondaines et banales; elle a une aversion profonde
pour la résidence rurale, parce que les relations et la vie exté-
1. Supériorité des Anglo-Soxons. chA^. met iv.
2. Op. cil., p. 196. Les développements donnés à ce sujet par E. Demolins sont à
lire et à retenir.
'A. T. XXI, p. 5 et s. — Cet article constitue le chap. iv de la Supérioritc des
A iKjlo- Saxons.
64 l'orientation particulariste de la vie.
rieure y sont plus difficiles; dans son foyer elle apporte ses
soins à meubler luxueusement les appartements de réception et
considère comme superflu d'installer confortablement les par-
ties de l'habitation destinées à la vie de famille; elle rend
son foyer aussi désagréable pour ses enfants que pour elle-
même... En réalité, notre foyer est plutôt organisé pour les
étrangers que pour nous. Voilà ce qu'il faut changer : il faut
s'orienter en sens inverse : // faut se replier sur la vie privée,
s y établir comme dans une place forte et la rendre infiniment
agréable; il y a, dans la vie privée, une puissance méconnue,
mais formidable. Aucun relèvement social n'est possible pour
ceux qui ne se rendent pas compte de ce phénomène^. »
i. Science sociale, l. XXI, p. 27. — Supériorité des Anglo-Saxons, p. 209-210.
ORGANISATION DE LA VIE
Nous voici installés, comment allons-nous organiser notre vie?
Naturellement dans Y esprit pavticularisle. Mais qu'est-ce à
dire?
Nous aurons soin d'abord de ne pas confondre particu-
larisme avec êgo'isme. <( L'égoïsme, dit très justement le
1*. Schwalm, n'est, dans sa racine première, ni anglo-saxon, ni
français; il est humain^. » Il y a des particularistes, comme
des communautaires, dans la vaste catégorie des égoïstes;
mais le particularisme par lui-même ne conduit pas nécessai-
rement à l'égoïsme; bien au contraire! Est-il égoïste, le jeune
Anglais qui, « au moment de choisir sa carrière, ne demande ni
héritage paternel, ni bourse de l'État, ni femme avec dot, ni
protection des gens en place; qui compte uniquement réussir
par son savoir-faire et par son travail; qui, par des moyens
très simples, mais non moins énergiques, s'élève peu à peu lui-
même et n'aura jamais demandé à personne ces sacrifices d'ar-
gent qu'exige chez nous la confectioo d'un avocat, d'un ingénieur
ou d'un officier- ». Assurément, au point de vue social, l'homme
qui sait se tirer d'afïaire tout seul a une autre valeur et peut
rendre d'autres services que celui qui n'est capable de rien
par lui-même et se voit toujours obligé de solliciter un appui
1. L'inUialivc cl le travail nous rendraient-ils égolsles? Dans les Français
d'hier et ceux de demain {Science sociale, t. XVII, p. 473).
2. Ibid., p, 473.
66 l'orientation particulaiuste de la vie.
ou une aide. « Charité bien ordonnée commence par soi-même,
dit un vieil adage. La première charité que nous devions aux
autres, c'est de ne pas leur être une cliarg-e; c'est de nous suf-
fire. Plus nous nous suffirons à nous-mêmes, moins nous
aurons le pitoyable égoïsme qui réclame sans cesse, avec des
airs tendres et des chansons atlectueuses, le dévouement d'au-
trui^ »
Mais comment s'organiser à la manière particulariste? Il
semble que l'entreprise devra se présenter sous un double as-
pect : négatif, positif.
Â. Aspect négatif.
Notre première occupation sera d'assurer notre indépendance
en nous défendant courageusement contre les envahissements
indiscrets et inutiles de la vie courante. — Ici, nous ne pouvons
que procéder à une énumération qui, naturellement, n'aura
rien de limitatif :
I. — La Presse.
Actuellement nous sommes débordés, submergés par le flot
montant des journaux, des revues, des brochures et des livres '.
— Il faut avoir le courage de faire un tri d'autant plus impi-
toyable qu'on serait, par nature ou par profession, plus disposé
à se tenir au courant de toutes les manifestations de la pensée.
Ce n'est pas à dire qu'il faille « s'isoler de la vie contemporaine »
ni s'en désintéresser; mais c'est un devoir de réserver son temps
pour des œuvres plus utiles. « Cet homme, dit Gratry, qui croit
vouloir penser et parvenir à la lumière, permet à la perturba-
trice de tout silence, à la profanatrice de toutes les solitudes,
à la presse g^iotidiemie, de venir, chaque matin, lui prendre
le plus pur de son temps, une heure ou plus, heure enlevée
1. Ibid.,Y). 474.
2. Cf. St-Roniain, Le Journalisme (Science sociale, t. IV, p. 205). — G. Fonsegrive,
Comment lire les journaux (Paris, Lecoffre).
ORCAMSAÏION DE LA VJE. G7
(le la vie par l'emporte-piôce quotidien : heure pendant laquelle
la passion, raveuglemout, le bavardage et le mensonge, la
poussière des faits inutiles, l'illusion des craintes vaines et des
espérances impossibles vont s'emparer, peut-être pour loccuper
et le ternir pendant tout le jour, de cet esprit fait pour la
science et la sagesse'. » D'autre part, les revues se multiplient
d'une façon inquiétante pour la valeur de leur contenu. Il de-
vient presque impossible, même au spécialiste, de prendre seu-
lement connaissance de toutes celles qui intéressent sa spécialité ;
que sera-ce s'il veut encore parcourir les autres? Et pour les
livres nouveaux, les romans surtout, c'est alors qu'il faut oser
avouer qu'o/i n'a pas lu et qu on ignore-. Au reste, cet aveu ne
coûte qu'à celui qui vit de la vie de société et de salon, qui
lit un livre surtout parce qu'il est de bon ton de le connaître
et d'en pouvoir discuter. Le particulariste n'a pas de ces préoc-
cupations : il ne lit pas pour paraître^ mais pour s'instruire ou
se distraire lui et les siens ; son choix est libre, et s'il lui plaît
de lire ou de relire un livre ancien de valeur éprouvée, il s'ac-
corde ce plaisir en toute indépendance. Le particulariste sera
cultivé, instruit, au courant; mais il ne lira que de lexcellent.
Sachant que la vie est courte, il fera un choix méthodique et
s'y tiendra scrupuleusement. Cette règle qu'il s'imposera, loin
d'être une gêne, sera pour lui une libération, un préservatif et,
parsuite,lasource de satisfactions profondes et de joies sereines^.
1. Les Sources, p. 7-8. — Qui pourrait dire les gaspillages de temps et de forces
qu'a entraînés, lors de l'affairef Dreyfus, la lecture inconsidérée des journaux, des
brochures, des revues et des livres ? — Vainement objecterait-on le développement
de la presse en pays particulariste : on sait qu'un seul numéro du Times contient
autant de maiière qu'un volume in-12 de 500 pages (Gide, Pr. d'écon. polit.,
7 éd., p. 139, note). L'Anglais consacre cependant moins de temps, seinble-t-il, à la
lecture de son énorme journal auquel il ne demande que des informations spé-
ciales, que l'abonné du Temps ou des Débals qui lit sa feuille consciencieusement
chaque jour pour ytrouver des jugements tout faits et une lignepolitiquetonle tracée.
2. D'un philosophe de haute valeur, très préoccupé cependant de bien connaître
son temps, M. Ollé-Laprune, on a pu écrire : « Sans cette fièvre et ce souci de tout
lire, qui nous fait perdre tant de temps et nous cause tant de déboires, il lisait
volontiers les livres nouveaux qui lui paraissaient de quelque importance. Il
était au courant sans pédanllsme, mais avec exactitude )>. (G. Fonsegrive, Léon Ollé-
Lajnune, p. 4).
3. Ce qui est à éviter, ce sont les lectures faites au hasard des circonstances et des
68 l'orientatiox particularlste de la vie.
II. — Les œuvres; les associatio?is.
Sous cette double dénomination, nous entendons non seule-
ment les œuvres de charité et de bienfaisance, mais encore les
innombrables associations visant un intérêt collectiC dont tout
homme, ayant quelque situation, est sollicité de faire partie.
Ici encore, il y a lieu de se défendre énergiquement. Est-ce à
(lire que le particulariste se dérobera à la charité ou refusera
de s'associer à ses semblables pour les œuvres de bien public?
A Dieu ne plaise! Mais son action et son dévouement s'exerceront
suivant un choix éclairé. Se défiant des agitations de surface et
bien persuadé que « ce qu'on gagne en étendue on le perd en
profondeur », il ne donnera son adhésion qu'à un petit nombre
d'œuvres, deux ou trois, une seule peut-être i; mais, sans se
contenter de verser à contre-cœur une cotisation annuelle, il
se consacrera effectivement à l'œuvre de son choix, payant de
sa personne et le faisant volontiers, puisque cette œuvre l'in-
téresse et qu'il en désire le succès^. Naturellement, parmi les
associations qui s'ofl'riront à lui, il choisira de préférence celles
qui affirmeront plus ou moins explicitement des tendances ou
des aspirations particularistes, celles par conséquent qui pro-
voqueront à l'effort, à l'élévation personnelle, qui veilleront à
la défense de certains intérêts particuliers menacés, au maintien
ou à la conquête de certaines libertés.
Pour les œuvres de bienfaisance, il s'inspirera des vues sui-
jjublicalions. Il laudiait dresser par écrit la lisle des œuvres qu'on lient à connaî-
tre et s'obliger à puiser dans cette liste. Pour la dresser, on pourrait s'insjiirer du
livre de M. Henri Mazel : Ce qu'il faut lire dans sa vie (Paris, au Mercure de
France). Pour les romans il sera toujours bon de se reporter au répertoire de
M. L. Bethléem .■ Romans à lire et romans à proscrire (Cambrai, 0. Masson).
1. « Quant à la charité qui consiste tout entière dans les bons rapports et la
bonté du cœur, elle doit être raisonnable et ne pas outrer son rôle. Il est impos-
sible d'être une providence pour tout le monde » (H. de Tourville, lettre du
19 mai 1891, reproduite dans Piété confiante, p. G9).
2. Sur les œuvres, V. Mouv. social, t. I, p. 51. — P. Schwalm, art. cit. (Science
sociale, l. XVII, p. 473. — E. Deniolins, Super, des Aucjlo-Saj:ons, p. 405).
ORGANISATION HK l.A Vil]. ()9
vantes : « L'idéal de la bienfaisance //'«/ifawe se place très volon-
tiers dans les œuvres de secours aux incurables, aux désespérés,
aux malheureux, incapables de se relever d'une manière ou d'une
autre. V Anglais, lui, leur viendra aussi en aide, mais non sans
oublier cette considération que ces misères laissées sans secours
et multipliées deviendraient un désordre public, un danger de
la rue, un obstacle pour le travail des gens sains et actifs. C'est à
ceux-ci qu'il pense avant tout : pour eux, s'ils veulent s'élever,
il réservera ses plus généreuses avances. Témoin ces biblio-
thèques, ces lectures, ces missions universitaires d'Oxford ou de
Cambridge, ces sociétés de constructions ouvrières, toutes ces
œuvres collectives ou individuelles qui se multiplient si spon-
tanément en Angleterre ou aux États-Unis... Elles sont la mani-
festation vivante d'une forme vraiment supérieure de la bienfai-
sance et de la charité : en secourant, elles élèvent, parce quelles
aident avant tout l'individu à s'aider lui-même, pour améliorer
sa vie morale et sa vie physique'. »
Parmi ces œuvres, c'est à juste titre qu'on cite les sociétés
pour la construction cVhahilations à bon marché, dont l'objet est
d'assurer à l'ouvrier une installation saine et commode, fonde-
ment, comme nous le savons, d'une bonne organisation fami-
liale. Elles auront naturellement la sympathie de notre particu-
lariste ; et il en sera de même de toutes les œuvres tendant à
faire l'éducation du peuple, non seulement à l'instruire, mais à
lui donner les moyens de s'élever par lui-même, de se dévelop-
per et de se perfectionnçr socialement et moralement. On sera
surtout bien persuadé que les occasions de charité et de bien-
faisance sont souvent plus près de soi qu'on ne se l'imagine et
que l'action vraiment féconde est celle qui s'exerce sur les gens
dont on dirige le travail et qui sont, par leurs occupations,
sous votre dépendance constante. « On commence à s'apercevoir
dit E. Demolins, qu'un chef d'industrie, qu'un propriétaire
1. p. Schwalm, art. cit. (.Se. -soc, t. XVII, p. 475). — « II n y a pas la moindre
utilité, dit de son côté A. Carnegie, à vouloir aider des gens qui ne s'aident pas eux-
mêmes. Vous ne pouvez hisser ([uelqu'un à une échelle s'il ne consent à grimper
un peu lui-même ; quand vous cesserez de le pousser, il tombera et se blessera. »
L'empire des affaires, p. 160.
70 l'orientation i'articulariste de la vie.
rural, qu'un patron quelconque qui s'intéresse au sort de ses
ouvriers, le fait avec beaucoup plus d'efficacité que cinquante
hommes d'œuvres qui prétendent améliorer le sort de gens
qui échappent à leur action par tous les bouts, qu'ils ne connais-
sent même pas, avec lesquels ils n'ont aucun rapport naturel et
positif. » Que de gens bien intentionnés vont porter aux pau-
vres des bons de pain ou de chauffage, qui cependant ne pren-
nent aucun souci de leurs domestiques relégués, selon l'usage,
au sixième étage, loin de toute surveillance et souvent dans la
plus dangereuse promiscuité".
Quant aux associations de bien public, le particulariste s'in-
téressera, naturellement aussi à celles qui émaneront de l'ini-
tiative privée, à celles-là surtout dont l'objet bien défini sera
d'assurer l'indépendance de l'individu contre l'arbitraire ou la
tyrannie des pouvoirs publics. C'est ainsi que, dans le captivant
récit de son expérience personnelle, M Dauprat nous apprend
que son premier soin a été d'adhérer au l^oiiring-Club et kla.
Ligue des contribuables :
« Toute mesure, dit-il, qui sape l'arbitraire administratif, qui
tend à renforcer le particulier aux dépens de l'administration,
est sûre de trouver en moi un adepte militant. C'est ainsi que je
comprends mon devoir social. Le Touring-Club, premier exem-
ple peut-être de l'initiative française, défend les cyclistes con-
tre les vexations administratives et fait capituler les ministres ;
je souscris, par devoir de solidarité, au Touring-Club. — La
Ligue des contribuables s'annonce; à la première nouvelle, je
demande où l'on peut souscrire. Les députés dilapidateurs ont
été muselés; la Fédération des contribuables lutte contre la
progression de l'impôt; j'en fais partie.
« De même, bien que je n'attende pas le salut de cette insti-
tution, j'ai été un des promoteurs de notre Syndicat agricole
communal., ci }Q suis même membre honoraire de celui d'une
commune voisine. C'est toujours une œuvre d'initiative privée,
par conséquent à encourager; de plus, elle réunit les partis op-
1. Supériorité des Anglo- Saxons, p. 40C>.
2. V. plus loin (|). 108-109) ce que nous disons de la question des domestiques.
OHGAMSATION DE LA VIE. 71
posés par un intérêt commun, défini, matériel, palpable, qu'elle
satisfait, en fournissant au cultivateur l'engrais non fraudé à
meilleur compte.
« Ce ne sont là que quehjues exemples d'une manière de
faire habituelle et voulue. Les idées, du reste^ commencent à
s'orienter vers la lumière et bientôt on y verra généralement
clair. Le jour où les Franc^-ais s'aviseront que l'idéal social n'est
pas d'être une race de contribuables bien soumis à leurs fonc-
tionnaires, mais une race d'hommes libres, bien servis pa?' ieurs
fonctionnaires, ce jour-là, les abus cesseront et le colon de
France y aidera'. >;
III. — Les relations; le monde.
Rien n'est plus envahissant, troublant, désorganisant que
« le monde ». Aussi notre particulariste va-t-ii avoir, ici encore,
à se tenir sur le qui-vive et à se défendre. N'exagérons rien ;
il n'est pas question de rompre avec ses amis, de renoncer à ses
relations, ni de vivre en solitaire. Il s'agit seulement de ne
pas laisser accaparer son existence ou certaines portions im-
portantes de son existence par les occupations futiles et oiseuses,
les démarches vaines, les distractions épuisantes de la vie exté-
rieure et mondaine.
Si Ion recherche avec quelque attention les raisons pour
lesquelles, dans notre société moderne, on « va dans le monde »,
on fait et on reçoit des visites -, on ne tarde pas à se rendre
compte que ces raisons sont à peu près les suivantes :
i" Dans un pays où les fonctions publiques, civiles et mili-
taires, sont si nombreuses et se multiplient de jour en jour,
c'est une obligation pour les inférieurs de rendre leurs devoirs
aux supérieurs hiérarchiques dont ils dépendent et dont ils at-
tendent tout avancement et toute faveur. De là ces réceptions,
bals, soirées, dîners, visites où les subalternes trouvent mille
1. Science sociale, t. XXX, p. .ÎT.
2. Cf. d'Azambuja, Pourquoi on fait des visiles {Science sociale, t. XXIX, p. 6).
72 L ORIENTATION PARTICULARISTE DE LA VIE.
occasions de se faire valoir auprès de leurs chefs et où ceux-ci
prennent un vif plaisir à se sentir l'objet de tant de démarches
flatteuses pour leur amour-propre.
2° Dans une société telle que la nôtre où l'on se sent si peu
fort, où l'on a tant de mal à se suffire, où les enfants sont si
peu formés à se tirer d'affaire par eux-mêmes, comment ne sen-
tirait-on pas au vif le besoin de relations? Sait-on jamais ce
qui pourra arriver? N'aura-l-on pas un jour besoin de iM. X.
pour recommander un fils, un neveu, un cousin, ou de M"'° V.
pour marier une lille, une nièce ou une amie? De là le soin
jaloux qu'on met à .se créer des relations et à les entretenir dès
qu'on en a.
3° Ajoutons que les bals et les soirées sont, chez nous, à peu
près les seules occasions que les jeunes gens aient de rencon-
trer les jeunes filles et par conséquent de les connaître. Il faut
donc bien conduire ses filles dans le inonde K
Mais ces modestes avantages ne sont-ils pas payés bien cher ?
Qui peut ignorer la tyrannie que ces obligations mondaines font
peser sur la vie familiale? Si l'on a reru une invitation, ce
n'est pas de la rendre qui est gênant, mais de le faire dans de
certaines conditions : quelles que soient vos ressources, quel-
que simple que soit votre habituel train de vie, il faut que
votre réception soit aussi brillante que celle que vous avez ac-
ceptée, votre salon aussi somptueux, votre dîner aussi délicat,
votre toilette aussi élégante... De là, nécessairement, des
dépenses qui faussent complètement un budget domestique. —
Surviennent les approches du !■=' janvier : c'est le branle-
bas général des visites de l'aji. Pour ceux qui ont quelques
relations, il n'y a aucune exagération à dire que les deux mois
de décembre et de janvier y sont à peu près exclusivement con-
sacrés; deux mois sur douze : un sixième de l'année ! Heureux
encore si quelque indisposition survenue à cette époque fertile
en grippes ne vous a pas justement cloué à la maison, vous
obligeant à prolonger l'ère des visites jusqu'en mars ou en avril !
1. Disons enfin que, pour beaucoup de fcinnies de notre société, les visites sont
le seul moyen de combler le vide de leur existence.
OUGANISATION DE LA VIK. 73
N'oublions pas les complications accumulées sous nos pas et
auxquelles nul n'aie courag-e de se soustraire. Les visites faites
par Madame n'en dispensent que très difficilement Monsieur :
il faut beaucoup s'excuser; encore n'est-on pas toujours sûr
d'être absous. Puis il y a les Jours : deux dames habitant la
môme rue, quelquefois la même maison, reçoivent à des jours
difïérents; même depuis quelque temps, on ne reçoit plus que
les trois premiers lundis, mardis, etc. du mois, ou les trois der-
niers, à moins que ce ne soit le deuxième et le quatrième; en-
fin il y a les heures : ce n'est plus comme autrefois tout
l'après-midi, c'est de trois à cinq ou de quatre à six, et malheur
à l'étourdi qui arrive avant ou après les heures fixées! Que
de chinoiseries vraiment et comme tout cela est peu digne de
gens soucieux d'organiser sainement et normalement leur vie
privée !
Que fera notre particulariste? Sous l'influence d'idées que
nous ferons connaître plus loin, — sans rien brusquer d'ailleurs
et tout en restant d'une correction parfaite — il se dégagera peu
à peu de toutes ces obligations et corvées mondaines. Bien per-
suadé que le bonheur de la vie n'est pas dans l'avancement à
tout prix, ni dans les honneurs ni dans les distinctions officiel-
les ', que les relations, sans être inutiles, ne servent pas à tout,
que rien ne vaut mieux, pour l'établissement des enfants, qu'une
solide et forte éducation, que les plaisirs vrais et sains ne sont
pas au dehors, dans le monde, mais chez soi, dans la famille, il
se réservera, il se défendra contre toute sollicitation de relation
nouvelle; je ne dis pas qu'il restreindra ses relations actuelles,
car toute restriction, toute suppression pourrait équivaloir à une
impolitesse grave ; mais loin de chercher à étendre le cercle de
ses relations, il le laissera se resserrer de lui-même par voie
d'extinction et il ne remplira pas les vides... ou du moins —
entendons-nous — il les remplira d'une certaine façon qui sera
nouvelle, et c'est alors que la vie de société prendra pour le par-
ticulariste un charme imprévu.
1. Cf. Science sociale, t. IV, ji. 497; I. XXIX, p. 375.
74 l'orientation particulariste de la vie.
Le temps, les loisirs dont il fera l'économie par l'extinction
progressive des relations de hasard et de surface, il les consa-
crera :
1 " A sa famille d'abord, bien entendu, pour le plus grand profit
et la plus grande joie (il le verra vite) de sa femme, de ses en-
fants, de ses proches ;
2° A ses vrais amis, à ses amis d'enfance et de jeunesse, à ceux
avec lesquels il se sait et se sent en communauté de souvenirs,
de pensées, de sentiments, et que, dans le tourbillon de la vie
mondaine, il aura peut-être été amené à négliger plus qu'il n'au-
rait voulu ^ ;
3° C'est ici qu'est le point de vue nouveau — à la créa-
tion de relations intéressantes et profitables, orientées dans le
sens particulariste. Qu'est-ce à dire? C'est-à-dire qu'il cherchera
à se mettre en relation avec les familles qui conçoivent la vie
comme lui, qui ont réalisé cette conception avant lui ou essaient
de la réaliser en même temps que lui, celles qu'il peut considérer
comme des autorités sociales^ que, par conséquent, il aura profit
et intérêt à connaître et à fréquenter, dont il retirera du bien
et auxquelles il sera en situation d'en faire lui-même. — Mais,
dira-t-on, de telles familles sont encore l'exception, et nous n'en
connaissons pas dans notre entourage immédiat. C'est possible ;
mais qu'importe? Ces familles existent, et, si on le veut vraiment,
on les connaîtra bien vite '. Aujourd'hui les relations peuvent
très bien n'être plus, comme autrefois, des relations de voisinage :
avec la facilité actuelle des moyens de communication, quel
inconvénient y aura-t-il à avoir ses amis à quelques dizaines,
voire à quelques centaines de kilomètres? On aura toujours la
ressource d'écrire, et, pour les visites, si elles sont plus rares,
plus difficiles, elles n'en seront que plus intimes, plus person-
nelles, plus prolongées aussi, et alors vraiment agréables, utiles,
réconfortantes.
1. Au nouvel au, ce sont les amis qu'on va voir en dernier; cest vis-à-vis d'eux
([ue la correspondance est toujours en retard ; et c'est ainsi que de vieilles et véritables
amitiés s'éteignent faute d'aliment.
2. Notamment par l'intermédiaire de la Société de Science sociale dont le siège
est à Paris, 56, rue Jacob.
OnCAMSATION DE LA VIE. /O
Les résultats de cette orientation nouvelle sont faciles à saisir :
le premier, et le plus important, sera un retour à la vie nor-
male, saine et ordonnée; — le second, une organisation de
vie intéressante et féconde. Certes, le particulariste ne vivra pas
dans l'isolement, tant s'en faut! Mais, au lieu d'être constam-
ment en représentation avec des indififérents dont il ne peut
connaître les véritables pensées, à l'égard desquels il doit sans
cesse surveiller ses attitudes et son langage, surtout si ce sont
des hommes influents dont sa situation dépende, il aura, en
dehors de la famille, des amis et des relations de son choix,
dont il sera sur et vis-à-vis desquels la franchise et la sincérité
seront enfin possibles! Quelle satisfaction et quelle source de
joies profondes !
Mais que pensera-t-on, dans le monde, d'un homme qui aura
le courage et l'énergie de s'orienter de la sorte? N'en doutons
pas : il inspirera à tous le respect. Comme, d'une part, il se po-
sera tel qu'il est, sans ostentation, sans pédantisme, mais aussi
sans respect humain; comme, d'autre part, ce sera, au vu et au
su de tous, un travailleur dont les instants seront comptés (sans
quoi, cène serait pas un particulariste) ; comme, enfin, sa femme
sera, en même temps que lui, active, laborieuse et sans doute
mère très occupée d'une nombreuse famille, on les acceptera l'un
et l'autre tels qu'ils seront; finalement, ils recueilleront l'appro-
bation, l'estime, l'admiration môme de ceux qui, tout d'abord,
auraient été tentés de les critiquer.
VI
ORGANISATION DE LA VIE {Suite).
B. Aspect positif.
Après l'attitude de défense, celle d'action et de progrès. —
Il ne s'agit plus seulement de se défendre, de se garder, il
faut se mettre en mesure d'agir, de travailler, d'accomplir son
œuvre particulariste. — Pour cela, la première chose à faire
sera d'acquérir et de développer en soi la valeur personnelle,
de faire de soi, dans toute la force du terme, un homme —
vir esto — un caractère.
Mais puisque nous voulons, dans ces notes, aboutir à des ré-
sultats vraiment pratiques, cherchons à déterminer en quoi
consiste exactement cette virilité de caractère qu'il faut con-
quérir à tout prix.
Un homme de caractère sait porter un jugement personnel,
prendre une décision et s'y tenir; il se possède, se tient en
main, ne se trouble pas aisément; il sait être lui-même, repo-
ser sur soi ; il ne redoute ni les initiatives, ni les responsabi-
lités; il a volontiers l'esprit tourné vers l'avenir, vers le pro-
grès; il aime la vie, l'aborde avec contiance, l'envisage avec
un certain optimisme.
Reprenons quelques-uns de ces traits :
1'' Porter un jugement personnel sur tel événement, telle
personne, telle doctrine n'est pas chose aisée à notre époque
ORGANISATION DK LA VIH. 77
surtout : dans la confusion des lectures ou des conversations, on
perd pied facilement; on doute, on hésite; finalement on adopte
l'opinion de son journal, colle de son monde, de son parti, de
son interlocuteur. Une telle attitude n'est pas digne d'un par-
ticulariste. Il doit juger par lui-même; il y réussira pour peu
qu'il s'y applique.
Remarquons qu'il se trouve déjà dans des conditions très fa-
vorables pour juger sainement des hommes, des choses et des
idées : un isolement relatif et l'indépendance personnelle.
Mais cela ne suffît pas: pour juger, il faut une régie fixe à
laquelle soumettre tout ce qui doit être objet de jugement,
sinon la raison n'élabore que des opérations sans unité et sans
cohérence. Il faut donc s'appliquer à trouver cette norme in-
dispensable et à la tenir toujours présente à l'esprit. Une
excellente habitude à contracter pour un particulariste est de
tout considérer à la lumière de la méthode d' observation qui
est celle de la science sociale, c'est-à-dire, — le fait à exami-
ner étant bien établi, la pensée bien précisée et analysée —
d'en rechercher les causes d'abord, puis les effets, les résultats
en vertu de la maxime : au fruit on reconnaît l'arbre. Les ré-
sultats sont-ils bons, engendrent-ils un état de satisfaction, de
bien-être et d'harmonie, n'hésitons pas : le fait ou la pensée
qui ont produit de tels résultats méritent notre approbation;
nous sommes dans l'ordre et dans la vérité, et le développe-
ment de ce fait ou de cette idée entraînera manifestement un
progrès. « Il faut s'habituer, a écrit H. de Tourville, à voir les
vrais et bons résultats des choses qu'on pense et qu'on fait et
que les autres pensent et font, pour ne pas devenir un simple
théoricien... C'est au fruit qu'on reconnaît l'arbre. De même
c'est aux bons résultats de nos idées que nous voyons si elles
sont justes et vraies. » Une fois cette position prise, après
sérieux examen, il faut, coûte que coûte, s'y maintenir, ne
varietur.
2° Prendre une décision et s^ij tenir, en accepter d'avance
toutes les conséquences possibles, chose difficile encore et qui
demande application. Pour cela, il sera bon de commencer
78 L ORIEMATION PARTICILARISTE DE LA VIE.
par des choses simples et de très peu d'importance. La vie de
chaque jour en offre mille occasions lamilières : on s'obligera à
se lever tous les matins à une heure donnée, par exemple', à ne
consacrer à sa toilette qu'une demi-heure, rien de plus; à
prendre le tub régulièrement ou à faire quelque exercice phy-
sique de cinq ou dix minutes; on s'imposera une lecture ou une
promenade - de telle heure à telle heure ; père de famille, on a
prononcé telle punition pour tel méfait, on l'appliquera stric-
tement conmie on l'a annoncée.
Surtout il faudra s'habituer à accepter les suites des décisions
prises. Une punition un peu trop sévère a été prononcée; vous
regrettez votre rigueur; n'importe : que la punition soit appli-
quée; une autre fois vous réfléchirez avant de sévir. Réfléchir,
c'est là en effet le point important : avant toute décision il im-
porte de se recueillir, de peser soigneusement le pour et le
contre ; mais une fois le choix arrêté, il faut s'y tenir et aller
jusqu'au bout de ce qu'on a résolu.
« Dans tous vos actes délibérés, dit le P. Hecker, calmez
votre esprit, prenez l'attitude de celui qui reçoit une visite ou
qui écoute parler; puis décidez... Ne tenez pas compte de ce
que les gens disent, gardez votre manière de voir, tenez-vous-
en à votre scnsei abo?ide:-î/. Que chacun, comme dit l'apôtre,
abonde dans son propre sens. Ne cherchez pas à ranger tout le
monde à votre avis : il n'y a pas deux nez qui se ressemblent;
encore moins deux âmes ^. »
3° Se posséder, se tenir en main^ ne pas se troubler a toujours
été considéré, par les penseurs de tous les temps et de tous les
pays, comme le point culminant de la sagesse humaine ; le
particulariste doit chercher à y atteindre. Ce qu'il aura une fois
reconnu être juste et bon, à la lumière de sa raison éclairée
par les faits, il ne souffrira plus de le remettre en question;
il s'interdira cette fâcheuse tendance, presque maladive, qu'ont
1. Si le lever de 6 heures paraît trop matinal, on fixera G heures et demie, ne
qukl iiimis ; mais on exécutera ponctuellemenf la décision prise : tout est là.
').. Remarquons qu'il est souvent aussi diflicHe de tenir sa décision pour une chose
de pur agrément que pour un travail on une démarche pénibles.
3. W. Elliott, Le P. Hecker, trad. i"r., p. 318-319.
ORC.AiMSATION Iti: l,.\ VIE. 79
certaines gens de regretter toute décision prise et de se
demander, chaque fois, s'ils n'auraient pas mieux fait de
prendre la décision contraire. Est est, non non : quand c'est
oui, c'est oui; quand c'est non, c'est non. Et il ne faut se
laisser détourner de ce qu'on a cru devoir décider ni par
les jugements d'autrui, ni par les railleries, ni par le respect
humain. Pas davantage ne faut-il se laisser troubler ou agiter
par les événements ou les situations qui ne dépendent pas de
nous. « N'est-ce pas folie, dit H. de Tourvilie, que d'attacher
l'allure de son âme à un mouvement extérieur sur lequel
on a si peu de prise, ou plutôt aucune prise certaine selon
son gré à soi'. » Que de gens ont eu à déplorer des résolutions
hâtives prises dans l'agitation de crises politic[ues auxquelles
il suffisait de laisser le temps de s'apaiser pour n'avoir pas
à en souffrir^. Le particulariste réagit contre de tels entraîne-
ments; de même qu'il résiste aux appréhensions vaines : « En
général, dit encore H. de Tourvilie, n'inclinons pas du côté des
appréhensions trop vives, car nous soutirons souvent plus des
maux que nous redoutons que de ceux qui ad viennent vraiment,
et à quoi bon? puisque, quand ils adviennent, ils apportent avec
eux une force pour les accepter, que nous n'avons pas à l'avance.
Nous sommes plus dans le vrai et dans la force par conséquent,
en face des maux réels qu'en face des maux encore inexistants.
Soyons très positifs à cet égard comme en tout, car Dieu a
fait notre nature pour ce qui est, et non pour ce que notre
esprit se forge '. » Le particulariste cherche à réaliser en lui le
calme , la maitrise de soi-même [compos sui), un certain état
d'impassiliilité et de llegme : « Je voudrais vous voir, dit tou-
jours H. de Tourvilie, plus de flegme anglais, plus de conviction
qu'il faut profiter du peu qu'on reçoit des autres pour se secou-
rir s<ji-même, help yourself, et être enchanté de ce progrès per-
1. Lettre du 11 février 1890. — Piéle confiante, p. 189.
2. Qu'on se souvienne seulement de l;i |)aiiifiue causée, il y a peu de temps, i)ar la
révolution de Russie à certains porteurs de valeurs russes qui, pour réaliser à tout
prix, ont préféré subir des pertes considérables.
3. Lettre du 11 février 1899, op. cit., p. 18G.
80 l'orientation particllakiste de la vie.
sonnel^ » Et ailleurs : « Soyez réservé dans l'extérieur. Au
dedans, donnez de la gravité à vos sentiments et aimez avec le
sérieux anglo-saxon : ne vous allumez pas comme un feu d'ar-
tifice 2. » Vainement les hommes à qui vous avez fait du bien ne
vous témoigneraient-ils que de l'ingratitude : « Quel beau tem-
pérament quede vouloir le bien, en se passant de retour, quand
le retour ne vient pas! Tu ne m'es pas reconnaissant; tant pis,
je t'ai fait du bien. Voilà le vrai discours anglais, j'entends,
l'anglais pris dans sa perfection^. » Vainement les choses tour-
neraient-elles autrement qu'on ne le souhaite; vainement sur-
viendraient pour soi ou pour les siens les ennuis, les déceptions,
les maladies, les infirmités : il faudrait, si difficile que cela
fût, ne se laisser aller à aucune irritation, aucun décourage-
ment, même aucune mauvaise humeur. — Et c'est alors qu'on
pourrait avoir conscience d'être « une grande et belle nature,
non pas selon l'orgueil du monde, mais selon la vérité simple
des choses », une nature forte, énergique, puissante, exerçant
sur son milieu une action profonde « non pas toujours évidente,
mais toujours certaine^ ».
Pour avancer dans cette voie, on trouvera une aide efficace
dans la lecture des grands moralistes de l'antiquité, en par-
ticulier des stoïciens, mais surtout dans la méditation des
moralistes chrétiens '■'. Rien ne sera fait cependant sans une ap-
plication constante, et un exercice persévérant portant, au
début, comme nous l'avons dit déjà et le redirons encore, sur
des choses très simples et relativement faciles.
.'1." Etre bien soi-mnne, ne pas chercher à ressembler à tout
le monde ni à copier le voisin, voilà bien encore un trait de la
1. LeUieclu 7 janvier 1900, op. cit.. p. 202.
2. Lellie du 18 août 1898, op. cit., \t. 177. — Taine recoiuniandait, à l'exemple
des Anglais, « l'économie des gestes et des paroles «. Notes sur V Angleterre, p. 34.
;>. Lettre du 7 janvier 1900, op. cit., p. 202.
4. Lettre du 11 février 1899, op. cit., p. 189.
."). Epictète, Marc-Aurèle, Lettres spirituelles de Fénelon, de Bossuet. — Cf. P. de
Caussade, L'abandon à la Providence divine (Gabalda), ouvrage dont M. OUé-
Laprune mourant recommandait aux siens la lecture. Fonsegrive, op. cit.. p. 15.
Nous devons signaler ici la belle édition de la Correspondance de Bossuet que
publie la librairie Hachette sous la direction de MM. Urbain et Levesque.
OliC.ANISATlON DE LA VIE. 81
formation particulai-islc. La formation particulariste, dit H.
de Tourville, donne à l'individn <' cette tendance fondamentale
à se rendre Fesprit indépendant, pour se gouverner au mieux
scion sa propre nature, non en s'appuyant sur les idées cou-
rantes et traditionnelles, mais sur une observation attentive de
tout ce qui se produit de nouveau, sous la charge joyeuse de sa
responsabilité' ». « La grande affaire, dit-il encore, c'est de ren-
dre sa propre nature libre au dedans, de s'habituer à être seul
dans sa manière de voir, de s'y confirmer par l'insuccès des
vues et des efforts contraires, et de trouver une grande paix
dans cette possession de la vérité. On se défait ainsi de cet état
d'enfance et d'enfantillage qui nous fait croire au besoin d'être
approuvé et appuyé par quelque autorité officielle et convenue-. »
Il ne faut ni se préoccuper d'être comme tout le monde ni se
désoler en voyant que les autres vous ressemblent si peu. H. de
Tourville revient sur cette idée presque à chaque page de sa
correspondance : « Ne vous mettez plus en tête d'arriver à être
comme tout le monde. Ne vous étonnez pas non plus que les
autres ne soient pas comme vous; cela ne peut venir qu'à la
longue , on n'est pas pionnier pour se trouver tout de suite en
grande compagnie-^. » Et ailleurs: «Ne vous étonnez pas de ne pas
gagner les autres à vos sentiments. Les esprits qui sont les pre-
miers à porter en eux une vérité la portent longtemps solitaire^...
11 nous faut, j au milieu du monde actuel, beaucoup d'ermites
sachant porter l'isolement d'idées nouvelles etd'une vie où l'no
veut se suffire^... Ainsi jouissez pour vous-même de la lumière,
sans vous étonner qu'elle soit si peu aisée à communiquer.
Elle fait cependant son chemin, non pas tant par nous que par
la force des choses. Vous n'êtes qu'en avance et cela est bon d'y
voir clair de loin et de libérer son àme par la lumière, dès
qu'on l'entrevoit ''. »
1. Letlre du 20 février 1895, o;). cit., p. 132.
2. LeUie du 23 juillet 1894, op. cit., \^. 126.
3. Lettre du 28 août 1893, op. cit., p. 112.
4. Lettre du 23 juillet 1894, op. cit., p. 127.
5. Cité par Bureau, Vœuvre de H. de Tourville, p. 3, note 2.
6. Lettre du 23 juillet 1894, op. cit., p. 127.
82 l'orientation particulaiuste de la vie.
5" Après cela, on se sentira la force de reposer sur soi paisi-
blement et en toute assurance : « savoir reposer tranquille-
ment sur soi-même, c'est-à-dire aimer à être livré à soi-même
en choisissant ses appuis, ses exemples, sa doctrine, par le
témoignage de l'accord qu'ils ont avec notre nature, par l'expé-
rience du bien qu'ils nous font et du besoin que nous en avons;
et puis ne se soLicier de rien autre chose, parfaitement assuré
qu'étant ainsi dans sa vraie manière à soi, on cadrera de fait
avec les règles convenues et avec les gens autant que la nature
des choses le permet; car cjid est dans son vrai est dans les
meilleurs rapports qu'il puisse raisonnablement espérer avec
qui n'est pas soi ' ». Ainsi peu à peu on prendra conscience de
sa valeur, ou plutôt des efforts qu'on a faits, des résultats qu'on
a obtenus, de ceux qu'on obtiendra certainement encore; on
aura confiance en soi et dans la vie...
6" Et tout naturellement, spontanément, l'esprit s'orientera vers
l'avenir, vers le progrès. « Selon notre expression américaine, dit
M^'' Ireland, allons de r avant... Qui ne hasarde rien n'a rien...
Ne craignez pas le nouveau... Le monde est entré dans une
phase entièrement nouvelle. Le passé ne reviendra pas. La
réaction est le rôve d'hommes qui ne voient ni n'entendent,
d'hommes assis aux portes des cimetières, pleurant sur des
tombes qui ne se rouvriront pas et oubliant le monde vivant
qui les pousse 2. » Et ailleurs : « Le progrès, c'est la création
continuée : arrêter le progrès par malveillance ou par paresse,
c'est un crime contre le créateur et la créature... Sans doute
il y aura toujours dans notre humanité bornée le péché et la
misère, la souitrance et la mort; mais le mal peut être diminué
et le bien augmenté; et c'est en cela que réside le progrès...
L'histoire de l'humanité est une histoire de progrès"^. » De son
côté, H. de Tourville ne cesse de pousser dans cette direction :
« Il faut vivre de pensée et de cœur avec les âmes de l'avenir ;
1. LeUre du 20 février 1895, op. cit., p. 133-i:!4.
2. L'Eglise et le siècle, trad, fr., p. 96.
3. Ibid., p. 214-215. Ce beau discours de M*^^' Ireland sur le l'iogrès humain est à
lire en entier.
ORGANISATION DK LA VIE. 83
c'est pour elles que chaque génération travaille en ce monde
plus que pour elle-iiirme ' ». « Soyez très libre pour concevoir
tous les progrès et très heureux d'y faire le possible, le prati-
cable, selon la connaissance que vous avez des gens; mais,
pour ce (|ui n'a pas d'écho ou soulève clameur, contentez-vous
vous-même par la joie personnelle d'être en avant des temps
par l'esprit et le cœur... Des âmes, comme sont les nôtres, appar-
tiennent déjà au xxi^ siècle pour ceci, au xxv* peut-être pour
cela et sont comme les premiers exemplaires d'un tirage fait
d'abord pour les amateurs et destiné plus tard au public
tout entier-. »
7° Une conséquence toute naturelle de cet état d'esprit est
Toptimisme, l'amour de la vie, de tout ce qui l'augmente et
l'accroit dans le monde ou dans l'homme. Le particulariste
n'est pas, ne peut pas être un pessimiste; le pessimisme dé-
prime, paralyse, annihile les forces vives de l'individu; et le
particulariste veut au contraire développer en lui l'énergie et
l'initiative. Au reste, cette doctrine repose sur une erreur fon-
damentale : « Ce qui nous fait paraître la vie triste et lamen-
table est une erreur, dont il faut nous défaire. Retenez cela et
usez-en. Vous verrez les progrès que vous ferez dans la vitalité.
Si nous trouvons la vie malheureuse et le monde pitoyable,
c'est que nous avons mal compris'^ ». Sans doute nous vivons à
une époque troublée où la vérité et le progrès ne sont pas
toujours faciles à reconnaître, mais cette difficulté même n'est
pas sans attrait, par la satisfaction qu'elle procure à celui qui a
su la vaincre : « Le grand intérêt de ce temps-ci, c'est que le
monde fait peau neuve. S'il est vrai que ces époques solen-
nelles de transition sont pénibles, difficiles à beaucoup d'égards,
elles ont leur charme, parce qu'on sait alors que le lourd man-
teau du passé, de toutes ces choses qui n'entrent plus dans
notre esprit, tombe peu à peu fatalement et dégage notre
àme. C'est le sentiment qu'il faut que vous ayez. Il donne beau-
1. Lettre du 28 avril 1902, op. ciL, p. 220.
2. Lettre du 7 janvier 1900, op. cit.. p. 200-201.
3. Lettre du 11 février 1899, op. cit., p. 192.
84 l'orientation particulariste de la vie.
coup de calme et de sérénité à tous ceux que j'ai pu persuader
L'horizon s'ouvre et s'illumine au lieu de se fermer et de
s'obscurcir de plus en plus. La Science sociale vous aidera à
déterminer le sens de cette évolution^.., » Ainsi pas de décou-
ragement : « Le pessimiste qui s'arrête à prononcer des paroles
décourageantes ne sait pas lire les leçons que donne la nature
dans l'éclat de son soleil matinal et dans la richesse de ses
fruits d'automne ~, » Pas de dénigrement à l'égard de son temps
ni de son pays : « La critique vient généralement des hommes
fainéants qui se réjouissent de voir l'insuccès suivre l'action,
parce que, decette façon, ils trouvent la justification deleurpropre
paresse '■. » Est-ce à dire qu'il faudra, départi pris, tout louer et
tout admirer? Certes non : l'indépendance du jugement demeure
entière. Mais il faut s'attacher de préférence au bien qui se fait
— et il s'en fait — afin de maintenir son esprit dans les dispo-
sitions qui conviennent jîour continuer ce bien, l'augmenter
et promouvoir le progrès : « Il ne faut pas gémir sur l'état du
monde, comme s'il était perdu. Il y a tout simplement une
crise entre le vieil esprit et le nouveau, et elle se révèle d'au-
tant plus que le vieil esprit se voit plus vieux et s'aperçoit que
rien n'est plus à son point de vue. C'est une bonne bataille
dont l'issue n'est pas douteuse en faveur de ce qui vient contre
ce qui a été ^. » « Pour ma part, s'écrie M^' Ireland, je vois dans
le siècle présent un de ces soulèvements puissants qui ont lieu
de temps à autre dans l'histoire de l'humanité, et qui en mar-
quent les pas dans sa marche ascendante et continue... En
dépit de ses défauts et de ses erreurs, j'aime mon siècle; j'aime
ses aspirations et ses résolutions; je me complais dans ses actes
de valeur, dans ses industries et dans ses découvertes. Je le
remercie de sa large bienfaisance envers mes compagnons,
envers le peuple plutôt qu'envers les princes et les potentats.
Je ne cherche pas à remonter vers le passé à travers l'océan
1. Lettre du 28 août 1893, op. cit., p. 109.
2. Msi^ Ireland, op. cil., p. 21i.
3. Ibid., p. 94.
4. Lettre du 11 février 1899, op. cit., p. 193.
ORGANISATION DE LA VIE. 85
des âges. Je regarderai toujours en avant. Je crois que Dieu
entend que le présent soit meilleur que le passé et l'avenir
meilleur que le présent •, » Il faut donc aimer son temps^,
reconnaître avec équité ce qu'il a de bon, les efforts qu'il fait
pour obtenir mieux; il faut accueillir avec sympathie et bien-
veillance celles de ses tendances qui peuvent aboutir à une meil-
leure organisation de la vie sociale, une plus juste répartition des
biens, une amélioration de la condition des petits et des humbles.
La démocratie est une de ces tendances : bien dirigée, elle peut
être cause de grands avantages : nous l'accepterons donc volon-
tiers \ Le Socialisme est une autre de ces tendances ; nous l'analy-
serons, nous rejetterons la formule socialiste elle-même que nous
jugeons fausse, mais nous dégagerons Vâme de vérité qui anime
et qui soutient cette formule; ainsi, tout en repoussant comme
erronées dans leur fond les théories collectivistes, nous serons
pourtant avec ceux qui veulent la suppression des misères crian-
tes, des inégalités iniques, qui font entendre des revendications
légitimes ^. De cette manière encore nous serons de notre temps,
nous en favoriserons les aspirations sociales, nous accepterons
du socialisme les seules choses qui puissent jamais passer et s'in-
corporer dans la vie des sociétés, devenir vraiment vivantes :
nous marcherons dans le sens des choses, dans le sens de la vie.
Mais, dira-t-on, pour créer en soi une telle mentalité, une
telle personnalité, un tel caractère, il faut une volonté peu
commune, une énergie singulière, une persévérance que rien
n'arrête, — A viai dire, la bonne volonté suffit, la bonne
1. M'' Irelaiid, op. cit., p. 34, p. 8G.
2. V. la très remarquable brochure de M^"^ Bonomelii, évêque de Crémone : Ce
qu'il faut penser du xix siècle (trad. fr. Paris, Ch. Amal).
3. Sur la démocratie envisagée à ce point de vue, lire surtout l'Introduction de la
Démocratie en .Unérique d'A. de Tocqueville. — Cf. G. Fonsegrive, La Criss sociale,
ch. IX : L'idée démocratique; M«' Guilbert, La Démocratie et son avenir social et
religieux, citât, dans Ms' Bonomelii, op. cit., p. 6'J-73. — Ollé-Laprune, La Vitalité
chrétienne, p. 307-308 et 236. — C" d'Haussonville, L'Equivoque démocratique ;
dans le volume intitulé : A l'Académie, p. 273 et s.
4. Ollé-Laprune, discours sur la Virilité intellectuelle, p. 18, reproduit dans
le livre intitulé •- La Vitalité chrétienne, p. 123-124. Nous ne saurions trop recom-
mander la lecture de cet admirable discours. — Cf. du môme auteur : Attention et cou-
rage, dans le même volume, p. 30'J, 312.
80 l'orientation PARTICULARISTE II LA VIE.
volonté de développer en soi, par un exercice régulier et pro-
longé, les ressources naturelles d'énergie qui ne font défaut
à aucun homme. On a beaucoup écrit, dans ces dernières an-
nées, sur l'éducation de la volonté et plusieurs de ces livres sont
excellents : on en peut tirer grand profit'. Tous se ramè-
nent d'ailleurs à cette conclusion : il faut éviter les efforts
excessifs, les résolutions extrêmes : cela ne dure pas, ne peut
durer; après l'élan démesuré survient l'inévitable défaillance
et l'inévitable découragement. Il y faut aller plus modérément,
plus simplement : s'assigner au début des tâches relativement
faciles, mais s'imposer de les accomplir envers et contre tout,
et recommencer paisiblement, avec indulgence pour soi-même^,
jusqu'à ce que le but soit atteint. L'essentiel sur ce point a été
dit par M. Ollé-Laprune : « Le premier moyen, c'est de vou-
loir peu de chose; le second, c'est de vouloir ce peu malgré
lout... Considérez telle chose que votre raison vous montre
comme bonne à faire. Détournez votre regard de votre vouloir
afiaibli, atrophié... Remplissez-vous l'esprit de cette chose à
faire, de la nécessité ou de l'utilité de le faire, de ce qu'elle
a de convenable, de beau, d'excellent. Remontez-vous par cette
vue. .le dirais presque enivrez-vous de cette vue. Puis dites-
vous : Ce que je vois si bien, je le veux... Et le moment venu,
en dépit de tous les fantômes, tenez ferme. Vous avez dit : Je
veux. N'allez pas faiblir. Une défaite augmenterait votre fai-
blesse. Si pourtant vous cédez aujourd'hui, n'allez pas croire
tout perdu. Vous recommencerez demain... Ainsi peut se res-
taurer, non d'emblée, mais lentement la volonté presque dé-
1. J. Payol, L' Éducation de lu volonté (Pdc-An). — J. Guibert, La Formationde la
t'o/on^e (Bloud). — D^Lév}-, L'Éducalionrationnelle de la volonté (Alcan), et, sur ce
livre, un article intéressant de M. Dauprat, dans là Science sociale, t. XXXV, p. 357
et s. — Les ouvrages de W. Gebhardt, Comment devenir énergique ; l'Altittide qui
en impose, ne sauraient être indifféremment recommandés à tous.
2. « L'effort ne consiste pas à se fendre l'esprit et à se fatiguer la tête, oh, non
pas! mais à se détourner tranquillement de soi, dès qu'on s'aperçoit qu'on y est
retombé. Cela se fait par un mouvement lout paisible, qu'on recommence avec la
même bonhomie chaque fois qu'on retombe sur soi-même. Point de cassement de
lêle, mais un simple bon vouloir, une naïveté toute droite à aller hors de soi. » (H.
de Tourville, Lettre de décembre 1888. op. cit., p. 276-277).
OUCANISAnON DE LA VIK. 87
truite... Le vouloir se rétablit, se ressaisit, se reprend par des
efforts successifs, progressifs, portant sur un petit nombre de
points précis bien considérés, énergiquement voulus. L'ambi-
tion est grande, sans quoi il n'y aurait pas d'élan; l'ambition
est grande, puisque c'est celle de redevenir un homme; mais
les détails voulus sont telle chose nettement déterminée, puis
telle autre, et non un vague et indistinct et inconsistant en-
semble, et, dans la netteté des vues et dans la précision de
l'efTort, la volonté se ranime et se retrouve... Vouloir peu à la
fois, mais s'habituer à vouloir tout de bon ce que l'on veut ;
se proposer un but noble, haut, grand, mais, quand on vient
au détail, étreindre pour ainsi dire un point précis: une ré-
solution une fois prise, s'y tenir, malgré les retours d'indéci-
sion, malgré les obstacles, coûte que coûte; après les défail-
lances, recommencer en songeant moins à la défaite essuyée
qu'à la grandeur du but poursuivi et à la précision de l'effort
décidé : par ces moyens, on acquiert la virilité, et le vouloir,
qui n'est pas chose toute faite, se fait par le vouloir môme*. »
1. OUé-Laprune, Le Prix de la vie, p. 309-313. Tout le chapitre intitulé : La fai-
blesse humaine, est à lire et à méditer. — Cf. les fines et suggestives analyses de W.
James dans son Précis de Psychologie récemment traduit par MM. Bertier et
Baudin (Paris, M. Rivière) et dans ses Causeries pédagogiques, Irad. par L. S.
Gidoux (Paris, Alcan).
VII
APPLICATIONS PRATIQUES
Ces dispositions générales acquises, c'est alors le moment de
passer aux applications pratiques.
Comme nous l'avons indiqué déjà, c'est à la vie privée et à
sa bonne organisation qu'il faut s'attacher d'abord. A cet égard,
deux remarques préliminaires :
a. — Nous avons toujours eu en vue une famille déjà cons-
tituée et cherchant à se bien orienter. Cela suppose naturel-
lement une parfaite entente, une entière communauté de vues
entre le mari et la femme; car il faut que la femme aide son
mari dans l'œuvre qu'il veut accomplir; sans quoi celui-ci
ne saurait rien faire de solide ni de durable. Or, si le mari a
d'abord à convertir sa femme à sa manière de comprendre
la vie, la tâche sera lourde et peut-être impossible. C'est donc
le cas d'attirer, une fois de plus, l'attention sur l'importance
sociale du mariage et du choix qui y préside; on l'a dit mille
fois : ce n'est ni la beauté du visage ni l'opulence de la for-
tune qui doivent guider ce choix; ici on le voit mieux encore :
c'est la valeur personnelle de la femme qui doit être prise en
toute première considération ^
b. — Nous avons supposé aussi une famille pourvue d'en-
1. « Le mariage, dit Carnegie, est une très sérieuse affaire et qui donne naissance
à des réilexions nombreuses et graves. Prenez la résolution d'épouser une femme
de bon sens... Le bon sens est le plus rare et la plus précieuse qualité dans un
homme ou une femme. » L'empire des affaires, trad. fr., |>. 143.
APPLICATIONS PRATIQUES. 89
fants. Au point de vue de la science sociale, nous considérons
le luéiiage sans enfants comme une exception et par consé-
quent comme une anomalie : ce n'est pas à proprement parler
une famille. Certes les époux ({ui ont le malheur de n'avoir pas
d'enfants peuvent se créer une vie intéressante et utile ; mais
ce n'est pas eux que nous avons en vue ici. Nous parlons
d'une famille complète, père, mère et enfants, et même plutôt
d'une famille nombreuse, dont les enfants se multiplient sui-
vant les lois régulières de la vie. Sans insister sur ce point,
nous ferons remarquer que l'accroissement du nombre des
enfants sera même, probablement, un des premiers résultats
de l'orientation particulariste de notre famille : qu'on songe
seulement aux facilités exceptionnelles que donne cette organi-
sation de vie pour l'éducation et l'établissement des enfants ' !
Gela dit, un point ne tardera pas à se dégager : c'est que, dans
une famille ainsi constituée, l'essentiel de la vie n'est autre que
Véducation des e?i fants eWe-mèuie. En fait, la chose apparaîtra
clairement comme nécessaire; en théorie, c'est bien ainsi qu'il
en doit être, puisque, d'après les écrivains les plus compétents,
l'éducation des enfants est la fonction essentielle de la famille 2.
Toute l'activité, dans la famille, va donc être orientée dans ce
sens; et c'est pourquoi, dans ce qui va suivre, le soin des enfants
ne se séparera pas de celui que les parents devront prendre
d'eux-mêmes.
A cet égard nous envisagerons successivement :
A. La vie physique.
B. La vie intellectuelle.
C. La vie morale et religieuse.
D. La vie professionnelle.
E. La vie familiale.
F. La vie sociale.
1. E. Demolins, Supériorité des Amjlo-Saxons, liv. II. chap. i : Xotre mode
d'éducation réduit la natalité en France, p. 114-135.
2. V. les références dans notre brochure : La Notion de prospérité et de supé-
riorité sociales, p. 3'2-3i.
90 l'orientation particulariste de la vie.
A. Vie Physique.
Il est évident que notre particulariste donnera les soins les
plus éclairés à sa santé et à celle de tous les siens. Son installa-
tion et son g-enre de vie le placeront déjà dans d'excellentes
conditions à ce sujet. Mais il y pourvoira par un effort personnel
incessant. Nous ne pouvons entrer ici dans de bien long-s détails,
mais nous attirerons l'attention sur deux points :
i° Généralement on naît avec une bonne santé, ou du moins
avec une santé suffisante, qu'il faudrait seulement entretenir ou
améliorer. Le plus souvent les maladies surviennent par notre
faute, au moins par notre fait, du fait de notre insouciance, de
notre étourderie, de notre imprévoyance, de notre ignorance^.
Il faut donc savoii' et être avisé. Évidemment tout le monde ne
peut faire des études de médecine ; il faut chercher cependant,
de plus en plus, à devenir son propre médecin. Comme l'a très
bien indiqué M. Dauprat, les spécialistes en se multipliant font
disparaître le type du médecin général, du médecin de famille
d'autrefois'-; d'autre part, il y a bien quelque humiliation pour
un particulariste à perdre la tète au premier symptôme d'indis-
position et à faire venir le docteur pour le moindre bobo. Il faut
donc ici encore arriver à se suffire : quelques lectures, l'esprit
d'observation, un peu d'expérience auront vite appris l'essen-
tieP. Toute famille devrait avoir chez elle un bon dictionnaire'^
1. V. J. p. Millier, Mon Systè7ne.\^. 8.
2. Dauprat, art. cité. Science sociale, t. XXXY, p. .îSO.
3.11 serait bon que toute jeune (ille pût suivre, pendant quelques mois, des cours
d'hygiène et de médecine élémentaires, comme il s'en fait, à cette intention, dans
certaines grandes villes de France. Ce serait une excellente préparation à ses devoirs
éventuels de mère de famille.
4. Bien entendu, ce livre sera soigneusement renfermé et l'on s'interdira à soi-
même d'y recourir trop souvent : on connaît les inconvénients, pour les profanes,
de la lecture inconsidérée des livres de médecine. — On peut recommander ici l'excel-
lent et très commode Dictionnaire de médecine usuelle du D' Galtier-Boi<!sière
(Librairie Larousse), celui, beaucoup plus développé, du D' H. M. Menier, Mon Doc-
teur, 4 vol. (Paris, Librairie commerciale); pour les soins à donner aux jeunes en-
fants, le livre du D' Auvard, Le noiiveau-nc (0. Doin). Nous connaissons quelques
APPLICATIONS PRATinUKS. 91
de médecine usuelle et une petite pharmacie de famille bien
montée*.
2" Plus que les remèdes, VJujgiène ào\i être en honneur chez
un particulariste. Et comme la plupart des médecins consultants
de notre temps, chose singulière, semblent la dédaigner, c'est
bien alors qu'il faut se tirer d'affaire tout seul. Il n'y a qu'à
l'étudier- et à s'attacher scrupuleusement à ses prescriptions,
sans pousser d'ailleurs le scrupule jusqu'à la manie, ce qui ren-
drait la vie insupportable. Il se faut se pénétrer surtout de cette
vérité que l'air, la lumière et l'eau sont les facteurs essentiels
d'une bonne santé. Les exercices physiques ne doivent être né-
gligés de personne, et, si le temps manque pour s'y adonner lon-
guement, que chacun du moins consacre chaque jour quelques
minutes à des exercices de Sandon- ou à la pratique de « Mon
système » 3. A l'hygiène se rattache la question si importante de
Valimentation : le particulariste n'aura garde de la négliger
et il s'appliquera à faire usage de sa raison et des données bien
établies de l'expérience en une matière où tout est, trop souvent,
abandonné à la routine et au hasard ''.
[larticularistes qui font le plus grand cas de la médecine hoiiiéopatliiquc. Nous ne
pouvons que signaler le fait. Le livre Mon Docteur indique pour chaque maladie le
traitement homéopathique à côté du traitement allopathique.
1. La composition de cette pharmacie est parfaitement décrite dans le Dicfionitaire
du D"^ Galtier-Boissière, v^ Pharmacie.
2. Le meilleur traité d'hygiène est, croyons-nous, celui de Brouardel, Chantemesse,
Mosny (en 20 fascicules : fasc. III, l[]j(jiéne individuelle; fasc. IV, Hijgihiealimeii-
tai7-e ; tasc. V, Hygiène de Vliabitaiion, Paris, J.-B. Baillière). On pourra toujours
s'y reporter; mais on devra commencer par des ouvrages beaucoup plus simples et
plus courts, comme celui du D'- Galtier-Boissière, Notions élémentaires d'hijgiène
pratique {k. Colin), ou celui de L. Mangin, l>rincipes d'hygiène (Hachette).
3. Mon système, quinze minutes de travail par jour pour la santé, par J.-G.
Millier (Paris, Eichler, 21, rue .lacob). Nous ne saurions trop recommander la lec-
ture d'abord, puis la mise en pratique de cet excellent petit livre. Ceux qui auront
le courage, facile d'ailleurs, d'étudier et d'accomplir chaque jour un des exercices
recommandés (il y en a dix-huit en tout), puis de les grouper de façon à constituer
une gymnastique quotidienne d'un quart d'heure, aura fait d'abord l'éducation de
sa volonté et, ensuite, conquis un grand avantage physique.
4. Il puisera à cet égard de précieuses indications dans le livre du D' Monteuuis,
L'Alimentation et ta cuisine naturettes ("Maloine).
02 l'orientation particulariste de la vie.
B, Vie intellectuelle.
Le particulariste aura soin de son intelligence comme il a soin
de son corps: et, de même qu'il cherche à conserver la santé de
celui-ci, de même il s'attachera à préserver la santé de celle-là;
c'est-à-dire qu'à une époque comme la nôtre, où tout est remis
en question, où tous les principes sont suspectés, toutes les idées
traditionnelles ébranlées, — d'où résulte, pour les esprits, la
confusion et le malaise, — notre particulariste cherchera à main-
tenir son esprit en équilibre au milieu de tant d'opinions contra-
dictoires et à garder en lui la sérénité, le calme, le bien-être que
donne la ferme possession d'une doctrine solidement établie.
Pour cela, quel que soit le genre d'études qu'il poursuive, l'es-
sentiel sera de trouver une bonne méthode de travail, et, cette
méthode une fois trouvée, de l'adopter et de la suivre régulière-
ment. C'est à chacun, évidemment, à chercher ce qui peut lui
convenir. La Science sociale, pourvue d'une méthode si simple
et en môme temps si rigoureuse, procure à ses adeptes une
grande paix intellectuelle '. Il en doit être de même en tout
ordre d'études : la vue claire et paisible des choses peut être ac-
quise, en toute matière, par l'emploi de méthodes appropriées.
La méthode exclut la précipitation, l'excès de travail, et par
conséquent le surmenage, cette maladie de notre siècle agité.
1. A méditer ces quelques extraits de la correspondance de H. de Tourville : « Je
ne connais, pour remédier à cet embrouillage indigne de l'esprit humain et purement
démoralisant, que la Science sociale, qui, comme toutes les sciences, a le mérite
d'éclaircir son objet. Tâchez de vous mettre un peu au courant... Bientôt vous y
sentirez une lumière qui vous réjouira par sa limpidité et vous fera voir vrai au point
de vue naturel : vrai et joyeux » (19 septembre 1901. Op. cit., p. 214). — « Je ne
puis me consoler de voir que vous n'avez pas à votre aide la connaissance de ce
lemps-ci que donne la Science sociale... Si vous saviez le bien merveilleux que cette
connaissance opère dans les esprits! Quelle sérénité! Quelle jubilation! Quel plaisir
de vivre! Quelle limpididé dans les questions religieuses! Comme on comprend bien
les conditions dans lesquelles on agit; ce qu'on peut s'en promettre; ce qui ne peut
réussir à aucun titre; ce à quoi cela se relie dans le monde; ce qui vient inévitable-
ment à notre suite; de quel côté il faut diriger les jeunes qui sont destinés, non à
notre temps, mais à des temps tout nouveaux; ce qu'il ressort de bien du mal; ce
qu'il y a de mal inaperçu dans les choses encore tenues pour bonnes! Enfin c'est la
lumière! Elle en a le charme et l'utilité. » (27 juin 1902. Op. cit., p. 224-225.)
APl'LK^ATIONS PRATIQUES, 93
Gardons-nous du surmenage ', Travaillons régulièrement, po-
sément, méthodiquement, et ce sera bien. N'ayons pas l'ambition
de tout savoir : nous échouerions misérablement. Contentons-
nous de connaître à fond un certain nombre de choses, et de
posséder une méthode sûre, grâce à laquelle nous ayons cons-
cience d'être à même d'étudier et d'approfondir, quand nous le
vouerons, n'importe quel sujet . Avec cela nous garderons
toujours la tête dégagée, l'esprit dispos, l'âme fraîche, signes
manifestes d'une santé intellectuelle qui ne laisse rien à dési-
rer \
C. Vie morale et religieuse.
Après ce que nous avons dit plus haut des dispositions géné-
rales que le particulariste doit apporter à l'organisation de sa
vie, il est de toute évidence qu'il attachera une très grande im-
portance à la vie morale pour lui et pour sa famille.
Il veillera au développement, chez lui et chez les siens, des
qualités actives et viriles dont nous avons parlé et pour cela tout
sera mis en œuvre : fréquentations choisies, lectures appro-
priées'^, participation aux œuvres et associations qui requièrent
précisément ces qualités.
1. M. de Préville, Le Surmenage intellectuel (Science sociale, t. IIl, p. 313). — P.
Schwalm, Le Péché de surmenage {Année dominicaine, septembre 1907).
2. Comme ouvrages (en dehors de la Science sociale) donnant l'impression d'une
grande sérénité et qui peuvent, à oe titre, comme à beaucoup d'autres, être recom-
mandés, nous citerons ceux de M. Ollé-Laprune : Les Sources de la paix intellec-
tuelle,Le Prix de la vie. La Philosophie et le temps présent, La Vitalité chrétienne.
Ce sont là de très beaux livres dont il est impossible que la lecture n'inspire pas le
goût durable de cette paix sereine et de cette lumière supérieure qui rendaient si
attachante la physionomie de l'auteur. — Au reste, pour les lectures, nous renvoyons
à ce que nous avons dit plus haut.
3. Se rappeler ce que nous avons dit déjà de la lecture. Ajouter ici les ouvrages
spéciaux suivants : J.-J. Blackie, V Education de soi-même (trad. franc. Hachette). —
Smiles, Self-LIelp (trad. fr., Paris, Pion).— Feuchtersleben, Hygiène de l'âme {iïdiA.
fr., Paris, J.-B. Baillière); — art. de E. Caro {L'Hygiène morale, ses principes et
ses règles] àsnis Noiivetles études morales sur le temps présent, p. 105 et s. — le
petit livre anglais, non encore traduit, Being and Doing. — Gralry, I.,es Sources
(Téqui). — Spalding, Opportunité (trad. Klein, Lethielleux). — Emerson, Sept Essais
(trad.fr. Fischbaciier), La Conduite de la vie (trad. fr. A. Colin).
94 l'orientation particulariste de la vie.
Il aura soin de ne donner aux siens que des exemples de haute
moralité personnelle ; — de n'admettre dans l'intimité de la
famille que des personnes sûres et éprouvées, notamment en ce
qui concerne les domestiques; — de surveiller très attentivement
les amitiés et les relations de ses enfants; — de n'avoir chez lui
ni peintures, ni œuvres d'art immorales ou simplement légères
(non par pruderie, mais parce que lohservation montre que c'est
souvent par là que s'opère insensiblement la suggestion du mal) ;
— de ne laisser traîner sur la table de famille aucun journal
mauvais, aucune revue équivoque; — et surtout de surveiller
très scrupuleusement la composition de sa bibliothèque.
Tout cela est assez long et fastidieux à écrire. Mais c'est en
somme très simple à faire : il suffit d'une orientation constante
de la pensée dans ce sens.
Cela suppose évidemment que, pour le particulariste, la vie
est chose importante, de prix, et qu'elle vaut la peine d'être
vécue. Cependant ce sera pour lui un devoir de s'en assurer et
d'examiner une bonne fois le problème de la vie, car tout est là.
Nous l'avons dit plus haut pour les Allemands (il faudrait à
plus forte raison le répéter pour les Anglo-Saxoiis) : ce qui
fait, en grande partie, leur force, c'est le sérieux avec lequel ils
prennent la vie, c'est la persuasion qu'ils ont de son importance
et de sa valeur. Si notre particulariste veut être véritablement
un homme, un père, un éducateur, il ne lui suffit pas d'avoir
le sentiment plus ou moins confus du prix de la vie; il lui faut
en avoir la conviction, la certitude intime et profonde tpie peut
donner seul un examen attentif de la question^.
Ce sera pour lui un devoir aussi d'examiner et d'étudier la
religion dans laquelle il est né et a sans doute été élevé. L'ob-
servation, ici encore, montre que dans la plupart des familles
bien organisées, le souci de bien faire repose avant tout sur de
fortes croyances et de régulières pratiques religieuses. Si ces
1. Pour cet examen consciencieux et méthodique, il n'est pas nécessaire d'étudier de
bien gros ouvrages; il suffit, mais il importe, délire l'admirable livre, d'une si haute
portée philosophique et morale, de M. OUé-Laprune, Le Prix de la vie (Belin). On
pourra ajouter, si l'on veut : W. Mallock, La Me vatU-elte la peine d^ctre vécue?
deux traductions françaises : celle de F. U. Salomon, et celle de P.-J. Forbes.
APPLICATIONS PliATIOUES. 95
croyances et ces pratiques sont toujours vivaces eu lui, l'étude
les fortifiera. Si elles se sont afiaiblies, la considération de leur
parfaite adaptation à la vie', de leur grande bienfaisance morale
et sociale ne manquera pas de lui faire désirer de les ranimer
en lui ; or, c'est un point acquis que la volonté peut beaucoup
pour cela : en vrai particulariste, il mettra toute sa volonté à
obtenir, à conquérir peut-être, un résultat dont l'importance ne
se calcule pas'.
D. Vie professionnelle.
Pour le particulariste, le travail est la vie même. On sait à
quel point les Anglais et les Américains estiment et affection-
nent le travail; pour eux, vivre, c'est agir et travailler. Ils n'ont
pas assez de mépris pour l'homme oisif, ce parasite qui profite
du travail d'autrui sans rien apporter lui-même à la masse
sociale. Ils ne tarissent pas d'éloges, au contraire, pour celui qui
a su s'élever par son effort personnel. (( Ceux qui sont aujour-
d'hui des millionnaires n'ont pas de honte de raconter comment,
il y a vingt ans, ils travaillaient pour un dollar par jour ', » « Le
travail, répètent-ils volontiers avec sir John Lubbock, et même
1. «Le Christianisme possède une incomparable puissance d'interprétation totale de
la vie humaine » (P. Bourgel, L'Etape, p. ;<55). — Lareligion chrétienne, a dit M. Thiers,
est « la seule qui ait donne une explication à la mort et un sens à la douleur »
(parole rapportée par G. Picot, /. Débats, 24 sept. 1902). — A rapprocher les belles
pages si souvent citées de Taine sur les bienfaits sociaux du Christianisme {Origines
de la Irance contempor., le Régime moderne, t. II, p. 118-119). — Cf. G'" de Bré-
mond d'Ars, La Vertu morale et sociale du Christianisme (Perrin).
2. Ici encore, les gros livres sont tout à fait inutiles. Un catholique peut arrivera
connaître parfaitement sa religion en se bornant aux ouvrages suivants : 1" l'excel-
lent résumé de la Foi catlwlique que vient de publier M. l'abbé Lesétre (G. Beau-
chesne) en y joignant le recueil de textes connu sous le nom de Enchiridion,
de Denzinger (Lei|>zig, Brockhaus), auquel renvoie presque à chaque page l'ouvrage
jirécédent ; — 2" la Vie de Nolre-Seifjnc.ur Jésus-Christ, par le même auteur (2 vol.
Lelhielleux); — 3» Vllistoire et l Église, de Funck et Hemmer (2 vol. A. Colin), et,
si l'on trouve cet ouvrage trop considérable, le petit résumé qu'en a fait M. l'abbé
Beurlier(Putois-Cretté) ; — 4" que l'on ajoute, comme livre de lecture, Le Vatican, les
Papes et la civilisation par MM. Goyau. Péralé et Fabre (Firmin-Didot, un vol.
in-4'' illust. ou deux vol. in-12). Kt c'est tout. Avec le Nouveau testament (édi-
tion Filiion, Paris, Letouzey), ces livres lus, relus et médités suflironl largement, s'ils
ne donnent le désir d'en lire, après eux, d'autres plus complets et plus étendus.
3. M''' Ireland, L'Église et le siècle, p. 133.
96 l'orientation particulariste de la vie.
un travail achevé est une source de bonheur... Nous savons tous
comme le temps passe vite quand on est très occupé ; les heures
pèsent, au contraire, aux mains des paresseux... Si nous, Anglais,
avons prospéré comme nation, c'est en grande partie parce que
nous sommes des travailleurs acharnes ^ »
Le particulariste aura donc une vie très remplie, très labo-
rieuse. S'il a encore le choix de sa carrière, il s'orientera de pré-
férence vers les professions usuelles (agriculture, commerce,
industrie, colonisation, etc.), vers celles en tout cas qui garan-
tissent entièrement son indépendance personnelle. — Si, ce qui
arrivera le plus souvent, son orientation particulariste est pos-
térieure au choix de sa carrière, il se pourra que ses occupations
actuelles lui semblent aujourd'hui peu intéressantes, bien fades
en même temps que trop assujétissantes. Ce qu'il aura de mieux
à faire, sauf de rares exceptions, sera cependant de conserver
son métier et de l'exercer de son mieux 2. 11 le fera seulement
dans un esprit différent, complètement renouvelé. Quel sera cet
esprit?
1'' Il cherchera à exceller, à devenir émiaent dans sa fonction.
Cela ne veut pas dire qu'il se surmènera ni qu'il sacrifiera tout à
son avancement; non, mais que, par l'application de son intel-
ligence et l'effort méthodique de sa volonté, il cherchera à
exercer sa profession aussi parfaitement que cela est humaine-
ment possible et ù dominer sa besogne. « 11 faut exceller en ce
qu'on fait, dit M. OUé-Laprune. Malheur à qui n'a pas d'ambi-
tion! Il y a une ambition belle et nécessaire, celle d'accomplir
en perfection tout ce à quoi l'on s'applique"^ ». Et pourtant il ne
faut jamais se laisser submerger par le flot des tâches profes-
sionnelles : « Quoi que vous fassiez, sachez tenir votre esprit au-
dessus de votre ouvrage. Quoi que vous étudiiez, réservez-vous
le temps et la force de dominer l'objet de votre étude. Ne vous
y épuisez pas. ' »
1. Cité par £. Demolins, Super, des A. -S., p. 372. — Cf. notre brochure sur la
Notion de prospérité et de supériorité sociales, p. 56 et note 1.
2. P. Bureau, Science sociale, XXI, p. 115.
3. Le prix de la vie, p. 415-416.
4. Ibid., p. 422.
AIMM.ICATIONS l'HATIQUKS. D7
2* Le repos est nécessaire atout homme actif et lab(n*ieux.
Personne ne travaille plus que les Anglais et personne ne se
repose ni ne Joue plus qu'eux. C'est un fait qu'ont noté tous les
observateurs'. Le dimanche. l'Anglais ne fait littéralement rien.
Et, en semaine, avant et après les heures strictement consacrées
au travail et pendant lesquelles l'activité est alors intense,
l'Anglais s'appartient pleinement : il regagne son home et s'y
repose auprès de sa famille, à moins qu'il ne se livre à quelque
sport. Ce goût des exercices physiques est à peu près général,
même parmi les hommes les plus sérieux et les plus occupés,
et c'est pour nous, Français, un sujet de surprise de lire, dans
la biographie des hommes d'État anglais ou américains, que
le souci des afîaires publiques n'a jamais été un obstacle au
sport quotidien du tennis, du golf ou du yacliting . Les jour-
naux ne nous annonçaient-ils pas récemment que M. Roosevelt,
avant de quitter la présidence, avait offert un lunch aux mem-
bres de sa société de tennis ?
C'est un exemple dont nous devons nous inspirer. A travailler
trop et surtout continuellement, on s'épuise et l'on ne vit pas
d'une vie vraiment humaine. Le repos est nécessaire; il faut
renouveler, recréer ses forces : il faut se récréer. « J'espère,
dit Carnegie, que vous n'oublierez pas l'importance des amuse-
ments... C'est une grande erreur de croire que l'homme qui
travaille continuellement, gagne la course. Ayez vos distractions.
Apprenez à faire une bonne partie de whist ou de dames .
Intéressez-vous au base-bail, au criket, aux chevaux, à tout
ce qui vous donnera une distraction innocente et vous reposera
de votre travail de chaque jour '. »
3" Mais, dira-t-on, à prendre ainsi la vie — surtout à une
époque de travail et de concurrence comme la nôtre — ne sera-
t-on pas vite distancé par ses émules? ne laissera-t-on pas passer
des occasions d'avancement et de progrès? ne perdra-t-on pas un
temps précieux? Et le temps, c'est de l'argent, time is money.
1. V. notamment P. Bureau, }[on si-jour dans une petite ville d'Angleterre
{Science sociale, t. X, p. 85 et s.).
2. L'empire des affaires, Ird^à. h., p. 87.
98 l'orientation particllaristl: he la vie.
Cependant nous voyons que, chez les Anglo-Saxons, ces
funestes résultats ne se produisent pas ; s'ils se produisaient,
les Anglais, gens pratiques, auraient vite fait de renoncer aux
usages et aux habitudes qui en seraient la cause. Ils remar-
quent, au contraire, que les distractions, les jeux sont éminem-
ment favorables au travail et à la production. Ce sera à nous,
particularistes, à trouver, à l'imitation de nos modèles, le
moyen de produire, en un nombre d'heures restreint, la même
ou une plus grande somme de travail que celle que nous produi-
sions autrefois, de façon à nous réserver les heures de repos
ou d'exercice qui sont indispensables à une vie normale et saine.
Au reste, deux choses ne doivent pas être perdues de vue :
a. — Sans doute l'argent est nécessaire ; il en faut même
une assez grande quantité pour élever une famille nombreuse
dans certaines conditions de bien-être et de confort. — Mais
il en faut peut-être moins qu'on ne pense si la vie est franche-
ment organisée dans le sens particulariste, c'est-à-dire si les
enfants sont élevés dans la pensée très nette qu'ils devront se
suffire, sans compter sur la fortune de leurs parents ; si l'on
renonce à la représentation mondaine qui entraine tant de
dépenses superflues; si l'hygiène est pratiquée de façon à
assurer à tous une santé robuste et résistante, etc..
Au reste, la richesse ne doit jamais être poursuivie que comme
un moyen et non comme une tin. « En tant que but, dit Car-
negie, l'acquisition de la richesse est ignoble à l'extrême.
Je suppose que vous n'économisez et ne souhaitez la fortune
que comme un moyen d'être utile à vos contemporains' ». Il
y a des choses supérieures à la richesse ; celui qui la poursuit
pour elle-même, croit qu'il en est le maître; il ne tarde pas
à en devenir l'esclave : « Les hommes qui luttent pour augmenter
leurs richesses déjà grandes, dit encore Carnegie, d'abord sont
les maîtres de l'argent qu'ils ont gagné et économisé; plus
tard l'argent est maître d'eux et ils ne peuvent lui échapper^. »
L'acquisition, plus encore le bon usage d'une grande fortune
1. V empire des affaires, trad. fr., p. 54.
2. Ibid., p. 100.
AIM-LICATIONS l'HATIQUES. 09
est chose difficile et ardue qui ne peut être le fait que d'une
minorité'. L'immense majorité doit tendre à avoir de quoi
vivre et assurer son indépendance -. La question à résoudre
pour cette majorité n'est pas celle de la richesse à millions,
mais celle-là simplement à'iin revenu suffisant pour mener
une existence modeste, indépendante'-''. » La vie simple reste
donc le dernier mot de la sagesse et l'on connaît assez le
succès qui fut fait aux Étais-Unis au livre excellent qui
porte ce titre, œuvre du pasteur français, C. Wagner*.
b. — D'autre part, s'il est incontestable que la profession]o\xe,
dans la vie d'un chef de famille, un rôle prépondérant; il n'en
est pas moins vrai qu'il ne faut pas tout sacrifier à la carrière,
à l'avancement, comme on le croit trop souvent dans le monde
des fonctionnaires l'rançais : on ne pense qu'à avancer à tout
prix, k se faire nommer, s'il est possible, dans la capitale, sans
songer que la vie parisienne est la vie désorganisée, artificielle,
étriquée par excellence, tandis que la vie de province, si on le
veut bien, peut devenir la vie la plus saine, la plus douce, la
moins enfiévrée, la plus recueillie, la plus intime, celle où l'on
peut le mieux se développer à tous égards, exercer l'action la
plus efficace, élever le plus facilement ses enfants.
De même qu'il y a des choses qui passent avant l'acquisition
des richesses, de même, et pour des raisons semblables, il y en
a qui passent avant la carrière, et ces choses sont : la bonne or-
ganisation de la vie privée, de la famille, la bonne éducation
des enfants. Comment pourvoir à cela si l'esprit est accaparé par
les préoccupations professionnelles, le souci de l'avancement,
le désir des distinctions officielles. « Tout père de famille a deux
tâches, a dit un éducateur éprouvé : l'accomplissement de son
devoir professionnel et l'éducation de ses enfants; et s'il me
1. V. dans le même ouvrage le iiorliait du millionnaire, p. 150-153.
:>. Ibid., p. 101.
3. Ibid., p. 143.
i. La vie simple (Paris, A. Colin), ouvrage spécialement loué et recommandé par
le président Roosevell, qui est bien cependant le type de l'Américain, (i typical aine-
rican, comme* disent ses biographes [Th. Roosevelt, byC. E. Banlis and L. Armstrong,
New-York, W. L. Quinn).
100 l'orieintation particularisïe de i.a vik.
fallait établir une hiérarchie, c'est la seconde que je dirais la
j)lus importante'. »
E. Vie familiale.
Notre particulariste, bien convaincu que la vie de famille est
la vie essentielle et fondamentale, lui réservera et lui consacrera
le plus de temps qu'il pourra. Il en sentira vivement le charme
et la douceur : il y placera son bonheur. C'est qu'en effet la
famille est bien la source des joies les plus vraies et les plus
pures, de celles qui ne laissent après elles ni regret ni amertume.
Dans ce centre intime et réservé, les occasions de se réjouir et de
se sentir heureux au contact du bonheur des autres se peuvent
multiplier à l'infini : ce seront, par exemple, les anniversaires
de naissances, l'anniversaire du mariage des parents qui devrait
être la grande réjouissance annuelle de la famille; ce sera le
premier jour de l'an, telle ou telle fête locale, comme, en Lor-
raine, la Saint-Nicolas, si féconde en douces émotions; pour
une famille chrétienne, ce seront tous les dimanches, toutes les
fêtes de l'Église, en particulier Noël et Pâques. D'une manière
plus habituelle, ce seront les récréations prises en commun, les
promenades, les excursions, les voyages, les lectures faites en
famille, la musique, etc.
Certes, dans toute vie familiale, les préoccupations, les soucis,
les peines, les chagrins trouvent leur part; mais si l'on est plu-
sieurs à les supporter et si les cœurs sont unis, combien leur fardeau
paraît plus léger! — Et tout cela constitue, pour l'éducation, une
atmosphère éminemment favorable : c'est la vie même, avec ses
joies et ses tristesses, joies qui épanouissent l'âme et la dilatent,
tristesses qui la resserrent, l'étreignent, l'inclinent à la com-
misération, à l'oubli de soi-même, au sacrifice. Quel milieu plus
salutaire pour former la sensibilité et la moralité des enfants 2,
1. G. Bertier, directeur de l'Ecole des Roches, V Education^ revue d'éducation
l'amiliale et scolaire, mars 1909, p. 3. — Ajoutons que le père serait mal fondé à
rejeter sur la mère tout le soin de l'éducation : la mère ne saurait y suffire ; la
collaboration et la haute direction du père y sont absolument indispensai)les.
2. V. sur V Éducation de la sensibilité, un article de M. Paul Gautier dans la
revue L'Éducation, n° 2, juin 1909.
AI'Pl.ir.ATION? I'l!ATIOll'".S. 101
leur inspirer ramoiir de la i'ainilio, le respect des choses sé-
rieuses, réprimer eu eux les tendances mauvaises au laisser-
aller et à l'égoïsme !
Toujours très soucieux d'une bonne organisation de sa famille,
notre particulariste donnera, naturellement aussi, une large
part de son temps au soin de ses affaires domestiques, en parti-
culier à l'administration de ses biens. Nous avons ici une tradi-
tion à renouer. Il faut voir, dans les livres de M. de Hibbe sur
nos anciennes familles françaises', avec quelle conscience nos
ancêtres géraient leur patrimoine, quelle application ils met-
taient à le conserver et à l'augmenter, avec quelle prudente
économie ils conduisaient leur ménage. Sans doute les temps
sont changés : le patrimoine n'est plus tout à fait ce qu'il était
jadis; sa composition est différente; les valeurs mobilières, à
peu près inconnues autrefois, y entrent aujourd'hui pour une
large part ; il est moins qu'autrefois un bien de famille recueilli
par le père qui s'en reconnaît comptable vis-à-vis de sa des-
cendance. Malgré ces changements, les règles essentielles d'une
bonne administration subsistent. Il faut et il faudra toujours se
rendre un compte exact de ce que l'on possède, de ce que Ion
gagne ; connaître le chiffre de son capital et celui de son revenu;
dresser chaque année le budget de ses dépenses et établir ce
budget sensiblement plus bas que celui des recettes-; tenh' ses
comptes avec exactitude et régularité-^, gérer sa fortune avec
sagesse et précaution^.
1. Charles de Ribbe, Les Faini/les et la Sociélc en France avant la Révolution,
2 vol. (Maine); la Vie domestique, ses modèles et ses règles d'après les docu-
ments originaux, 2 vol. (Baltenweck).
2. Carnegie donne ce conseil à des jeunes i;ens, dans un discours sur le c/ieniin
du succès daiis les affaires : « Prenez note de celle règle essentielle : vos dépenses
toujours moindres que vos revenus. » L'empire des affaires, Irad. tr., p. 5i.
o. Ici nous devons attirer l'attention sur la nécessité d'une bonne comptaOilité
domestique. A défaut de la coini)labilité en partie double qui est la seule vraiment
scientifique, il faut du moins tenir un registre où les diffrrenls c/iefs de re-
cettes et de dépenses (alimentation, chauffage, éclairage, entretien, instruction des
enfanls, etc.) seront nettement séparés en colonnes distinctes : on trouve à acheter
de tels registres tout préparés; il vaut mieux encore les préparer soi-même suivant
ses convenances personnelles.
4. Carnegie donne encore ce conseil : « De nos jours, le capital est si mal rému
néré que je vous coT;eille heiucoup de prudence dan^ vos pincements. Ainsi que
102 L ORIENTATION PARTICULARISTE 1»E LA VIE.
Le particulariste ne négligera aucun de ces devoirs; leur
accomplissement méthodique lui procurera d'ailleurs de très
vives jouissances; il goûtera la satisfaction intime de travailler
non seulement pour lui-même, mais dans l'intérêt des sien-s,
dans l'intérêt de cette famille, de celte lignée, dont il est le
continuateur responsable.
A cet égard et pour que la famille prenne bien conscience
de son individualité, de son passé, de ses traditions, de ce
quelle se doit à elle-même pour se continuer dig-nement dans
l'avenir, on ne saurait trop recommander la pratique ancienne
et excellente du livre de famille ou livide de raison où se raconte
l'histoire des parents et des ancêtres, où se développent les
tableaux généalogiques, où s'inscrivent les événements mémo-
rables de la vie courante. Autrefois toute famille bourgeoise,
solidement assise, avait à cœur de tenir son livre de raison; en
cherchant un peu, bien des familles d'aujourd hui retrouve-
raient encore de ces registres vénérables sous la poussière de
leurs archives. M. de Ribbe en a publié plusieurs; mieux en-
core, il a donné des conseils précis pour la rédaction de ces
livres 1 : la chose est beaucoup plus facile et plus simple qu'on
ne se l'imagine ; qu'on essaie et l'on sera vite récompensé de
sa peine par l'intérêt qu'on prendra soi-même à ce travail et
par celui qu'on y verra prendre à tous les membres de la fa-
mille : on peut affirmer qu'il y a là un puissant moyen d'ins-
je l'ai dit à des ouvriers, à des pasteurs, à des professeurs, à des artistes, à des mé-
decins et à tous ceux qui exercent des professions libérales : Ne placez votre argent
dans aucune affaire. Les risques des affaires ne sont pas pour vous. Achetez
d'abord une maison; s'il vous reste de l'argent, achetez-en une autre... ». L'empire
des affaires, trad. fr., p. 147. — Sur l'art de placer et de gérer sa fortune, tout
chef de famille devra lire et étudier l'excellent petit livre qui porte justement ce
titre, de M. Paul Leroy-Beaulieu, de l'Inslilut, professeur au Collège de France
(Paris, Delagiave). Les deux meilleurs journaux financiers nous paraissent être
r Économiste français dirigé par M. Paul Leroy-Beaulieu, et le Bentier par
M. Xey mardi.
1. Ch. de Ribbe, Le Livre de famille (Maine). — Les librairies Berger-Levrault.
Désolée et Mame ont respectivement |)ublié des registres spéciaux, plus ou moins
élégants, destinés à cet usage. — En s'adressant à un papetier et à un relieur, on
peut aussi se faire confectionner un registre à sa guise : l'essentiel sera d'avoir de
très bon papier et une reliure qui s'impose à la conservation tout à la fois par sa
solidité et sa beauté.
Ai'i-i.iCA'i'io.Ns l'ijAirorKS. 103
pirer aux entants l'amour de la famille, par où commence, le
plus souvent, l'amour de la patrie.
Cela fait, le père de famille aura à cœur de tenir digne-
ment son rôle de chef de famille et, bien qu'à notre époque
ce mot sonne assez mal. d'exercer réellement V autorité qui
convient à un chef.
L'exercice de l'autorité paternelle présente aujourd'hui des
difficultés particulières; raison de plus pour y réfléchir sérieu-
sement et n'en rien abandonner au hasard. « Il faut se défier
de soi quand on a l'autorité, » a dit H. de Tourville^. Procéder
par voie d'injonctions impératives ne réussit plus. C'est par le
conseil, plutôt, par l'affection, le dévouement, l'exemple sur-
tout d'une vie personnelle active, énergique et hautement mo-
rale qu'un père acquiert de l'influence ^ur ses enfants et les en-
traine au bien. Il est respecté d'eux dans la mesure où il leur
parait respectable, écouté et obéi dans la mesure où ses ordres
et ses avis leur paraissent émaner d'une conscience réfléchie,
pondérée, désintéressée.
Néanmoins, — dans bien des circonstances — il y a des dé-
cisions à prendre. Il faut le faire virilement. Entre autres une
grave question se pose aujourd'hui à tout père désireux de
s'orienter dans la voie du particularisme : doit-il faire lui-
même l'éducation de ses enfanls ou la remettre à d'autres
mains?
La question est si importante que nous en dirons quelques
mots. Pour la résoudre, il semble bien qu'il faille d'abord
écarter toute considération d'ordre purement ihéoriqiie : la
théorie n'a cjue faire ici ; c'est le résultat seul qu'il faut consi-
dérer. Or, le résultat qu'on veut obtenir, c'est une éducation
telle que les enfants formés par elle deviennent des hommes au
meilleur sens du mot, bien armés pour la vie cju'ils auront à
vivre, forts, endurants, capables, ne refusant ni le travail ni
les responsabilités, d'une vigueur physique assurée, d'un es-
prit sain, d'une moralité éprouvée.
1. Science sociale, XVIII. p. u->,.
104 l'orientation particilariste de la vie.
Voilà le but à atteindre. Toute la question est de savoir si
la famille en a la possibilité. Consulté sur ce point, H. de Tour-
ville répondait : « Si la famille pourvoit à la formation physi-
que de lenfant et lui fait un milieu mental éclairé, elle est
préférable à tout internat » ^ Si...! Mais il y a des cas nom-
breux où la famille est impuissante à assurer à Tenfant une
bonne formation physique — par exemple : si elle habite la ville,
la grande ville surtout, où les appartements sont étroits, mal
aérés, sans jardin ; si les enfants suivant les classes d'un
lycée ou d'un collège dont l'horaire est si chargé qu'il ne
s'y trouve nulle place où intercaler des exercices de plein
air.
Même impuissance, souvent, en ce qui concerne la formation
intellectuelle et morale : c'est la surcharge désespérante des
programmes universitaires qui ne permet aucune occupation
libre (travail manuel, collections, jardinage, etc.), aucune lec-
ture désintéressée, aucune conversation prolongée avec les
parents ou des personnes d'expérience ; c'est la désorg-anisa-
tion fréquente de la famille, désorganisation qu'on aurait la
bonne volonté de faire cesser, mais qui subsiste, malgré tout
effort, par la présence inévitable de certains éléments pertur-
bateurs, peut-être des grands-parents trop faibles ou un en-
tourage trop mondain.
Dans ces cas et dans bien d'autres-, il est certain que les pa-
rents devraient, sans aucun doute possible, se séparer de leurs
enfants-'. La question se pose alors du choix d'un établissement.
L'ioteriiat dans un lycée de l'Etat ou dans un collège libre éta-
bli sur le modèle universitaire ne saurait évidemment convenir :
nous ne voyons que les écoles nouvelles, comme V Ecole des
1. V. notre brochure sur //. de Tour vil le, p. 77.
2. Par exemple, si les enfants sont particulièrement dilHciles et que l'œuvre édu-
catrice des parents échoue manifestement: si l'on habite la campagne et qu'il s'agisse
de gan.ons (du moins, après un certain âge); si la santé des parents ou de l'un d'eux
laisse à désirer au point que l'éducation des enfants puisse en être compromise, etc.
3. Pas trop tôt cependant : sauf exception, vers onze ou douze ans. On remar-
quera que nous avons ici surtout en vue les garçons; mais, avec quelques atté-
nuai ions, la solution devrait être la même pour les /illes : la difficulté est de trouver
pour elles des établissements rorres|iondant aux écoles nouvelles de garçons.
APPLICATIONS PHATIOUES. 105
Roches^ (jui puissent donner aux parents toutes les garanties
désirables'.
Si, par exception, la famille réussissait à remplir toutes les
conditions requises, les enfants pourraient être alors gardés à
la maison, sauf à leur faire suivre, comme externes, les cours
d'un lycée, d'un collège ou d'un autre établissement analogue.
Encore est-il probable que le père de famille ne tarderait pas
à faire les deux remarques suivantes : la première, c'est que
les horaires surchargés du collège avec multiplication des
devoirs et des leçons, mettent décidément obstacle à tout effort
d'éducation vraiment libérale et élargissante à la maison ; la
seconde, c'est que lui, père de famille, n'a pas été suffisamment
formé à lénergie, à l'initiative, à la responsabilité pour y pré-
parer lui-même ses enfanis, malgré sa bonne volonté; que, par
suite, quelques années d'école nouvelle ne sauraient que leur
être avantageuses et s'imposent par conséquent.
A quelque parti d'ailleurs que s'arrête le père de famille, il
faut qu'il demeure bien convaincu que l'éducation de son enfant
1. La grosse objection est l'élévation du prix de la pension. En Allemagne, dans
les écoles du même genre, les prix sont, parait-il, beaucoup moins élevés. Il faut
espérer qu'un jour nous aurons en France, comme en Allemagne, des écoles plus
facilement abordables aux bourses moyennes. Toutefois nous ferons ici deux remar-
ques importantes ; 1" Beaucoup de familles qui pourraient facilement en faire
les frais, rejettent l'école nouvelle coumie trop coi'iteuse parce qu'elles entendent
bien ne rien retrancher, d'autre j)art, à leur train de vie luxueux et mondain. 2" On
ne rélléchit pas assez qu'une excellente éducation est un capilal et le plus produc-
tif qu'on puisse mettre entre les mains d'un enfant. Cela même doit être pris au
pied de la lettre : un garçon, auquel on destine une dot de tant, n'aura-t-il pas
avantage à recevoir de son père .une somme un peu moindre, mais à posséder une
formation grâce à laquelle il pourra gagner beaucoup i)lus;' On nous permettra
quelques cbiflres très simples. Supposons un père de famille qui ait formé le pro-
jet de donner à son lils, lors de son mariage, une dot de 100.000 francs. Il se dé-
cide à le mettre dans une école nouvelle où il dépense pour lui 3.000 francs par an
pendant six ans, soit 18.000 francs, mettons '20.000 francs en chillres ronds. Défalquons
ce qu'il aurait déboursé en le conservant à la maison, au minimum 6.000 francs.
L'éducation de son lils, à l'école nouvelle, lui sera revenue finalement à 14.000 francs.
Au lieu de 100.000 francs, que ce garçon ne reçoive à son mariage, que 80.000 francs,
il sera ainsi privé d'un revenu annuel de 420 francs! Qu'est-ce que cela, s'il est
maintenant en mesure de gagner par an plusieurs milliers de francs de plus? .\ssu-
rément, il ne lui viendra jamais à la pensée de reprocher à son père d'avoir, dans
ces conditions, baissé le chidrc de sa dot.
2. Sur V Ecole des Roches, lire : E. Demolins, L'Education nouvelle (Firmin-
Didot) et le Journal df L'Ecole des Itoc/ies (ibid.).
106 l'orientation PARTICULARISTE de l.A VIE.
doit rester, de loin comme de près, son principal souci et que,
s'il ne Fa pas près de lui, il doit du moins suppléer aux incon-
vénients de réloignement (car il y en a) par une correspondance
suivie, par des visites fréquentes et, lorsque viennent les vacan-
ces, par le sacrifice très large de son temps à cet enfant sur qui
l'action directe de la famille doit être d'autant plus affectueuse et
intense qu'elle est maintenant plus rare et plus espacée. De loin
comme de près le père donnera toute sa sollicitude à l'éduca-
tion physique de ses enfants, à leur éducation intellectuelle.
Il leur épargnera tout travail excessif et prématuré. Comme il
est probable qu'il ne songera pour ses fils à aucune école du
gouvernement, il ne tombera pas dans cette erreur, si générale,
qui consiste à les faire arriver, le plus jeunes possible, au
terme de leurs études'. Pourquoi tant les presser? Nalura
non facit saltiis. Rien ne vautlelilu'e épanouissement d'un être
bien portant et vigoureux qui produit, en temps opportun, les
fruits qui conviennent à sa nature.
Mais c'est de l'éducation morale et relig-ieuse de ses fils, sur-
tout, que le père ne devra jamais se désintéresser. C'est lui qui,
le moment venu, et quoi cpi'il lui en paisse coûter, devra avoir le
courage d'aborder franchement avec eux cette question de la vie
sexuelle qui ne saurait être éludée et qui. si elle n'est pas résolue
par le père, le sera tôt ou tard, de la façon la moins délicate et
souvent la plus grossière, par les camarades ou les domesti-
ques ~. Il faudra que, dans sa famille, l'enfant trouve toujours
1. Il faut, enlend-on dire couramment, que l'enfant soit en avance d'un an dans
chacune de ses classes, car il peut loml)er malade e( alors... Quel raisonnement!
N'est-ce pas justement parce qu'il aura été ainsi pressé, surmené, qu'il courra le ris-
que de perdre sa santé, tandis qu'il l'entretiendra à nievveille, au contraire, avec un
travail modéré, régulier, approprié à son âge. L'essentiel n'est pas d'arriver vite, mais
d arriver bien. Ce qui manque partout, ce sont les hommes de valeur: un homme de
valeur réelle, reconnue, est toujours sûr de réussir dans la vie. V. Carnegie, L'empire
des affaires, p. 55-57. Cf. H. de Tourville, préface à la Question ouvrière en An-
(jleterre de M. P. de Rousiers, p. xvii.
2. Pour se préparer à l'examen et à la solution de cette question, le père de famille
ne saurait mieux faire que de lire et de méditer les deux excellents petits livres de
Sylvanus Staal : Ce que tout jeune garçon devrait savoir; Ce que tout jeune
homme devrait savoir (Fischbacher). Il jugera lui-même du temps et des circons-
tances les plus favorables pour aborder ce grave sujet, dont on retarde en général
AlM'LICATKtNS l'HATIoUES. 107
entretenue par les conversations, les lectures, les exemples, une
atmosphère de haute moralité, d'autant plus nécessaire que
l'édiuatioii qu'on cherchera à lui donner sera plus indépendante
et plus éniancipatrice.
L'avenir des enfants préoccupera le père particulariste ; mais
il se souciera moins de leur laisser une fortune toute faite' que
de mettre entre leurs mains un solide et puissant instrument de
travail. Le choix de la carrière prendra donc à ses yeux une im-
portance considérable : il observera attentivement les goûts de
ses fils et n'aura garde de les contrarier; ce n'est pas au père
que la profession choisie doit convenir et plaire, mais bien à
celui qui doit l'exercer. Il faut aimer son métier pour y réussir.
Le père qui fait opposition au libre choix de son tils l'expose à
de graves dangers : l'oisiveté et l'inconduite ; que de jeunes gens
ne font rien pour avoir été empêchés de suivre leur vocation!
L'important n'est pas d'avoir une profession considérée comme
distinguée ou élégante, mais d'en avoir une et de l'exercer ho-
norablement 2.
Les mêmes considérations dirigeront le père de famille en ce
qui concerne le mariage de ses enfants. Il se gardera de vouloir
rexanien beaucoup trop loin : plus rontanl est jeune et plus ces choses lui parai-
tronl simples et naturelles. Sans doute il faut apporter ici beaucoup de prudence et
de tact et, en règle générale, ne parler de ce sujet f/u'eii tèle à Icte avec un seul
enfant; vainement s'en etl'raierail-on : l'enfant se montre profondément reconnaissant
de la confiance qu'on lui témoigne et de la franchise dont on use envers lui : il se
contente des explications données et. chose digne de remarque, ne pose jamais les
questions eud^arrassantes qu'on pourrait redouter. — Bien entendu, ce que fait le
père avec son (ils, la mère le fera, avec sa (ille : elle s'aidera, elle aussi, des livres
de S. Staal : Ce i{ue. toute fillette devrait savoir ; Ce que toute jeune fille devrait sa-
voir. — Pères et mères trouveront encore prolit à lire les ouvrages suivants : A. Fons-
sagrives, Conseils aux parents et aux maîtres sur l'éducation de la pureté [Poas-
sielguer, E. Lyttelton, Education de l'enfant, enseignement des lois delà vie, de
la naissance et des sexes (trad. fr., Paris, Barthe); D- Oker-Blom. Comment mon
oncle le docteur m'instruisit des choses sexuelles (Fischbacher); .leanne Leroy-
AUais, Comment j'ai instruit mes filles des choses de la maternité (Maloine);
Malapert, La morale sexuelle à l'école, dans L' Education, n" de mars 1909.
1. Carnegie, L'empire des affaires, trad. fr., \k 59 bas. Of. p. 135-136; 157.
2. I>our aider les enfants dans ce choix si diflicile, le père de famille pourra lire :
G.Hanotaux, </« Choix d'une carrière (ïallaiidier) : deBettencourt. Du Choix d'une
carrière indépendante (Poussielgue). 11 relira aussi le beau sermon de Bourdaloue
sur le Devoir des pères par rapport à la vocation de leurs enfants (édit. Gar-
nier, p. 3i7 et s.).
108 l'orientation particilariste dk la mi;.
les marier à sa propre convenance : ce sont eux qui s'engagent
et non lui; ce sont eux qui ont à faire leur vie et à l'organiser à
leur gré. Il aura su d'ailleurs leur inspirer assez de confiance
pour qu'ils viennent lui demander d'eux-mêmes des avis et des
conseils, qu'ils sauront d'avance sages et désintéressés. Dans les cas
extrêmes, il va de soi que, si ses enfants lui paraissent décidément
imprudents et inconsidérés, le père, qui a l'expérience, usera,
avec fermeté, du droit que la loi lui accorde, dans de certaines
limites, de refuser son consentement '.
La question de la vie familiale serait insuffisamment traitée
si l'on ne disait ici quelques mots au moins des domestiques ^. Il
n'est pas de famille qui n'ait à se plaindre de ceux qu'elle em-
ploie, et sans doute il n'est pas de domestique qui nait quelque
grief contre les familles où il sert ou a servi. Il y a là un état de
malaise, de crise, dont il serait trop long de rechercher les
causes. Il est du moins naturel que le particulariste s'ingénie à
en soulfrir le moins possible. Y pourra-t-il réussir? Une des prin-
cipales difficultés vient de l'instabilité et de l'incapacité à peu
près générales du personnel domestique dont il est, dans ces
conditions, pour ainsi dire impossible de songer à faire l'édu-
cation'^ Une solution radicale serait de s'en passer; mais elle
est, la plupart du temps, inacceptable. Puisqu'il faut y recourir,
du moins cherchera-t-on à en avoir le moins possible et à sup-
pléer à leur service par l'usage de tous les perfectionnements,
de toutes les commodités que peuvent nous apporter les inven-
1. Code civil, ail. 148 et 151, modifiés par la loi du 21 juin 1907.
2. Sur cette question, V. Jean-Pierre, Maîtres et serviteurs, la crise du service
domestique, 2 broch. Paris, Gabalda (collection de l'Action populaire); Bonniceau-
Gesmon, Doinesliqucs et maîtres (Lenierre). — H. Sainl-Romaiii, Muilres et domes-
tiques (Science sociale, t. Il(, p. 1(J6 et s.). — J. Lemoine, L'Émigration bretonne à
Paris et aux environs {Science sociale, 1. XIV, p. 242 et s.). — J. Cazajeux, Une
question sociale : nos domestiques [Réforme sociale, 1897, 2. 24.5 et s.). — V, Vin-
cent, La Domesticité féminine [Héf soc, 1901. 2. 510 et s.). — A. des Cilieuls, La
Domesticité féminine dans tes grandes villes de France, itnd., 1901, 2. 519 et s. —
Eug. Rostand, La Question des Domestiquas (Journal des Débats, 11 février 1902,
reprod. dans L'Action par l'initiative privée, t. 111). — Béchaux. La Maison pari-
sienne et les logements des domestiques (Bullet. de ta Soc. des habitations à bon
marché. 1903. — D'Azambuja, La Questiondcs domestiques (Quinzaine, l"déc. 1903).
3. La plupart de» domestiques sont issus de familles communautaires plus ou moins
désorganisées.
Al'I'l-lCATIO.NS l'IiATIUUES. 109
tioiis du confort moderne. Un ou deux domestiques pourront
ainsi être facilement sup[)riinés par l'établissement du chauf-
fage central, par lusage de l'électricité et du gaz, l'installation
de toilettes avec eau froide, eau chaude et vidange automatique,
par une entente avec les fournisseurs qui apporteront à la
maison tout ce qui est nécessaire à la vie, par les achats dans
les grands magasins, par des arrangements avec des spécialistes
qui viendront, certains jours déterminés, faire la lessive, le dé-
barras, le raccommodage, etc. Pour les domestiques indispen-
sables, il faudra se résoudre à les payer plus cher, à les bien
loger, les bien nourrir, les traiter avec égards et bonté, exiger
que les enfants leur parlent poliment et ne leur créent pas, à
chaque instant, par leur négligence, des travaux supplémen-
taires, leur laisser une certaine liberté, leur donner des ordres
très précis, avec des emplois du temps adroitement combinés,
surtout faire beaucoup par soi-même, payer de sa personne et
donner en tout l'exemple du travail et de l'activité. Cela fait, il
n'est pas encore certain que tout marchera à souhait : les choses
iront cependant le moins mal possible et il faudra prendre son
parti de ce demi-résultat '.
F. Vie sociale.
Il apparaît déjà, sans qu'il soit besoin d'autres développe-
ments, que celui qui organise ainsi sa vie privée, celle des siens
et l'éducation de ses enfants, remplit un fort beau rôle social et,
sans contredit, le plus important de ceux qui incombent à tout
homme vivant en ce monde. Est-ce à dire qu'il devra rester ainsi
confiné dans sa propre famille et réserver toutes ses pensées et
tous ses actes pour le cercle étroit de son entourag"e immédiat?
Il faut distinguer. Tant que ses affaires domestiques ne seront
pas établies sur le pied qui convient en vue dune bonne et saine
1. Il nous manque un bon répertoire de toutes les maisons d'éducation et de pia
cernent, en France et à l'étranger, grâce auxquelles on pourrait peut-tHre se procurer
des domestiques mieux préparés à leurs fonctions. On trouvera cependant quel-
ques indications dans -. Louis Frank, L Education domestique des jeunes filles
(Larousse).
110 l'orientation l'AKTIClJLARISTE DE LA VIE.
organisation de la vie privée, il ne se laissera détourner de ce
soin par aucun autre; ou, tout au moins, celui-là se tiendra
toujours au premier plan et les autres lui seront, de parti pris,
subordonnés.
Mais peu à peu, au fur et à mesure que sa vie privée, mieux
assise, lui laissera de plus nombreux et de plus longs loisirs, il
élargira l'horizon de ses préoccupations sociales. [1 songera d'a-
bord à ceux avec lesquels le mettent en relations ses travaux
professionnels', car, parmi les hommes qui constituent le pro-
chain^ ce sont assurément ceux-là, après la famille, qui sont ses
plus proches. S'il est industriel, c'est à ses ouvriers qu'ira sa pre-
mière pensée pour étudier les meilleurs moyens de leur venir
en aide, de les élever, et, ces moyens trouvés, pour en assurer la
réalisation. S'il est commerçant, ce seront ses employés; s'il est
agriculteur, ce seront ses ouvriers de culture, ses fermiers, ses
métayers; s'il est professeur, ce seront ses élèves auxquels il
s'intéressera pour leur faire tout le bien possible à la manière
particulariste, c'est-à-dire en favorisant et en facilitant leur dé-
veloppement personnel et leur élévation sociale. Il n'y a, pour
ainsi dire, aucune profession qui ne permette ainsi de s'occuper
du prochain, et de le faire d'une manière d'autant plus efficace
qu'on est plus régulièrement en contact avec lui, qu'on le con-
naît mieux et qu'on est mieux connu de lui.
Quant aux autres œuvres sociales, elles seront plutôt le fait
de ceux cjui n'auront pas de profession proprement dite ou de
ceux que,' par exception, leur profession ne mettrait pas à
même d'exercer le patronage fécond dont nous venons de
parler. Pour ces œuvres il faudra d'ailleurs se reporter à ce que
nous en avons dit plus haut- : les choisir avec soin parmi celles
qui sont le plus engagées dans l'orientation particulariste et,
parmi celles-là, en adopter un petit nombre, une seule peut-
1. On ne perdra pas de vue l'importance sociale du devoir d'clat accompli avec
conscience et dans sa perfection. A ce sujet, on relira avec profit le sermon de Bour-
daloue sur le Devoir d'état et les moyens de s'y perfectionner (édition Garnier,
p. 376 et s.).
2. P. 68-70.
Al'I'LlCATIItNS l'KATlnl i;s. 111
être, doni on s'occupe avec zèle et à fond'. De cœur adhéroi'
au bien partout où il se l'ait et sous queltiuc forme qu'il se fasse,
mais se donner effectivement à une seule œuvre qu'on fait
sienne et dont on veut le succès, voilà, semble-t-il, une ligne
de conduite prudente et recommandable entre toutes : No?i
omnia possumus omncs.
Mais cela encore touche à la vie privée, à celle des autrc^s tout
au moins. Le particulariste se désintéressera-t-il de la vie pu-
blique et, pour tout dire, de la politique-? Il est incontes-
table que les chefs de famille anglo-saxons (particularistes au-
thentiques) socciipent assez peu de politique et que les choses
n'en vont pas moins bien pour cela dans leur pays\ Gela
se comprend : la politique est fort absorbante et celui qui
s'y livre est vite obligé de négliger ses propres affaires do-
mestiques et professionnelles; les passions qu'elle suscite,
les agitations quelle soulève sont désorganisatrices de toute
vie de famille profonde et régulière. La vie politique ne peut
être que l'exception : elle devrait être réservée à ceux qui s'y
sentent portés par une vocation très nette, y sont préparés par
une éducation appropriée et sont en mesure de s'y consacrer,
soit parce qu'ils ont déjà pourvu à l'établissement des leurs,
soit parce qu'ils sont célibataires ou sans enfants et qu'ils pos-
sèdent d'ailleurs une situation indépendante qui leur en laisse
le temps et la facilité. Dans ce cas, il y aurait encore, sem-
ble-t-il, un ordre à suivre : il faudrait s'occuper d'abord des
affaires de la cité, de la commune, ce qui serait un appren-
tissage excellent au maniement plus difficile et plus délicat des
affaires du département et surtout de l'État '\
1. Sur l'avantage qu'il y a à s'engager à fond dans une œuvre bien déterminée.
V. Ollé-Laprune. Le Prix de la vie, p. 426-428. Cf. p. 399.
2. Nous savons très bien qu'il n'y a pas identité nécessaire entre ces deux ter-
mes :« Vie puOlique»el '( Politique )^ ; mais nous savons aussi qu'en fait, il est impos-
sible, en France, de participer à la vie publique sans se jeter dans la mêlée des
partis.
3. V. P. de Rousiers, La Vie américaine, t. II. cbap. vu : La Vie politique,
p. 180 et s.
4. ((Les conseils municipaux sont l'école primaire du régime représentatif. » E. de
Laveleye, cité par E. Demolins, Comment la route crée le type social, t. II, p. 220.
112 l'orientation particulariste de la vie.
Mais autre chose est se môler do politique active et militante,
autre chose faire acte de citoyen et de patriote en s'intéressant aux
afiaires du pays, en les suivant de près, en éclairant ses votes par
une étude attentive des candidats proposés aux choix des électeurs.
Avec les réserves que nous avons faites plus haut sur la lecture
des journaux, notre particulariste, loin de s'isoler dans sa tour
d'ivoire, sera très ouvert à toutes les manifestations de la vie,
même politique, dans son pays; il se préoccupera du bon re-
nom, de la dignité et de l'honneur de sa patrie dans le monde ;
il sera fier de sa qualité de Français et, précisément pour cela,
considérera comme un devoir patriotique cette orientation
particulariste que la science sociale lui montre comme l'élément
essentiel de toute prospérité nationale.
En se comportant ainsi, il aura le sentiment vif qu'il est
dans la règle et dans l'ordre, qu'il fait ce qui est à
faire, et que ce qu'il fait réussit, lui réussit à lui, à son milieu
familial et social et finalement à son pays. Il en résultera pour
lui et les siens une intime satisfaction et vraiment le bonheur ',
ce bonheur dont la recherche est légitime s'il est vrai, selon la
parole de Bossuet, que « tout le but de l'homme soit d'être
heureux- ».
1. La Science sociale a son mot à dire sur la question du bonheur et elle l'a dit.
V. E. Demolins, Quel est l'état social le plus favorable au bonheiir dans :
.1 qxkoi tient la Supériorité des Anglo- Saxons, liv. III, chap. v, p. 345 et s. Cf.
d'Azanibuja, La Théorie du bonheur [^\o\\û) ; P. Souriau, Les Conditions du bonlieur
(A. Colin); P. Lescceur, La Science du bonheur (Perrin); Cl. ,Piat, La morale du
bonheur (Alcan).
2. Méditations sur l'Evangile, p. 1.
VIII
ÉCUEÎLS A ÉVITER
Cette orientation nouvelle qui suppose une mentalité et un
mode d'existence le plus souvent opposés à l'état d'esprit et au
genre de vie qui furent les nôtres pendant longtemps et restent
encore ceux de notre milieu, ne va pas sans de grosses difficul-
tés auxquelles se sont heurtés tous ceux qui ont essayé de réagir
contre l'ambiance communautaire. « On est particulariste par la
tête, mais communautaire par tous les membres •. « Et justement
parce qu'on est communautaire, on se sent embarrassé et g-êné
par une foule d'entraves dont on a toutes les peines du monde à
se libérer. On sait, dit E. Deniolins « quelle est la ténacité d'une
formation sociale : elle saisit Ihomme tout entier par le milieu
physique, par l'éducation, par toute la série des influences so-
ciales qui agissent dès l'enfance avec une persistance ininter-
rompue. C'est une chaîne solidement forgée qui vous enlace de
mille replis'^ ».
Ce qui est à redouter, c'est que, pour se dégager des étreintes
de cette formation communautaire si enveloppante, on ne fasse
des gestes excessifs, on ne se livre aux exagérations, aux sin-
gularités, aux extravagances dans lesquelles sont trop souvent
tentés de tomber les néophytes de toutes les religions et de
toutes les doctrines sociales. Comme le particularisme est, en
1. E. Demolins, Mouvement social, t. 1, p. 101.
'i. Un Méridional qui cesse de l'être {Science sociale, t. .XII, p, 49).
8
1 I ', l'orientation PAKTlCLLAr.lSTE DE LA VIE.
définitive, emprunté aux Anglais et aux Américains, ce que
nous avons ici le plus à éviter, c'est ce qu'on appelle courauiment
V anglomanie et qu'il serait plus juste d'appeler Yanylo-saxon-
nisme, ou V anglo-saxomanie , c'est-à-dire l'imitation à tort et à
travers des Ang-lo-Saxons.
Il ne faut pas oublier que les Anglo-Saxons ne nous sont pas'
en tout supérieurs, tant s'en faut, et que, sur bien des points, nous
gardons sur eux l'avantage : on ne contestera guère qu'en ce qui
concerne la politesse des manières, les usages de la vie sociale
et mondaine, le goût, l'élégance, les arts, nous ne l'emportions
sur les Anglo-Saxons qui viennent justement chez nous et nous
envoient leurs enfants pour nous emprunter quelque chose de
cette fleur de civilisation et d'urbanité qui leur manque, ils le
sentent eux-mêmes. Certaines qualités solides semblent nous
appartenir plus qu'à eux : nos familles, les meilleuros du moins,
paraissent avoir plus de cohésion, notre esprit de famille semble
plus développé; notre dévouement aux nobles causes, notre dé-
sintéressement, notre générosité sont peut-être égalés, mais non
dépassés ; l'écrasement des faibles par les forts, l'art de jouer des
coudes nous ont toujours inspiré une irrésistible répulsion ; nos
femmes sont, dans leur ménage, plus avisées, plus actives, moins
dépensières; elles ont, plus que leurs sœurs d'outre-Manche ou
d'outre-mer, l'esprit d'ordre et d'économie. Nos qualités géné-
rales ^épargne sont partout admirées et Carnegie nous donne,
à cet égard, en exemple à ses concitoyens'.
Nous devons donc avoir conscience de notre propre valeur,
et ne jamais consentir à nous rabaisser à nos propres yeux.
Cardons précieusement nos avantages. Il n'y aurait rien de
plus ridicule, de plus injuste, de plus pernicieux pour un noo-
particulariste que de vouloir, sous prétexte d'imitation anglo-
saxonne, atfecter le mépris des usages mondains, afhcher de
prétentieux costumes anglais, rompre avec ses relations, négliger
ses parents ou ses amis, cesser les visites, se lancer à corps perdu
dans les sports, dédaigner l'économie, l'ordre, l'épargne, laisser
1. Sur l'épargne, Y. Carnegie. L'Empire des affaires, p. 53-54, 99 et tout le cha-
pitre intitulé : Le devoir d'épargner, p. 05 et s.
ÈCLEILS A ih'TTEU. il 3
à ses enfants, à ses filles surtout, une liberté excessive ', pren-
dre parti en tout pour les nouveautés, aller toujours de Yii-
vant, faire fi des traditions, etc. Ce seraient là des fautes cer-
taines. Nous sommes Français, nous sommes tiers de l'être et
nous entendons bien le rester. Mais nous voulons être des Fran-
çais meilleurs, plus forts, plus énergiques, mieux préparés aux
initiatives et aux responsabilités. C'est pour([Uoi, tout en con-
servant jalousement nos qualités nationales, nous voulons les
fortilier, les renforcer, et y joindre, s'il est possible, celles que
nous admirons chez les autres et que nous croyons pouvoir, avec
profit, surajouter aux nôtres. Aussi maintiendrons-nous soigneu-
sement l'habitude des bonnes manières, de la distinction et de
l'élégance, qui n'excluent ni l'énergie ni la force ; nous culti-
verons notre goût des belles choses ; de l'art qui nous sauvera
de la vulgarité; de la littérature, de la nôtre en particulier,
dont les maîtres ne nous ont guère parlé que d'action et de
courag-e ^. Nous conserverons pieusement notre belle langue fran-
çaise, nous gardant de l'altérer par des emprunts inutiles aux
langues étrangères. Nous serons respectueux de nos traditions,
sachant qu'on ne peut rien édifier de solide qu'en s'appuyant
sur le passé '. Nous entretiendrons le culte de nos gloires na-
tionales. (( Les peuples qui n'ont pas d'histoire essaient de s'en
faire une '. » xNous serons patriotes et nous le serons profondé-
ment'. Nous aimerons notre pays, nos concitoyens, nos amis,
1. On ne .saurait, à ce sujet, s'élever trop vivement contre les babiludesde flirt
que certains parents toltrent aujourd'hui beaucoup trop facilement.
2. « Car, pour ne rien dire de leurs autres qualités... ce que leurs oeuvres à tous
nous enseignent, c'est l'action : et leur prose ou leurs vers nous sont des sources
d'('nergie. Ils n'ont pas écrit pour écrire, ni pour réaliser un rêve de beauté soli-
taire, mais pour agir, et, selon l'expression de l'un d'entre eux, pour travailler au
perfectionnement de la vie civile. Vous savez s'ils ont réussi! » liruneticre, Les
Ennemis de l'âme française (Discours de combat, t. 1, p. 181t).
;}. En Angleterre, dit Taine « la génération suivante ne rompt pas avec la précé-
dente ; les réformes se superposent aux institutions, et le présent, appuyé sur le
passé, le continue ... Jutes sur l'Angleterre, p. 1«9. — Sur le respect de la tradi-
tion, voir les hautes réflexions d'Auguste Comte, Cours de philosophie posit'ive.
."iO" leçon, t. IV, p. 413 et s. (.édit. Schleicher, p. 305 et s.). Cf. Le Play, Méthode
d'observation, p. 8-11.
4. Brunetière, les Ennemis de rame française (op. cit., p. 1S2 et la note).
.'). Sur le patriotisme anglais, voir Hamerton, Erançals et Anglais, Irad.lr., l. 1,
116 l'orientation particulariste de la vie.
notre famille : sans doute nous vivrons en simple ménage,
mais ce ne sera pas une raison pour négliger nos parents, pour
nous montrer vis-à-vis d'eux moins prévenants, moins attentifs,
pour ne pas, à l'occasion, recueillir à notre foyer l'un d'entre
eux s'il est âgé ou infirme... En un mot nous imiterons les
Anglais sur les points seulement où ils nous sont vraiment su-
périeurs et nous les imiterons non parce qu'ils sont Anglais, mais
parce que nous observons qu'ils font précisément ce qui est à
faire et qu'ils nous donnent de cela un exemple concret et vi-
vant. Nous nous pénétrerons de leurs qualités tout en conser-
vant les nôtres. Brunetière remarque que la supériorité des
Anglo-Saxons tient surtout « à ce qu'ils sont, toujours et en
tout, demeurés des Anglo-Saxons » et que, si nous voulons les
imiter jusqu'au bout, nous devons demeurer Français comme ils
sont demeurés Anglais et poursuivre notre évolution dans le
sens même de nos traditions. « Il ne faut pas essayer, conclut-
il, de nous faire une âme anglo-saxonne; mais des qualités de
fâme anglo-saxonne il faut retenir celles qui peuvent servir à
l'enrichissement de t âme française. On ne se nourrit, on ne pro-
fite que de ce que l'on s'assimile ou, si vous l'aimez mieux,
que de ce que l'on transforme en sa propre substance^ . »
Ainsi seront évitées toutes les exagérations, et, comme il con-
vient, nous serons sages avec modération, sapere ad sobrie-
latem. Ce sera encore la plus juste manière d'imiter les
Anglo-Saxons dont les meilleurs, qu'on ne l'oublie pas, sont
éminemment prudents, posés, calmes et môme conservateurs :
loin d'applaudir à toutes les exagérations où versent trop sou-
vent leurs concitoyens, ils savent les critiquera l'occasion et, par
conséquent, arrêter ou entraver les courants qui leur paraissent
dangereux : ils critiquent les abus des sports -, les excès de
p. 75els. — et sur le patriotisme américain, Boutmy, Psijcholoyie du peuple améri-
cain,^. 77 et s. Cf. Anat. Leroy-Beaulieu, Reforme sociale, 1905. 1.289.
1. Les ennemis de l'âme française {op. cit., p. 183 et 191). Dans ce dernier pas-
sage, Brunetière dit : « Une âme russe ou une âme suédoise » ; il y a même raison
de dire : « une âme anglo-saxonne » ; nous avons cru pouvoir apporter celle petite
modification au texte.
. 2. Spalding, Opportunité, lrin\. fr., p. .52-53,
CONCLUSION. m
rindividualisme, le divorce ^ l'amour exagéré de l'argent, la
course au dollar, l'absence de tout esprit d'ordre et d'épargne'^.
Se soyons pas plus Anglo-Saxons qu'eux-mêmes ; imitons-les
sur ce point et ne croyons pas que toute tendance, par cela
seul qu'elle semble se généraliser, est légitime, socialement
bonne, et qu'on la doit favoriser •. Hevenons-en toujours à notre
règle de jugement : au l'ruit on reconnaît l'arbre.
CONCLUSION
Sous le bénéfice des réserves qui viennent d'être faites, soyons
bien persuadés qu'en poursuivant l'orientation particulariste
de notre vie, nous serons dans la vérité.
Que nous soyons dans la vérité sociale, c'est ce que chacune
des pages qui précèdent a essayé de démontrer. Dans tous les
groupements de la vie sociale, ce qui manque le plus aujour-
d'hui, ce qui est partout réclamé, ce sont des hommes vraiment
dignes de ce nom, c'est-à-dire des hommes capables, éner-
giques, maîtres d'eux-mêmes, adaptés à leur temps, armés pour
la vie, des hommes qui agissent, qui sachent non se plaindre
et gémir, m.ais entreprendre virilement et joyeusement, qui
veuillent, non corriger ou restaurer sur des plans périmés,
mais créer et édifier sur desimodèles nouveaux, pour le présent
et pour l'avenir, avec ardeur, confiance et compétence éprouvée.
« Ce qui manque, a dit H. de Tourville, ce n'est ni la science,
ni l'outillage pour l'action matérielle intellectuelle ou morale :
ces deux instruments sont en progrès incessant; ce qui manque,
c'est Y homme, l'homme qu'il faut avec cette science et avec cet
outillage : là est la vraie question, làglt réellement le problème.
1. P. de Bousiers, La Vie américaine, t. II, p. 50.
2. Carnegie, L'Empire des affaires, trad. franc;., passim, en particulier le cliap.
inlitulé : Le devoir d'épargner, et cette phrase signilicative : « En tant que but, l'ac-
quisition de la richesse est ignoble à t'extrvme », p. 3i. Cf. p. 9y : « Ce n'est ni
le but de l'épargne ni le devoir de. l'homme d'acquérir des millions... Entasser des
mitions, c'est de l'avarice, non de l'épargne. »
3. Théorie qui semble bien être celle de M. Durkheim : Les Règles de la méthode
sociologique, chap. m, « Distinction du normal et du patliolof^ique ».
148 l'orientation tarticulariste de la vïé.
C'est la question de V homme qui vient à son tour, après celle du
développement des autres puissances naturelles. Une grande
œuvre a surgi, mais elle fonctionne mal, et, après s'en être
pris à toutes les forces de la nature, après y avoir fait appel,
OQ s'aperçoit que ce qui fait défaut, c'est Y homme '. »
Or, rhonnne naît et se développe au sein de la famille : c'est
la famille qui lui donne son empreinte et sa formation essentielle.
Si donc la famille est solidement constituée, socialement forte,
les hommes qui en seront issus lui emprunteront naturellement
les qualités de force et d'énergie qu'ils y auront trouvées et les
porteront avec eux dans tous les groupements dont ils feront
partie dans la suite. Ainsi une société composée de familles
fortes sera elle-même fortement constituée et ne pourra l'être
qu'à cette condition, u Puisque la valeur et la force d'une société,
a dit H. Spencer, sont basées en dernier ressort sur le caractère
des citoyens qui la forment, et puisque l'éducation est le moyen
le plus certain d'intluer sur leur caractère, il en résulte natu-
rellement que la prospérité de la société est basée sur celle de
la famille^. » Travailler et donner tous ses soins à une forte
organisation de la famille et, par suite, à la formation d'hommes
vraiment ho?7wies est donc, sans hésitation possible, le plus sur,
mieux que cela, l'unique moyen de travailler et d'aboutir à une
forte organisation de la société elle-même "^
Pleinement d'accord avec la vérité sociale, nous ne le sommes
pas moins avec la vérité philosophique. S'il est une notion
certaine, que tous s'accordent à admettre aujourd'hui, c'est bien
celle du développement de la personne humaine. L'être humain,
1. Préface à la Question ouvrière en Angleterre de M. P. de Rousiers, p. xvii.
Cf. Les très justes réflexions de M-" d'Hulst, dans la Morale de la famille, note 18,
p. 428-430 (Poussielgue).
2. De V Ëducalion , Irad. franc. (Alcan, in-S"), p. 15.
3. Cf. noire brochuresur la Notion de prospérité et de supériorité sociales, cliap. ix,
p. 53 et s. — Ajoutons cette considération : s'il est, pour notre pays, une question
angoissante entre toutes, c'est celle de ratfaiblissement de la natalité. Mais n'est-il
pas de toute évidence que ce terrible problème national ne peut trouver de solution
que dans la famille fortement organisée? V. sur ce point le courageux article
publié récemment par M. Paul Leroy-Beaulieu {Journal des Débats du 4 novembre
iyo9).
par cela même qu'il a en lui certaines puissances, se doit à
lui-niènie et doit aux autres de les déployer, de les épanouir
pour son bien propre et pour celui de la collectivité. C'est un
devoir pour lui et c'est aussi un droit; mais c'est un devoir
surtout. Aristote disait que l'homme devait être homme le plus
et le mieux possible, il àvÔpwTZîJîjGei, ce que Montaigne tradui-
sait ainsi : faire bien l'homme. D'après le philosophe grec,
l'homme vraiment homme est celui « chez qui toutes les facultés
humaines reçoivent leur complet développement, où la nature
humaine s'épanouit tout entière... où toutes les puissances qui
sont en lui [se développent! d'une manière vigoureuse, large
et riche, qui vit d'une vie pleine, épanouie' ».
Les philosophes contemporains ne disent pas autre chose :
« Nul ne peut se dispenser de faire son métier d'homme, affirme
M. Séailles. Le premier des devoirs est la résistance à la paresse,
à l'inertie, l'éveil à la vie morale, le courage d'atfronter le
problème qu'elle pose, le courage de réfléchir sur ses propres
actes, de prendre une décision, d'avoir une volonté... La vie
morale est avant tout une vie : elle se définit par l'efiort, par
le progrès intérieur... Nous voulons être des hommes... Notre
premier devoir est de nous créer nous-mêmes, de nous donner
l'être, en nous élevant à la dignité de la personne humaine...
Nous ne nous élevons à l'être cju'en nous élevant à la liberté,
qu'en maîtrisant nos penchants multiples, qu'en subordonnant
leur diversité à la logique d'une volonté fidèle à la même pensée.
La vie nous apparaît ainsi comme un perpétuel effort pour se
conquérir elle-même-. »
1. L. OUé-Laprune, Essai sur la morale d' Aristote, \>. 53-ô.J. — Cf. notre bro-
chure déjà citée, p. 27-31.
2. Les affirmations de la conscience moderne ; édition de V Union pour l'action
morale, p. 8, 9, 23, 24, 25; édition A. Colin, pp. 120, 121, 133, 134. A noter que le
sentiment de la dignité personnelle a pris, dans le monde moderne, une impor-
tance considérable : « Ce qui est nouveau, dit M. J. Guibert, ce qui est caractéris-
tique de la génération présente, c'est que chaque individu, depuis l'homme de peine
jusqu'au moraliste le plus affine, vit et se détermine sous l'obsession de ce sentiment
qu'il est une personne humaine, que sa personnalité mérite le respect, que toute
personne humaine est également digne d'égards. » Le Mouvement chrétien {Blond),
p. 239.
JJO l'oRIENTATIO.N rARTlClLARlSTE DE LA VIE.
« Je conçois, dit à son tour M. Ollc-Laprune, celui qui fait
bien l'homme comme vivant d'une vie intense et proportionnée
d'abord, déployant, développant les puissanceshumaines, toutes,
mais chacune en son rang et selon la mesure qui convient ; et,
quand il est ainsi lui-même d'une façon complète, agissant au-
tour de lui, menant les choses et, quand il le faut, les hommes
même, eu la manière qui lui est possible, tirant des événe-
ments et de ses ressources propres le meilleur parti, faisant de
la matière que sa nature et les circonstances lui fournissent
Tœuvre la plus belle, suscitant par son aciion d'autres actions,
énergiques et fécondes comme la sienne, suscitant des hommes
parce qu'il sait être homme lui-môme, et faisant tout cela avec
le sentiment vif, que dis-je? avec la conscience claire que c'est
faire ce qui convient, car c'est faire honneur à sa nature
d'homme*. »
Mais pour tirer ainsi de notre nature d'homme tout ce que
comporte son essence, pour faire notre métier d'homme et le
faire de la manière qui convient au temps et au pays dans
lesquels nous vivons, il n'y a qu'un moyen suggéré et fourni
par la science sociale, c'est d'organiser notre vie suivant la
forme particulariste. Cela nous le savons maintenant de science
certaine, et, le sachant, nous le devons faire. « C'est une obliga-
tion, dit Emerson, de réaliser tout ce que l'on connaît et d'ho-
norer toute vérité par l'usage -. »
Gabriel Melix.
1. Le Prix delà vie, pp. 71-72. — Cf. Guyau, Esquisse d une morale sans obli-
r/ation ni sanction, pp. 11-13.
2. « To realise ail what we know... lo honour every IriilL by use », cité par M. Du-
gard, La Société américaine, pp. 276-277.
L'Administrateur-Gérant : Léon Gangloff.
TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET c'°.
FÉVRIER 1910
66' LIVRAISON
BULLETIN
UE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
DE SCIENCE SOCIALE
HiOUllAIBE : Nouveaux membres. — Los réunions mensuelles. — Les grands sauts sur
skis à HolmenkoHen (Norvège"!, par Louis Arqlk. — Bibliographie. — Livres reçus.
NOUVEAUX MEMBRES
M"" Anastasie de Wessolkine, vueA'ino-
jiradnaya, 183. Kielî (Russie), présentée,
par M. Paul de Rousiers.
M. Lefr^ntois, 29, boulevard Gambetta,
Evreux (Eure), présenté par le même.
LES REUNIONS MENSUELLES
La prochaine réunion.
Notre prochaine réunion aura lieu le
vendredi 25 février, àSheures .'j/i,k l'Hôtel
des Sociétés savantes, rue Serpente, 28
(près la place Saint-Michel). La communi-
cation sera faite par M. Ph. Champault, et
aura pour sujet : Un nouveau classement
des ti/pes familiaux d'après la formation
de l'aplilude à se tirer d'affaire.
La réunion de mars ne pouvant avoir
lieu à cause des fêtes de Pâques, la réunion
suivante sera celle du mois d'avril.
Compte rendu delà séance dejanvier.
M. Paul Desca.mi's, après avoir rappelé
que la Nomenclature a été inventée pour
l'analyse des faits .sociaux recueillis par
l'observation directe des sociétés humai-
nes, constate que cet instrument merveil-
leux peut également servir à l'analyse des
faits sociaux contenus dans une œuvre
littéraire. Mais, dans ce dernier cas, on ne
peut tirer des conclusions que si ces faits
sociaux sont bien liés entre eux d'une façon
cohérente.
C'est le cas des contes arabes recueillis
sous le nom de Mille el une Nuits, et dont
l'analyse permet de reconstituer un cer-
tain état social particulier, celui d'une
fraction des populations musulmanes du
Moyen Age.
En faisant l'analyse de ces contes, on
trouve des faits dans tous les casiers de
la Nomenclature, et non pas seulement
dans celui du Mode d'existence, comme
dans nos romans actuels. Et pourtant on a
qualitié les Mille et une Xuits d'œuvre de
pure imagination! Et pour montrer la
haute valeur sociale des contes arabes,
M. Descamps s'attache particulièrement à
résumer les faits relatifs au Travail, en
suivant l'ordre de la Nomenclature.
En Occident, lorsqu'on parle des Arabes,
on a immédiatement devant les yeux le
Désert, l'Art pastoral nomade et la Famille
patriarcale. Les Mille et une Nuits nous
montrent des Arabes tout différents. Ce
sont des urbains qui ne connaissent le
Désert que par la nécessité où ils sont de
le traverser pour commercer avec les au-
tres pays ; — qui ne connaissent les No-
mades que parce que leurs caravanes sont
dirigées par des chameliers ou pillées par
des cavaliers ; — et dont la famille est
instable ou tout au moins très ébranlée.
La cause de tout cela est la commercia-
lisation de toutes les branches de la pro-
duction : le pécheur va vendre son pois-
son; — les jardiniers viennent vendre
leurs fruits au marché ; — les paysans
sont les tenanciers de commerçants enri-
chis, et vendent le surplus de leur ré-
colte; — les bûcherons viennent vendre
au marché le bois qu'ils ont coupé dans
18
BULLETIN DK LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
la forêt voisine ; — les artisans sont en
même temps de petits boutiquiers qui
exposent aux passants les produits de
leur fabrication ou qui travaillent pour le
compte de grands négociants-exportateurs.
Tout, en somme, aboutit au commerce
et c'est le commerce qui est le grand
moyen d'enrichissement, principalement
le commerce d'exportation et d'importa-
tion avec les pays neufs, les îles et les
côtes de l'océan Indien. On peut suivre
pas à pas le double courant commercial
qui existe entre ces pays et les cités du
monde musulman : Bagdad, Bassora,
Mossoul, Damas, Le Caire, etc.
Il y a. une classe spéciale de négociants,
en train de s'enrichir promptement, qui
assure ces échanges, en voyageant person-
nellement, accompagnant les marchan-
dises à l'aller et au retour, et payant un
prix fixé aux entrepreneurs de transport
(caravaniers ou armateurs).
Les marchandises sont échangées dans
les marchés par l'intermédiaire de cour-
tiers, et passent alors entre les mains des
l'iches négociants-propriétaires qui les em-
magasinent, et les revendent au jour le
jour aux petits boutiquiers dépourvus de
capitaux qui les écoulent au détail dans les
bazars^.
L'organisation sociale dominante semble
être celle du c/ancommercm/.- les ouvriers
sont endettés envers les chefs de fabrique
collective pour lesquels ils travaillent ; de
même les boutiquiers sont endettés envers
les gros négociants-propriétaires dans les
magasins desquels ils vont s'approvision-
ner chaque jour. Ces dettes ne sont jamais
remboursées, et ne sont que la matériali-
sation des liens permanents qui existent
dans les engagements du travail ou dans
les rapports commerciaux.
Nulle part, le grand atelier apparaît si
ce n'est dans les transjjorts maritimes, (^t
alors le système des engagements forcés
se resserre et devient Fesclavage. Chose
curieuse, les propriétaires de navires, qui
sont des commerçants enrichis, habitent,
non pas des ports de mer, mais les grandes
1. On appelle bazar, en Orient, un ensemble de
petites rues contenant les petites cclioppes des
boutiquiers et des artisans.
cités de l'intérieur, Bagdad, par exemple.
En terminant, M. Ueicamps dit quelques
mots des génies et des fées, qui sont sou-
vent mis en scène dans les Mille et une
Nuits, et qui sont les représentants d'un
état social un peu différent, basé sur le
matriarcat : les génies sont constamment
absents pour piller les caravanes ou les
protéger, tandis que les fées habitent dans
les rochers, gardant les trésors accumulés
dans les cavernes; elles ont un mode
d'existence très luxueux, et sont servies
par de nombreux esclaves.
M. Gauthier, qui a habité pendant quel-
ques années dans les îles Comores, dit que
l'on peut, à l'heure actuelle encore, re-
trouver dans l'océan Indien tous les types
décrits par M. Descamps. Toutefois, les
matelots sont bien de la classe des escla-
ves particuliers du propriétaire de navire,
lequel les paie surtout en nature (nourri-
ture, etc.).
M. Blanciion rappelle que, dans les
Mille et une Nuits, la chasse est, ou bien
un amusement de grand seigneur (chasse
à courre), ou bien est une annexe du com-
merce (cha,sse à l'éléphant pour l'ivoire).
Dans les contes arabes, l'amour forme
moins souvent la trame du récit que dans
les romans occidentaux; les sentiments do-
minants des personnages paraissent être
surtout la cupidité et la curiosité. M. Blan-
ciion se demande pourquoi il y est moins
question de guerres.
M. Descamijs pense que l'état social des
Mille et une Nuits est peu guerrier, comme
celui de toutes les cités commerçantes.
Les guerriers se recrutent ailleurs : ce .sont
des mercenaires turcs ou autres. La guerre
n'intéresse que par ses résultats, et non
par les bauts faits auxquels elle donne lieu.
LES GRIVNDS SAUTS SUR SKIS A
HOLMENKOLLEN (NORVÈGE)
Le jour des fameux concours de grands
sauts sur skis ^ à HolmenkoUen, le jour de
1. Inventés autrefois parles paysans de diverses
provinces, et notamment du Telemarken, les skia
lurent d'abord un instrument d'utilité, servant aux
Norvégiens à se déplacer plus vite et plus commode
DE SCIENCE SOCIALE.
19
gloire est arrivé. Les traîneaux se suivent
à la queue leu leu sur les routes accédant
à la haute colline. C'est une vraie proces-
sion, qui me fait songer à celle des voi-
tures de Bayreuth, lorsqu'elles gravissent
à la file indienne Téminence sur laquelle
se dresse le Bii/inen/'cstspicl/iuKs. Mais
quelle différence de paysage et de senti-
ments !
Les tramways sont envahis. A l'emhar-
cadère de Majorstuen, où l'on quitte les
tramways urbains de Christiania pour
prendre ceux qui desservent la montagne,
la foule des partants, trétilée par des bar-
rières, s'allonge en un interminable
ruban.
Enfin beaucoup de gens se sont levés
très tôt et s'en sont allés à pied ou sur
skis. Vn grand nombre de ces piétons por-
tent sur le dos un sac de provisions. Ils
sont alertes et allègres. Gais surtout sont
les enfants et les adolescents, et, encore
plus que les garçons, les filles ; quelques-
unes ont le haut bonnet national, avec sa
broderie multicolore ; ces « petites Nor-
vèges » aux cheveux blonds et aux joues
roses montent d'un pas courageux à Hol-
menkollen pour avoir le bonheur d'admi-
rer tout à riieure les « grands sauts sur
.skis » ; avides de mouvement et de grands
espaces, curieuses du spectacle des beaux
sangs-froids et des tranquilles hardiesses,
elles incarnent en ce moment quelques-
uns des sentiments vifs de la race, telle
que l'a faite la rencontre de son eftort avec
le singulier milieu géographique où- elle
a du se développer.
Aux approches d'Hohnenkollen, Ton est
.sollicité par de petits marcliands qui vous
offrent des bananes, des oranges et d'au-
tres comestibles.. 11 y a aussi quelques
distributeurs de pro.spectus, et les feuillets
colorés, en tombant sur la neige, la pavoi-
sent.
Me voici sur le lieu solennel où va se
disputer l'épreuve. Après avoir franchi les
barrages. J'aperçois l'arène, et suis frappé
mciiO. en glissant sur les plateaux nionlagneus ciui
verts de neige el de glace. La pratique du.sA/, tont
en continuant de répondre à un besoin sur plu-
sieurs points du territoire, est ensuiti; devenue
un jeu et un grand sport national.
par la belle étrangeté du coup d'oeil. La
pente couverte de neige, longue de 150 mè-
tres, descend en formant un angle de
45 degrés environ avec l'horizontale. De
chaqtu^ côté, sont élevées des tribunes
improvisées, qui s'étagent de telle .sorte
que les meilleures places sont près du
iiaut, face à l'endroit de la pi.ste où les
sauteurs prendront leur élan. Au bas de
la pente, là où le sauteur tombera, un
vaste espace circulaire est ménagé (et ce
n'est autre chose qu'un étang gelé !), au-
tour du(iuel se dressent des gradins en
amphithéâtre, sur lesquels le public trouve
des places à prix modérés. A l'extérieur
de l'enceinte, se groupera, la multitude
des spectateurs non payants.
\ers le haut de la pente et au niveau
où se trouvent les ])remières loges, une
chose attire le regard : le tremplin à sur-
face horizontale, façonné de bois et de
neige tassée, sur lequel le sauteur, arri-
vant du sommet extrême en glissant sur
skis, viendra rebondir et s'élancer dans le
vide. Puis l'on se prend à considérer la
loge royale, fort simple, ornée seulement
de quelques attributs; des associations
d'idées imprévues assiègent l'esprit : cette
pente raide, ce tremplin du haut duquel
des honmies vont se précipiter, cette loge
de roi en vérité, l'on rêve malgré soi
de quelque tyran capricieux, d'un Néron
aux fantaisies cruelles, qui aurait fait
planter là son trône pour assister à la
mort théâtrale de mallieureux prisonniers,
de gladiateurs sacrifiés... Les tentures
rouge écarlate qui recouvrent par devant
les i»lanches des tribunes im})rovisées con-
tribuent par leur couleur barbare à forti-
Her ce cauchemar. Dans l'air diaphane de
la montagne, ce rouge sanglant prend une
farouche intensité. Et il contraste crùmenl
avec les autres couleurs du tableau :
l'aveuglante blancheur de la neige, le vert
funèbre des sapins, et le gris bleuté du
ciel.
A tous les niveaux de la pente glacée,
des membres des Sociétés sportives, parés
de leurs insignes, et montés sur skis, s'oc-
cupent à aplanir la surface neigeuse ; pour
cela, ils se livrent à un piétinement régu-
lier, au moyen de leurs skis frappant
20
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
parallèlement la grande nappe blanche.
Un énorme chien noir, appartenant à je
ne sais qui, s'est assis sur son derrière au
beau milieu de la piste, et semble surveil-
ler gravement ces préparatifs.
Les tribunes de droite, destinées à rece-
voir les adhérents des sociétés et leurs
familles, se garnissent rapidement. Celles
de gauche sont encore vides pour la plu-
part. Craignant de manquer le spectacle,
je suis arrivé trop tôt. Et déjà je me res-
sens du froid terrible, contre les inconvé-
nients duquel on m'avait mis en garde,
mais que je ne me figurais pas devoir être
aussi mordant. Mes jambes deviennent do
plomb et je sens ma poitrine se glacer.
Des gens font leur entrée, munis de
grosses couvertures. D'autres ont d'é-
normes chaussons en paillasson, de sorte
qu'ils paraissent avoir de monstrueux
pieds de goutteux. Sur les pauvres tri-
bunes construites à la diable et rappelant
les estrades des orchestres du 14 juillet
dans les faubourgs de Paris, le froid pèse
de plus en plus lourdement. Mais la vision
du cirque est tellement singulière, telle-
ment « prenante » que l'on sent en soi
grandir la curiosité en même temps que
sourdre des sources de vie et de chaleur
inconnues.
Peu à peu les spectateurs prennent leurs
places. Sur la piste, quelques sauteurs
font des essais. Mon étonnement est ex-
trême lorsque, pour la première fois de
ma vie, je vois s'élancer du tremplin le
l)izarre oiseau humain, l'étrange échassier
aux jambes terminées en skis. Le mal-
heureux va rouler et cabrioler sur la glace
au bas de la pente. Il se relève sans
donner signe de dégât corporel. D'autres
tombent encore. Tous se ramassent sans
laisser voir trace d'émotion. Mais un sau-
t(!ur parvient à tomber, droit sur ses pieds
et il accomplit, selon l'usage, une évolu-
tion finale le long des gradins en amphi-
tiiéâtre. Des acclamations partent de la
foule. Le public est tout joyeux de voir
que les sauteurs ont enfin, si je puis dire,
>i rectifié leur tir ».
Cependant les derniers spectateurs ar-
rivent. La loge diplomatique s'est remplie
d'élégances. Le roi Haakon et ses frères,
les princes de Danemark, pénètrent dans
la loge royale. Le capitaine commandant
les jeux invite l'immense assemblée à
pousser les neuf hourras traditionnels. Les
40.000 spectateurs s'exclament tout d'une
voix. Le caucliemar de tout à Theure est
dissipé. Nous n'avons pas devant nous
Néron venant assister à des jeux sanglants,
mais un roi qui tient à donner par sa pré-
sence la consécration suprême au grand
sport national.
Alors, les grands sauts commencent — ■
fantastique vision ! Plus de 200 sauteurs se
sont fait inscrire. Chacun porte sur la poi-
trine son numéro, en énormes caractères.
Le public a en mains des programmes qui
indiquent les noms, les âges et les lieux
d'origine. Une grêle trompette, retentis-
sant sur la hauteur, appelle chaque con-
current à son tour. L'homme arrive du
sommet à toute allure, s'enlève sur le
tremplin, et plane. Les bras girent comme
des roues. Puis le sauteur tombe dans la
partie inférieure et horizontale de la piste
— parfois, grâce au réglage savant de sa
position initiale et de son élan, ainsi qu'à
l'effort héroïque de ses jarrets, deboul,
tout droit, vainqueur (et alors ce sont des
clameurs salutatrices pendant qu'il accom-
plit le circuit final devant les gradins), —
parfois, à la suite d'un mauvais départ,
d'une défaillance de force, ou d'une fâ-
cheuse rencontre de terrain, sur le flanc,
sur ie dos ou sur la tète (et alors règne un
silence mi-désappointé, mi-compatissanl.
ou bien, si la chute est vraiment tro}»
cocasse, courent des rires discrets).
La maigre trompette admonitrice perce
toujours l'air froid, et, sans cesse, de la
profondeur féconde, il en jaillit, des sau-
teurs intrépides, qui viennent rebondir sur
le grand tremplin. A toute vitesse de leurs
skis, ils roulent de la hauteur, et déjà le
public, haletant, les voit sur le bord du
tremplin, prêts à lâcher terre. Ils se ma-
nifestent brusquement, comme des appa-
ritions, comme le Chasseur Noir du Frei-
schiitz. Mais eux ne restent pas sur la roche.
A peine sont-ils dessus qu'ils s'élancent.
L'animation de la multitude est superbe.
Sur les franches couleurs de fond : écar-
DE SCIENCE SOCIALE.
51
late sanguinaire des tribuneï>. vert tragique
des sapins, blanc éblouissant de la neige-
bleu cendré du ciel, et dans cette écla"
tante lumière du Nord, où chaque objet se
dessine avec une précision linéaire, les
spectateurs détachent nettement leurs
milliers de petites silhouettes en général
noires, mais çà et là émaillées de ces tons
rouge vif et vert cru qui rehaussent la
toilette populaire des femmes de Norvège.
Et toutes ces têtes regardent passionné-
ment, et toutes ces poitrines acclament.
Cette année, pour la première fois, des
étrangers prennent part au concours. Un
Allemand de la Bavière du Sud, Biehler,
va sauter. Il tombe sur ses pieds d'une
manière remarquable. Un grand enthou-
siasme se déchaîne. La musique joue
l'Hymne allemand. Les acclamations rou-
lent dans la vallée.
Voici maintenant le tour de la France.
Un jeune guide de Chamonix, Couttet,
âgé de 19 ans, arrive au tremplin. H s'é-
lance avec fougue et retombe droit sur ses
pieds. Il a effectué un saut de 35 mètres.
Un tonnerre d'applaudissements éclate.
L'orchestre attaque la Marseillaise. Les
skieurs norvégiens serrent la main du
Français. Tandis qu'il remonte lentement
la pente en longeant le côté droit de la
piste, les applaudissements continuent de
crépiter. Des tribunes partent des « Hurra!
Couttet! » très nourris. Le garçon trapu,
aux cheveux noirs et à la figure placide,
essuie le feu roulant des ovations avec di-
.li-nité.
Un paysan norvégien du 'l'elemarken.
coiffé d'une es})èce de bonnet plirygien
écarlate. et vêtu d"un costume pittoresque,
réalise un saut merveilleux. Lui aussi
connaît l'ivresse du triomjjhe.
Mais, pour ces vainqueurs, que de vain-
cus! Que de chutes burlesques! Les pieds
des malheureux se débattent et exécutent
des mouvements désordonnés. Les longs
skis tournent furieusement comme des
ailes de moulin 5. Plusieurs fois l'un des
skis se brise avec un bruit sec et le mor-
ceau cassé vole en l'air. Involontairement
l'on frémit en percevant l'éclio de cet af-
freux patatras. L'on croit que c'est l'infor-
tuné sauteui- (pii vient de se rompre la.
carcasse. Il n'en est rien. L'homme est tôt
relevé. Couvert de neige, il s'ébroue. Et
sa bonne face rouge et tranquille ne paraît
exprimer que le regret de ne pas avoir
mieux réussi.
Toujours il surgit des sauteurs du haut
de la colline. Il semble qu'un étrange
canon, mis en batterie à l'arrière, vomit
sans interruption ces projectiles humains.
Lorsque la piste est trop piétinée, un
signe est fait de suspendre les jeux, et
aussitôt les membres des Sociétés sporti-
ves se remettent à leur besogne d'apla-
nissement, frappant la neige de leurs skis
parallèles.
Pendant ce temps, l'assistance échange
des impressions. Quelques jeunes gens
prennent des airs avantageux et vont sa-
luer les dames au bord des loges. Les
manteaux et toques de fourrure sont très
nombreux aux premières places. Mais les
costumes de sport sont aussi fort bien por-
tés. Simples et rudes chez le commun des
mortels, ils deviennent, chez les élégants,
quelque chose de désinvolte, de fier et de
coquet. Tous les draps spéciaux, anglais
et norvégiens, étalent leurs rolmstes con-
textures et leurs nuances où les verts do-
minent.
Plusieurs hommes, sur la piste, fument
des pipes, ce qui contril)ue à leur réchauf-
fer le visage.
La perçante petite trompette vrille l'air.
Et les hommes-chamois recommencent
de bondir. Les chutes se multiplient.
C'est pitié que de voir les sauteurs s'effon-
drer avec fracas, dans un grand claque-
ment de skis entre-choqués et brisés.
Le froid devient mortel. J'ai le senti-
ment que mes jambes se sont enracinées
et que je ne pourrai plus me déprendre
quand le moment du départ va venir.
Beaucoup de gens, même des plus aguer-
l'is. éprouvent les atteintes pénétrantes de
l'air glacé et surtout sont gagnés par le
froid redoutable qui monte de la terre. En
accompagnement au maigre orchestre
exécutant des marches, les pieds battent
énergiquement le sol pour tâcher de se
dégourdir.
Ayant sauté une fois, les 350 concur-
rents sont appelés à exécuter, selon lu-
a^
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
sage, un second saut. A nouveau,, dans le
mènae ordre, on les voit rouler du sommet
de la colline, prendre leur essor sur le
tremplin, et assomptionner glorieusement-
On assiste, dans un spectacle éclair, à la
rotation des bras, à l'envol des coiffures,
à Telfort violent des jarrets, à la tension
(les volontés d'équilibre, puis à la reprise
de contact avec le sol. Et ce sont les triom-
phales retombées, jambes droites, torse
vertical, lace victorieuse regardant le pu-
blic idolâtre. Ou bien ce sont les dévia-
tions de ligne, et la détresse des jambes,
et l'effondrement des corps sur la glace,
dans un tintamarre de skis mis enpièces.
L'attention du i)ublic est pourtant un peu
lasse. Elle ne se réveille qu'au passage
des protagonistes. Le paysan du Tele-
marken, tout pimpant sous son bonnet
rouge et dans son costume d'opéra-comi-
que, s'enlève avec une élasticité plus sur-
prenante encore que la première fois.
Calme et faraud, il donne l'impression
d'une quiétude satisfaite et presque go-
guenarde. Pour emprunter une expresion
à l'argot des courses chevalines, il a Tair
d'être « dans un fauteuil ». Et, de le voir
si sûr de son .iffaire, cela procure un vif
sentiment d'aise.
La fin des jeux arrive cependant. Alors
c'est un ébranlement général. Ceux qui
ont des traîneaux les cherchent avec une
nervosité un peu anxieuse. Ceux qui n'en
ont pas bouclent leurs skis ou secouent
leurs jambes, et se mettent en marche.
Quelques-uns s'asseoient sur les « li'ii:-
ges >, petites banquettes-traîneaux quOn
laisse rouler le long des pentes glacées,
en se dirigeant avec une longue perche
en guise de gouvernail. Toute cette mul-
titude se presse, et les braves agents de
police ont peine à faire dégorger les
issues. Sur les routes qui dévalent de
l'emplacement de la course, se produit le
plus pittoresque encombrement. Les traî-
neaux, collés l(>s uns derrière les autres,
t>nt peine à avancer, sont parfois tout à
fait immobilisés, et demeurent englués
au milieu de la cohue. Des jeunes filles,
peu timides, en profitent pour demander
au cocher debout à l'arrière de souffrir
(ju'elles montent à. côté de lui. Les piétons
et les skieu.rs sont d'ailleurs en proie à
une animation et à une gaîté insolites. On
examine les gens tapis sous les triples
couvertures des traîneaux ; on se montre
les nez surgissant au-dessous des toques
de fourrure enfoncées jusqu'aux oreilles;
volontiers (chose inouïe ici) les plus hardis
adresseraient aux voyageurs des interpel-
lations joyeuses.
Comme il y a plusieurs routes qui sui-
vent des directions analogues, comme ces
routes s'élèvent et s'abaissent tour à tour
à différents niveaux, et comme elles font
des courbes imprévues, l'aspect de ce
« retour d'HoImenkollen » prend le carac-
tère d'un décor de féerie aux plans in-
nombrables et à la machinerie compli-
(juée. Le bariolage des costumes sportifs
et provinciaux, l'humeur enjouée du bon
peuple, les vitesses et les trajectoires va-
riables (les piétons, des skieurs, des che-
vaucheurs de « liigges » et des possesseurs
de traîneaux, prêtent une vie plus ardente
encore à cette multitude, mettent un
brassement et une agitation extraordinai-
res dans ces masses humaines se pro-
mouvant ainsi, aux lueurs pourpres du
crépuscule, vers Kristiania couchée là-bas
dans le brouillard marin au bord du Fjord.
Le rite solennel des grands sauts d'HoI-
menkollen vient d'être célébré selon la
liturgie. Une sorte d'exaltation religieuse
possède quelques-uns des fidèles répandus
en ce moment sur les chemins. Ils sont
heureux d'avoir rendu leur culte énergi-
que à Notre-Dame la Neige.
Tout à l'heure, à Christiania, les exhor-
tations du parti « abstinent » seront ou-
bliées de beaucoup de citadins. Il y aura
ce soir des ivrognes trébuchant par les
rues.
Qu'importe ! Ce sont là les inévitables
cendres de toute flamme hardie, de tout
feu singulier allumé par l'intrépidité hu-
maine. Entretenons seulement toute vive
dans notre mémoire l'image de 40.000 Nor-
végiens enthousiastes, du grand cirque
glacé entouré de bois de sapins vert som-
bre, des tribunes écarlates étagées sur
l'escarpement, du saisissant tremplin posé
comme un défi au milieu de la piste blan-
che, et de l'envoi merveilleux des grands
m: SCIENCE sociAi.f;.
2:1
sauteurs d'HolinPiikolIcn, jaillissant sans
fin dans Taii' froid en un intarissable l'eu
d'artitice do bravoure et d'audace.
Louis Akoié.
BIBLIOGRAPHIE
Le livre de lélite rurale, en vente à
Lyon : à la Chronique sociale, 10, rue
du Plat; cbez Emmanuel Vitte, 3, place
Bellecour, àLyon, et 14, ruade l'Abbaye.
à Paris. — Prix : 1 fr. 50.
La formation de l'élite rurale préoccupe
tous les esprits clairvoyants. On l'attend
des syndicats des mutualités, des groupes
d'étude et autres associations dont le
nombre , dans nos communes, se fait
chaque jour plus considérable. Mais (juelle
méthode suivre, quels sujets étudier et
comment y pourvoir? Une élite rurale doit
avoir des notions d'ensemble sur les pro-
blèmes sociaux agricoles et sur les insti -
tutions qui y remédient. Or, les docu-
ments manquaient, et, avec eux, les
données nécessaires aune orientation pra
tique.
Voici que la Chronirjuc sociale répond
à ce besoin en publiant un Programme
d'études pour les Groupes ruraux, véritable
manuel du conférencier agricole, dont
les services seront vivement appréciés.
Sous forme de canevas de conférences
munis d'abondantes bibliogi-apliies, les
auteurs envisagent tous les aspects de la
vie rurale : Crise agricole, Causes et re-
mèdes, Science agricole, Vie du cultivateur,
Association, VAgricxilleur et la loi, la Pré-
paration à l'action rurale. Chacun de ces
chapitres fait l'objet d'une série de confé-
rences. Des documents annexes : Modèle de
règlement, Questionnaires pour enquêtes
rurales, Exemples de sujets traités, achè-
vent de donner à ce volume le caractère
pratique qu'on doit trouver dans un livre
d'initiation.
Après le Naturalisme (Vers la doc
trine littéraire nouvelle), par Gaston Sau-
vebois, 1 vol. o fr. 50. Editions de l'Ab-
baye, 7, rue Blainville, Paris.
Les écoles littéraires se succèdent avec
une rapidité de plus on plus grande :
après les classiques, les romantiques, les
réalistes, les naturalistes, les .symbolistes,
et d'autres encore. Aujourd'hui, la sura-
bondance des écoles, après avoir été
poussée à son extrême, a fini par dégé-
nérer en une véritable anarchie littéraire.
La littérature meurt de son excès de
fécondité. Comment en canaliser les forces
éparses et contradictoires? où trouver l'u-
nité qui lui rendra la vie?
M. Sauvebois s'est posé cette question et
pense que la solution ne peut en être
cherchée que sur le terrain social. D'après
lui, la nouvelle formule littéraire serait :
un /lumanisDte intellectuel aux consc-
quences sociales. Cette formule vaut ce
que valent toutes les formules; co qu'il
faut voir, c'est ce qu'il y a derrière. iNous
pensons que M. Sauvebois veut dire que
la Littérature, pour intéresser, devra s'oc-
cuper do choses sociales, et, pour cela, il
faut ([u'ello tienne compte des données de
la science (\m étudie les sociétés humai-
nes. C'est alors seulement quo la Littéra-
ture sera vraie.
Nous ne sommes pas (jualitiés pour ap-
précier ce qu'il peut y avoir d'immédiate-
ment l'éalisable dans cette formule. Nous
ne savons pas si beaucoup de jeunes lit-
térateurs de talent sont disposés à entrer
dans cette voie, à comprendre tout au
moins l'intérêt qu'il y aurait pour eux à
s'aventurer sur un terrain non encore
battu. Ce que l'on peut dire, c'est que,
pour ceux qui seraient décidés à frayer
ce chemin nouveau, il serait indispen-
sable d'avoir des connaissances de science
sociale. Mais la forme devra se mettre à
la hauteur du fond. Il ne suffira pas que le
sujet, par sa nature sociale, intéresse tout
le monde ; il faudra aussi que le style soit
clair et à la portée de tout le monde.
Quoi qu'il en soit, on doit en savoir gré
à M. Sauvebois, d'avoir franchement posé
le problème.
P. Descamps.
24
BULLETLN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE DE SCIENCE SOCIALE.
LIVRES REÇUS
Manuel social : La législal'um et les œu-
vres en Belgique, par A. Vermeerscli et A-
Millier, avec une préface de Gérard Coore-
man, o<^ édit. entièrement refondue, 2 vol.
in-8°, 15 francs (Félix Alcan, édit., Paris).
Source bock for social origins (ethnolo-
gical materials, psychological standpoint,
classified andannotated bibliographies for
the interprétation of savage society), by
William I. Thomas, 1 vol. 1' 4.77 postpaid
(The University of Chicago Press, Qii-
cago).
Da critica c sua exacla de/iniçâo, par
Sylvie Roméro, 1 brochure (Imprensa Na-
cional, Rio de Janeiro).
Ilisloire d'Haili (édition spéciale à l'u-
sage des adultes et des gens du monde),
2" partie, I, Les Insurrections, par Au-
guste Magloire, 1 vol. (Imprimerie- librai-
rie du Matin, Port-au-Prince).
L'exode rural et le retour aux champs,
par E. Vandervelde, 1 vol. in-8" carré
(Bibliothèque générale des Sciences so-
ciales), cartonné à l'anglaise, 6 fr. (F.
Alcan, édit.), Jeanne, par Marie Lacroix.
1 vol. in-4'', orné de nombreuses gravures,
broché, couverture en couleurs, 1 fr.:
franco, 1 fr. 20 (F. Paillart, édit., Abbe-
villc, et P. Lethielleux, édit., Paris).
Le droit et la sociologie, par Raoul
Bruyeilles, 1 vol. in-8° de de la Biblio-
thèque de Philosophie contemporaine.
3 fr. 75 (F. Alcan, édit. l'aris).
BIBLIOTIIKQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
FONOAlKl K
EDMOND DEMOLINS
QUESTIONS DU JOUR
^ LA
DÉPOPULATION DES CAMPAGNES
PAR
Paul ROUX
LA FLANDRE FRANÇAISE
/ LES
PATRONS DE L'INDUSTRIE TEXTILE
PAR
Paul DESCAMPS
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, RUE JACOB, 5G
Février 1910
SOMMAIRE
A. - QUESTIONS DU JOUR. — LA DEPOPULATION DES CAMPAGNES,
par Paul Roux. P. 3.
B. - LA FLANDRE FRANÇAISE. — LES PATRONS DE L'INDUSTRIE
TEXTILE, par Paul Descamps.
Avant-propos. P. iS.
I. — Les patrons du type ancien. P. 21.
La fabrique collective. — La manufacture. — Aperçu historique.
II. — Les patrons du type moderne. P. 39.
1" La conceniraUon industrielle. — La concentration du personnel. — La
concentration des capitaux. — Les patrons de l'industrie moderne.
■l" Les auxiliaires du patronage. — La direction du travail. — L'administra-
tion. — La propriété. — L'ascension des capables.
o° Les patrons industriels. ■ — Les difficultés d'établissement. — Les difli-
cultés techniques du métier. — Classement des variétés patronales.
m. — Le commerce. P. 5.5.
I" Les différents types de commerce. — L'achat des matières brutes. — Le
commerce des filés. — Le commerce des produits linis.
•2" Répercussions de l'industrie sur le commerce. — L'émancipation progres-
sive des industries à produits fixes. — L'émancipation partielle des indus-
tries à produits variables. — La concentration régionale. — Les qualités
de la fabrication française.
IV. — La famille patronale. P. 71.
Caractères généraux. — Le type du lia. — Le type de la laine. — L'inté-
gration industrielle. — Le système Motte.
V. — Le patronage de la classe patronale. P. 80.
I" Le patronage autonome par les syndicats. — La résistance aux revendica-
tions ouvrières. — L'assurance mutuelle contre les mauvais clients. — La
défense contre la domination des grantls négociants.
2" Les patrons éminents. — Le progrés des méthodes. — L'émancipation do
l'étranger. — Le patronage financier.
3" Les formes de crédit.
i" La régularisation des cours et le inarclié à tenue.
.5" Le patronage des pouvoirs publics.
VI. — Conclusions. P. 103.
QUESTIONS DU JOUR
LA DÉPOPILATION DES CAMPAGNES
Il y a déjà longtemps qu'on répète que l'agriculture manque
de bras, sans se demander si par hasard elle ne manquerait pas
surtout de tètes; mais, depuis quelques années, la dépopulation
des campagnes est devenue un sujet de préoccupations plus
vives, voire même d'angoisse dans certains milieux. On a beau-
coup écrit et beaucoup parlé sur cette question, et ce serait
peut-être faire preuve d'esprit et de modestie que de garder sur
ce sujet un silence prudent si un des effets les plus remar-
quables de la méthode de la Science sociale n'était pas de
donner à ses adeptes toutes les audaces et toutes les confiances.
Il nous semble d'ailleurs qu'en ce qui concerne la dépopulation
des campagnes, chacun a apporté sa pierre ou son madrier,
mais guère ne s'est-on inquiété de trier ces matériaux et encore
moins de construire l'édifice. Nous n'avons pas non plus cette
ambition, car un volume suffirait à peine à traiter le vaste sujet
qui s'offre à notre étude, mais nous voudrions du moins indi-
quer un point de vue d'où l'on peut envisager la question de la
dépopulation rurale et entrevoir une solution au problème
qui se pose aujourd'hui en France.
Car il faut ici se garder de généraliser. L'intensité des la-
mentations qui frappent nos oreilles pourrait faire croire qu'elles
s'élèvent de tous les points du globe. Ce serait là une erreur
grossière. Les pays dont les campagnes se dépeuplent peuvent
aisément se compter : en France, la population rurale était, en
A OL'ESTIO-NS DU JOUR.
1846, de 26.650.000 âmes représentant 75 pour 100 delà popu-
lation totale; en 1901, elle n'était plus que de 18.961.000 âmes,
soit 59 pour 100 du total. Dans l'empire d'Allemagne, les ru-
raux étaient 26.209.000 en 1871, et seulement 25.734.000 en
1900, pendant que les citadins passaient de 14 à 30.000.000. En
Belgique, en Angleterre surtout, on peut constater une situa-
tion analogue. Mais, dans la plupart des pays, la population
rurale est nombreuse, parfois surabondante : sans parler de la
Chine, on peut citer la Russie, les États Sud-Slaves, l'Autriche-
Hongrie, l'Italie, la Hollande. La dépopulation des campagnes
est donc un phénomène localisé et qui se manifeste surtout en
France par suite de la coexistence de ses deux causes immé-
diates : émigration urbaine et faible natalité. En Allemagne, la
dépopulation est moins marquée parce qu'une forte natalité
vient combler les vicies de l'émigration.
De ces deux causes, l'une parait plutôt d'ordre économique et
l'autre d'ordre moral, mais l'une et l'autre dérivent du phéno-
mène d'urbanisation qui caractérise actuellement notre civili-
sation occidentale. L'accumulation urbaine est une conséquence
de la grande industrie et du grand commerce qui, l'une et
l'autre, n'ont pu prendre au xix' siècle le développement que
l'on sait que grâce à la possibilité d'établir des transports nom-
breux, rapides et économiques. Mais, si les transports nous
apparaissent comme la cause déterminante du fait social d'ur-
banisation, ils agissent aussi directement en faveur de raffai-
blissement de la natalité et de l'émigration urbaine. C'est ce
que nous voudrions indiquer et, pour ne pas rester sur une
constatation pessimiste pour notre agriculture, nous montre-
rons ensuite comment ils peuvent aider à résoudre le problème
de main-d'œuvre que soulève la dépopulation des campagnes.
I. — LES TRANSPORTS ET L IRBAMSATION.
On comprend aisément comment les transports ont pu influer
sur la concentration industrielle. Jadis les usines s'élevaient de
I.A nKl'OI'lLATION DKS CAMPAUNES. O
préférence à portée des matières premières ou du combustible,
objets lourds, encombrants et de valeur faible. On avait avan-
tage à transformer sur place les produits bruts de façon à n'a-
voir à transporter que des produits ouvrés de grande valeur
sous un faible poids. C'est pourquoi les usines étaient nom-
breuses, disséminées un peu partout suivant les productions na-
turelles des lieux, peu importantes puisqu'elles ne pouvaient
traiter- que les matières premières locales ou consommer que
le combustible de la forêt voisine dont le rendement était
limité ; le personnel ouvrier de chaque entreprise était donc
restreint, et il était rare de voir plusieurs usines côte à côte.
L'invention de la machine à vapeur et les progrès de la méca-
nique n'auraient pas modifié cette situation, s'ils ne s'étaient
d'abord appliqués aux moyens de transport. C'est la construc-
tion des routes et des chemins de fer, c'est l'apparition de la na-
vigation à vapeur qui a permis la concentration industrielle.
En présence de tous les problèmes que soulève l'accumulation
des ouvriers dans les villes et de toutes les misères qu'entraîne
avec elle cette urbanisation à outrance, on est tenté de regretter
l'ancien ordre dispersé de l'industrie, et on peut avoir l'idée
d'essayer de décentraliser lindustrie moderne et de renvoyer
ou plutôt de retenir l'ouvrier dans les campagnes. Que cette
tentative soit possible pour certaines fabrications, c'est ce qu'on
ne saurait nier, grâce à l'utilisation des chutes d'eau et de l'é-
nergie électrique. Mais si les patrons industriels d'autrefois ont
abandonné la petite usine rurale pour adopter le grand atelier
urbain, c'est pour proliter des avantages économiques que leur
offrait la nouvelle organisation des transports; c'est aussi, dans
certains cas, pour se rapprocher d'industries connexes qui leur
fournissaient des produits ou consommaient les leurs ; c'est enfin
pour se trouver sur le marché de la main-d'oeuvre dont la de-
mande croissait par suite de l'extension des entreprises et dont
l'offre était forcément restreinte dans les régions rurales où
n'existait qu'une seule petite usine, précisément parce que les
chances d'embauchages n'y étaient pas suffisantes pour attirer
de no nbreux ouvriers. Chacun sait que, pour les vendeurs, les
6 QUESTIONS DU JOUR.
meilleures foires sont celles où il vient beaucoup d'animaux, car
il y vient alors aussi beaucoup d'acheteurs. En augmentant le
rayon d'approvisionnement de l'industrie et le champ de ses
débouchés, les transports ont rendu la fabrication presque abso-
lument indépendante des conditions du lieu; plus exactement,
le facteur naturel dominant est devenu la facilité d'établisse-
ment des voies de communication. C'est pourquoi on a vu l'acti-
vité économique descendre de la montag'ne dans la vallée, se
concentrer à certains carrefours de voies ferrées ou navigables,
et les ports de commerce bien placés s'entourer d'une banlieue
d'usines.
Les centres d'attraction de main-d'œuvre sont donc bien
moins nombreux qu'autrefois, mais ils sont infiniment plus jouis-
sants. Les occasions de travail s'y offrent nombreuses et variées.
Il n'est donc pas étonnant que les ouvriers y affluent et d'autant
plus nombreux que l'activité y est plus intense. De là, la pro-
gression ininterrompue de l'émigration urbaine au cours du
xix'' siècle et à notre époque.
Cet exode rural est favorisé très directement par le développe-
ment et le perfectionnement des transports. Pour deux sous
une lettre va d'un bout de la France à l'autre et jusque dans les
hameaux les plus reculés apporter des nouvelles des émigrants,
plutôt des émigrés, et dire à ceux qui sont restés que le travail
abonde dans les usines ou sur les chantiers et que les salaires
sont élevés. Grâce à la poste, le paysan entrevoit la possibilité de
quitter son village; grâce au chemin de fer, il réalise facile-
ment et à bon compte cette possibilité. En une nuit et pour 20
ou 30 francs il franchit une distance que son grand-père
eût mis un mois à parcourir à pied en dépensant davantage. Il
part d'autant plus volontiers que le voyage est facile, qu'il se
dit qu'il reviendra quand il voudra, s'il n'est pas satisfait de son
sort ou si quelque événement le rappelle au pays. L'émigration
apparaît très atténuée du fait de la commodité des voyages ; les
relations s'entretiennent plus aisément avec la famille dont la
poste apporte les lettres, chez laquelle on envoie les enfants
pendant les vacances, qui vient même parfois vous visiter dans
LA IIKI'OI'UI.ATION DES CAMI'ACNKS. 7
la grande ville. Ces faits peuvent être constatés par le premier
Parisien venu qui ira se promener dans une grande gare à
l'heure du départ ou de l'arrivée des express de la province.
Du fait des transports la séparation est moins pénible qu'autre-
fois, elle est aussi moins complète; il s'ensuit que l'émigration
est facilitée et que l'abandon des campagnes s'accentue car,
malgré les liens qui subsistent entre l'émigrant et son pays,
neuf fois sur dix, le départ est définitif, et, à cause de ces liens
mêmes, chaque émigrant attire à lui des parents ou des amis.
Le développement des transports est non seulement un facteur
matériel de l'exode rural, mais il en est aussi un facteur moral.
Le goût et l'habitude des villégiatures ont pris à notre époque
une extension extraordinaire. Ils se sont répandus dans toutes les
classes et, vers le mois de juillet, la province voit arriver une
nuée de « Parisiens » . Ce ne sont pas seulement les oisifs qui
envahissent les villes d'eaux, les touristes qui apparaissent dans
nos montagnes, les fonctionnaires qui viennent passer leurs
vacances dans leur famille, mais il y a aussi des ouvriers, des
commis, des boutiquiers qui reviennent respirer l'air de leur
pays natal pendant quelques semaines ou quelques jours. Si le
mari ne peut pas abandonner son atelier ou son magasin, il
envoie du moins sa femme ou ses enfants. Combien de grand'-
mères hébergent aujourd'hui leurs « petits Parisiens » pendant
plusieurs mois d'été. La grande ville déborde donc sur la cam-
pagne régulièrement chaque année, et elle déborde fort loin
grâce au bon marché et à la bonne organisation des transports :
on peut dire que la France entière est aujourd'hui recouverte
périodiquement par la marée urbaine. Or, que laisse ce Ilot en
se retirant? Un peu d'argent dans la poche des voituriers et dans
la caisse des aubergistes, le goût de la toilette dans la tête des
jeunes filles, et, partout, des influences destructives de la vie
rurale. Je ne prétends pas par là que les urbains soient de vilaiues
gens, dont le moral et la moralité soient inférieurs à ceux de nos
paysans. Non, mais à leur vue et à leur contact beaucoup de
ruraux aspirent à aller en ville. Tout d'abord il y a les bourgeois
qui remontent leur maison avec les jeunes filles ou les jeunes
8 QUESTIONS DU JOUR.
gens du pays où ils viennent de villégiaturer; ces domestiques
sont perdus pour l'agriculture. Ensuite il y a tous les autres qui.
venus à la campagne pour s'y reposer, passent naturellement
leurs journées à la pêche ou à la promenade, sans faire œuvre de
leurs dix doigts. Ils ont tout à fait raison de faire ce qu'ils font
puisqu'ils sont là pour cela, mais, malgré tout, c'est un exemple
déplorable ([u'ils donnent à leurs parents et à leurs amis. Ceux-ci
ne voient pas leur vie de labeur dans la grande ville; ils les
voient bien vêtus et munis de quelque argent « se passer du bon
temps » ; et quand cela? Au moment où le paysan donne son
effort le plus long et le plus pénible, lorsque, de l'aube au cré-
puscule, penché sur la glèbe, il lève sa moisson ou sarcle ses
champs. Ces urbains lui apparaissent alors, par contraste, comme
des fainéants qui ont la vie facile; il ne rélléchit pas qu'en
hiver, lorsque la neige recouvre la terre, souvent pendant
de longues semaines, les citadins de râtelier, du comptoir et
du bureau pourraient à leur tour le taxer de fainéantise et ad-
mirer la douceur avec laquelle il se laisse vivre. J'ignore si
on étudie les fables de La Fontaine à l'école primaire, mais nos
jeunes paysans n'ont certainement ni médité ni compris le Rat de
ville et le Rat des champs^ non plus que le Loup et le Chien. Il
convient d'ailleurs de remarquer qu'à une époque où 1 activité
économique s'est concentrée dans les villes, il est assez naturel
que les ruraux, désireux d'améliorer leur situation, de « faire
fortune », y dirigent leurs pas, comme jadis les jeunes gentils-
hommes allaient à la cour pour s'y pousser dans la voie des
honneurs et des bénéfices.
Toujours est-il que le paysan voit de la vie urbaine surtout le
côté agréable, facile et attrayant, soit qu'il connaisse des citadins
en villégiature, soit que lui-même, pour ses affaires, son plaisir
ou son service militaire, ait fait quelque séjour à la ville. C'est
aussi par ses avantages que la ville se manifeste à lui dans les
conversations des émigrants. Ceux-ci ont du « bagout », ils
parlent bien, ce qui en impose toujours un peu au paysan et
d'autant plus qu'il est incapable de contrôler leurs dires; ils ont
de l'amour-propre et veulent montrer qu'ils ont réussi, aussi
LA DEPOPULATION DES CA.MPAii.NKS. '.^
étalent-ils plus volontiers leurs succès <{ue leurs écliecs, leurs
plaisirs que leurs peines. A travers leurs paroles la vie urbaine
apparaît en rose. C'est en ])eau également qu'elle apparaît au
villageois dans les colonnes du journal qui lui parle des fêtes et
des divertissements de la cité voisine ou des splendeurs de la
grande ville. Traitent-ils d'ailleurs de questions sérieuses, nos
journaux ne song-ent qu'à leurs lecteurs urbains. Tout compte
fait, si le chemin de fer vide la campagne au profit de la ville,
c'est encore le facteur rural qui va de porte en porte déposer
lettres et journaux, qui est l'agent le plus actif de la dépopulation
des campagnes.
Car si l'urbanisation agit économiquement, par les transfor-
mations du travail et le développement de l'industrie, pour
attirer dans les grands centres une nombreuse population ou-
vrière, elle agit surtout moralement par ses influences multiples
et dissimulées pour détourner le paysan du rude labeur des
champs et l' hypnotiser par les apparences de vie facile et agréable
dans les villes.
La constance du phénomène de l'émigration urbaine prouve
bien que le courant migratoire des campagnes vers les villes est
conforme aux lois sociales. Les grandes cités industrielles sont,
en effet, de grandes dévoreuses d'hommes. Les maladies, les
épidémies surtout, y font de grands ravages ; la vie sédentaire
de l'atelier ou du bureau affaiblit le tempérament et amène
au bout de quelques générations une dégénérescence marquée :
les accidents y sont nombreux, l'alcoolisme y sévit normalement.
Tout concourt à y amoindrir l'espèce humaine et à amener son
extinction. La vie des champs au contraire, plus saine et plus
rude, donne des constitutions plus robustes; l'absence desoins
donnés aux tout jeunes enfants permet aussi à la sélection natu-
relle de s'exercer impitoyablement. Les campagnes sont le
réservoir naturel de la population d'un pays; son mode d'exis-
tence tend à faire du paysan un bon animal capable de perpétuer
la race si les influences du dehors ne viennent se mettre à la
traverse.
C'est malheureusement ce qui se produit trop souvent : la
10 QUESTIONS DU JOUR.
facilité des communications permet aujourd'hui aux maladies et
aux tares urbaines de se propager dans les campagnes. On a vu
certain canton peuplé de tuberculeux que l'Assistance publique
avait placés en convalescence dans des familles de paysans au
risque de contaminer toute la population : du temps des dili-
gences, cela ne se serait probablement pas produit.
Les causes physiologiques sont, dans l'ensemble, tout à fait
négligeables en ce qui concerne la natalité; il en est de même
des facteurs économiques. L'abondance des moyens d'existence
peut bien favoriser la nuptialité et la fondation de nouveaux
foyers — nous avons vérifié le fait en Lunebourg — mais elle
est sans influence sur la natalité. Les statistiques sont unanimes à
constater que les familles les plus pauvres, souvent les plus misé-
rables, sont celles qui ont le plus d'enfants. Ne possédant rien,
elles n'ont pas cette égoïste prévoyance qui se développe avec
Taisance. Tout le monde admet aujourd'hui que la diminution
de la natalité en France relève surtout de causes morales. Or, ces
intluences morales n'étendent leur empire que grâce à la bonne
organisation des transports qui propagent facilement dans les
campagnes les idées destructives du sentiment religieux et des
bonnes mœurs, et qui amènent la désorganisation de la famille.
Si nous passons en revue les peuples à forte natalité, nous
pouvons les ranger en deux groupes. Des nations communau-
taires comme la Russie, la Serbie, la Bulgarie, l'Italie, l'Autriche ;
des nations particularistes à des degrés divers comme la Scan-
dinavie, l'Angleterre, l'Allemagne, la Hollande. En France même,
les régions où la natalité se maintient à un niveau convenable
sont habitées par des quasi-patriarcaux (montagnes du m?issif
Central, des Alpes et des Pyrénées) et par des particularistes
(Flandre). La formation sociale n'exerce donc pas d'influence di-
recte sur la natalité ; mais il n'en est pas de même des transports.
Remarquons que les pays communautaires où la natalité reste
élevée sont peu industriels, presque exclusivement agricoles,
que les voies de communication y sont rares et incommodes, de
sorte que les communautés rurales vivent dans l'isolement. Les
individus sont ordinairement illettrés, ce qui les soustrait à l'in-
LA I>É1'0I>ULATI0N DES (^AMl'AGNKS. Il
flucnco du journal. Dans ces pays-là, les conditions de vie sont
telles (pic les paysans se trouvent à l'abri des influences de
r urbanisation, laquelle est d'ailleurs faiblement développée. On
peut observer, en Italie notamment, que la facilité des transports
amène souvent la dissolution des ccuiimunautés et un alïaiblisse-
ment relatif de la natalité, compensée par une augmentation de
la nuptialité. En France, c'est aussi dans les régions les plus
reculées que les vieilles nneurs se sont le mieux conservées et que
se rencontrent encore quelques familles nombreuses.
Presque partout la civilisation urbaine a envabi la campagne
grâce à la poste et au chemin de fer. Le contact de citadins
« esprits forts » a fait croire au paysan qu'il était plus distingué
d'abandonner les habitudes et les pratiques religieuses; les
fréquents voyages à la ville et la lecture des journaux contribuent
aussi à faire baisser la moralité. Les instincts matérialistes qui
semblent avoir conquis toute notre société se sont diffusés dans
les campagnes par le jeu de tous les ressorts qui mettent le rural
en relation avec l'urbain. Il n'est pas jusqu'aux prospectus mal-
thusiens qui ne prennent aujourd'hui le chemin des champs.
Il faut bien reconnaître que si le paysan français subit si faci-
lement l'influence urbaine, s'il est disposé à priori à admirer
tout ce qui vient de la ville, la faute en est à sa formation sociale
qui, l'ayant privé des appuis de la communauté, ne lui a pas
donné les énergies particularistes. Celles-ci pourraient le défendre
de la contagion immorale des villes à l'instar des peuples du
nord qui, bien que soumis à l'influence persistante des transports,
résistent jusqu'ici au virus urbain.
H. LES TRANSPORTS ET LE TRAVAIL AdRICOLE.
Si la baisse continue de la natalité est pour la France un péril
national, la dépopulation des campagnes est un danger écono-
mique, car, faute de bras, la terre; peut rester en friche, la pro-
duction ag"ricole diminuer et le pays se ruiner. Nous n'en sommes
pas encore là, tout au contraire, car, depuis cinquante ans, la sur-
12 OUESTIONS DU JOUH.
face emblavée chaque année a certainement augmenté par suite
des défrichements et de la suppression partielle de la jachère.
Tous les jours ne voit-on pas d'ailleurs, dans certaines provinces,
de mauvais bois transformés en champs, et des landes impro-
ductives soumises à la charrue. Malgré les lamentations habi-
tuelles, le manque de bras n'est donc pas aussi certain qu'on
pourrait le croire. 11 faut remarquer que le nombre des petits
propriétaires esttrès considérable et, en général, le bien du pay-
san ne dépasse guère la possibilité de travail d'une famille. Les
domaines soumis au fermage ou au métayage sont dans une si-
tuation différente, car, les enfants étant moins nombreux qu'au-
trefois et aussi moins stables au foyer paternel, le fermier ou le
métayer doit recourir à la main-d'œuvre salariée : or, il est in-
déniable que valets de ferme et journaliers sont rares et chers.
La question de la dépopulation des campagnes se résume en
définitive dans la crise de la main-d'œuvre agricole. Comment
y remédier? Parles mêmes procédés que l'industrie, c'est-à-dire
par le progrès des méthodes et par le recours à la main-d'œu-
vre extérieure. Le perfectionnement des procédés techniques
permet d'obtenir la même production avec un moindre emploi
de la main-d'œuvre. Nous avons d'abord des machines comme
les faucheuses, moissonneuses, batteuses qui font le travail de
plusieurs ouvriers. Or, les transports nous permettent aujour-
d'hui de nous procurer ces machines facilement et à bon compte,
vinssent-elles même d'Amérique. Le chemin de fer qui emmène
un ouvrier vers la ville en ramène dix machines. Il y a d'au-
tres instruments comme le semoir, le trieur, etc.. qui, sans
la main-d'œuvre, permettent, ce qui revient pratiquement
au même, d'augmenter le rendement par une plus grande
perfection du travail. Les engrais que les cargo-boats nous
apportent du Chili ou de Tunisie, contribuent au même résul-
tat. La science agricole, grâce à une utihsation plus ration-
nelle du sol, arrive presque partout à augmenter la produc-
tion brute et le profit net de l'agriculture. Or, l'enseignement
agricole serait certainement moins répandu si la facilité des
communications ne permettait pas la fréquentation des écoles
T.A m'iPOPULATION DES CAMPACNKS. l.'î
et les tournées des professeurs d'agriculture. Est-il l)esoin de
rappeler (jue la spécialisation agricole qui aboutit à des résultats
linanciers très supérieurs à ceux de la culture intégrale, repose
sur des bases commerciales et n'est possible que grâce à la bonne
organisation des transports. C'est bien un signe du temps que la
Société des agriculteurs de France compte une section des trans-
ports qui n'est pas la moins utile ni la moins active. Bref, dans
l'agriculture moderne comme dans l'industrie, le progrès des
méthodes et le perfectionnement de l'outillage tendent à dimi-
nuer l'importance relative du facteur main-d'aiuvre pour aug-
menter celle du capital et de l'intelligence. J'ajouterai que le
rôle de direction, qui incombe à cette dernière est prépondé-
rant, car, à mesure que le capital d'exploitation et le montant
des salaires croissent, cest-à-dire à mesure que les frais géné-
raux bruts augmentent, la moindre erreur peut mettre l'exploi-
tation en déficit et compromettre non seulement le bien-être
du cultivateur, mais les moyens d'existence mêmes des ouvriers
([u'il emploie. Seuls d'ailleurs des patrons vraiment capables, en
donnant à ce mot sa pleine signitication sociale, pourront payer
des salaires suffisants pour lutter contre les salaires urbains et
les attractions variées de la ville. C'est une illusion de vouloir
enrayer l'exode rural par le retour à fancien mode d'existence
du paysan français; le sifflet de la locomotive doit nous avertir
de renoncer à cette chimère. L'homme aspire naturellement
au mieux matériel, quoiqu'il se trompe quelquefois sur la voie
à suivre pour y atteindre ; si donc on veut retenir aux champs
des hommes qui ont tant de propension à les abandonner et de
si grandes facilités pour le faire, il faut pouvoir leur ollrir à la
campagne, sinon les mêmes avantages, du moins des avantages
équivalents à ceux qu'ils espèrent trouver en ville. H est tels
de ces avantages, de ces agréments qu'il faudra peut-être
compenser par un supplément de salaire. Le jour où il sera
plus facile à l'ouvrier agricole qu'à l'ouvrier urbain de vivre
bien tout en réalisant quelques économies, il est à croire que
les meilleurs ruraux, les plus intelligents, les plus énergiques,
les plus sensés resteront fidèles à la charrue. Une agriculture
14 » QUESTIONS DU JOUI!.
vraiment prospère ne manquera pas de bras, mais, pour qu'elle
devienne prospère, il faut qu'elle soit menée par des têtes ca-
pables.
Ces tètes ont d'ailleurs aujourd'hui largement l'occasion
d'exercer leur capacité et leur initiative pour résoudre la
question de la main-d'œuvre. Le progrès des méthodes a bien
pu augmenter notablement la production, mais il n'a pas, en
fait et absolument, diminué le besoin de main-d'œuvre, tout au
contraire. Un ouvrier travaille aujourd'hui une moindre étendue
de terres qu'autrefois, mais il la travaille mieux et plus sou-
vent. Je crois que le même domaine absorbe actuellement plus
de journées de travail que jadis et cela malgré les machines;
mais ce qui a changé, c'est la répartition de ces journées de
travail, précisément à cause des machines et des progrès tech-
niques. La batteuse a supprimé le travail d'hiver dans les
granges; la culture rationnelle intensive, à grandes dépenses
d'engrais et de façons, exige que ces façons soient données en
temps opportun, et non plus en temps disponible. La récolte
doit se faire rapidement pour que les produits aient le maxi-
mum de valeur. Il s'ensuit que, sur une ferme moderne, entre
des périodes de travail forcé, il y a des périodes de chô-
mage. Le cultivateur ne peut pas entretenir toute l'année tout
le personnel qui lui est nécessaire à certains moments et
comme la population rurale diminue, il ne trouve plus de jour-
naliers dans son voisinage. C'est d'ailleurs parce que ceux-ci
redoutent le chômage qui arrive précisément en hiver, alors
que les besoins augmentent, qu'ils sont séduits par la fixité des
salaires d'industrie et qu'ils émigrent en ville.
C'est alors que les transports peuvent apporter — et appor-
tent en fait — une solution. Le cultivateur qui ne trouve pas
sur place les ouvriers temporaires dont il a besoin les fait venir
d'ailleurs, des régions où. la population est surabondante. Jadis,
en France, la montagne fournissait la plaine de moissonneurs
et de faucheurs. Aujourd'hui, nous devons nous adresser à l'é-
tranger : des Espagnols viennent dans le Languedoc, des Ita-
liens dans la vallée du Rhône, les Flamands peuplent pendant
LA l»l';POl'l LATION DIIS CAMPAGNES. 15
l'été les Termes du Nord et poussent leurs éclaircurs jusqu'en
Auvergne, et depuis deux ou trois ans, les fermiers de l'Est
font venir des trains entiers de Polonais. Je ne parle pas de
l'Argentine où la moisson est faite par des Napolitains, parce que
c'est un pays neuf où les campagnes en sont encore à la pé-
riode de peuplement; mais l'Allemagne connaît les Hollandais
et les sachsengiinger qui viennent de Silésie, de Podolie et de
Galicie. En Italie, il se produit des courants très nombreux et
très mobiles de migrations internes entre les régions surpeuplées
et les pays déserts où régnent la malaria et le latifundium.
On voit que si les transports facilitent l'émigration urbaine
et la dépopulation des campagnes, ils permettent aussi aux agri-
culteurs de combler les vides laissés par les émigrés. Cependant
cela ne va pas sans quelques difficultés surtout pour nous, Fran-
çais, qui devons recourir à des étrangers ignorants de nos
mœurs et de notre langue. Cela exige de la part du cultivateur
une certaine capacité, parfois même une g-rande capacité : les
fermiers lorrains qui, les premiers, ont eu recours aux Polonais,
ont dû s'adresser à des sociétés de Varsovie, conclure avec
elles des traités très minutieux, se charger du transport des
ouvriers et se plier dans une certaine mesure aux habitudes
de ces derniers, au risque de désorganiser leur atelier. Ils ont
donc fait preuve d'initiative, d'esprit d'entente et d'association,
car un seul cultivateur ne pourrait assumer cette entreprise. Ils
doivent aussi s'ingénier à occuper ces émigrants à peu près
constamment pendant leur séjour et à des travaux qui paient.
On estimera sans doute que les capacités requises aujourd'hui
d'un fermier ne sont pas inférieures, en dépit des préjugés, à
celles qui sont nécessaires à un préfet ou à un colonel : les con-
naissances et les aptitudes sont autres, tout simplement.
Si les grands fermiers du Nord et de l'Est résolvent de façon
à peu près satisfaisante par l'émigration temporaire la question
de la main-d'œuvre, il n'en va plus de même pour le petit
cultivateur, le métayer et le fermier-paysan. Celui-ci, livré à
ses propres forces, court risque d'être écrasé : s'il a la routine et
l'expérience du métier, il n'a pas la science et les capitaux né-
IG UIESTIONS DU JOUR.
cessaires pour faire subir à la culture révolution industrielle
qu'imposent les conditions économiques présentes : isolé, il ne
peut pas non plus faire appel à la main-d'œuvre étrangère à
cause du personnel restreint dont il a besoin. Pour l'observateur
superficiel, la petite culture qui doit recourir à des salariés
étrangers à la famille, semble condamnée à disparaître, prise
entre l'exploitation paysanne et la grande exploitation capita-
liste. En réalité ; elle peut se sauver, et il est bon qu'elle se
sauve et qu'elle se conserve pour servir de marchepied aux
élites qui montent. Elle peut trouver son salut dans l'association,
dans le syndicat : plus encore que le paysan, le métayer, le
moyen fermier a besoin de son voisin, c'est un fait d'expérience.
Il a des charges de salaires que n'a pas le paysan, et il ne
dispose pas des ressources financières du grand fermier ; il
doit donc trouver en dehors de lui, dans son propriétaire ou
dans son syndicat, l'appui dont il a besoin pour intensifier sa
culture et la rendre rémunératrice. Il n'y a pas lieu d'insister
ici une fois de plus sur l'importance et la nécessité du patronage
rural; mais il faut remarquer qu'en dépit même de ce patronage
et sauf le cas de très grandes propriétés, le syndicat reste l'a-
gent nécessaire de l'importation de la main-d'œuvre extérieure.
Un syndicat régional présente môme cet avantage de pouvoir
répartir cette main-d'œuvre temporaire entre les dillérentes
régions, suivant la succession des travaux qui, dépendant des
conditions climatériques, ne s'exécutent pas pourtant en même
temps; ce système supprime l'inconvénient des chômages inter-
médiaires. Il faut donc s'attendre à voir les syndicats agricoles
utiliser les transports non seulement pour procurer à leurs adhé-
rents des machines, des tourteaux et des engrais, mais aussi
pour amener sur le marché local ou régional de la main-d'œu-
vre recrutée peut-être à l'autre bout de l'Europe.
A notre époque, il ne faut plus s'étonner de rien. Il est peut-
être superflu de gémir sur les événements ; à coup sûr, il vaut
mieux s'y adapter rapidement pour les dominer et les faire tour-
ner à notre profit. Les agriculteurs en font aujourd'hui l'expé-
rience et il est agréable de constater que, pendant que les prc-
l.A DKl'OIMLATION DES CAMI'AG.NKS. J7
fessionnels clos questions sociales parlent, écrivent et se lamen-
tent, les cultivateurs, moins bruyants mais plus avisés, ont déjà
trouvé la solution du problème et travaillent à la généraliser.
Pour finir par une moralité, nous ferons observer que le mal
est souvent une source de bien : la dépopulation des campagnes
et la raréfaction de la main-d'œuvre sont certainement pour
notre agriculture une cause de progrès techniques, économiques
et sociaux, en ce sens que les capacités des patrons ruraux s'en
trouvent augmentées. Enfin, de ce qu'on aperçoit les inconvé-
nients d'une chose, il faut se garder de la maudire, car elle
nous l'éserve souvent des avantages que nous n'avions pas tout
d'abord soupçonnés, témoin les transports, source du mal,
puis source du bien.
Paul Pioux.
LA FLANDRE FRANÇAISE
/ LES
PATRONS DE LINDIISTRIE TEXTILE
AVANT-PROPOS
Dans une première étude, nous avons analysé le type social
de l'ouvrier de l'industrie textile dans la Flandre française. Pour
faire cette analyse, nous av(»DS opéré sur des faits recueillis
par des observations personnelles dans les usines, dans les ha-
bitations, dans les syndicats et dans les coopératives.
Si notre méthode d'étude n'avait pas progressé depuis Le Play,
la tâche serait terminée. Pourtant que de choses encore à élu-
cider, que de questions non résolues! Nous n'avons que des
données insuffisantes sur les patrons ainsi que sur leurs auxi-
liaires. Nous ne savons rien de la question, d'importance vitale
cependant, de la lutte commerciale contre les concurrents de
l'étranger ou de l'intérieur.
Kien qu'en parcourant rapidement la Nomenclature, nous nous
rendons compte immédiatement des vides qui restent à com-
bler : certains casiers n'ont pas du tout été explorés, et d'autres
ne l'ont été que très légèrement.
Que savons-nous de la propriété, par exemple? Rien ou pres-
que rien, parce que peu nombreux sont les ouvriers proprié-
taires ; l'ouvrier a rarement la propriété de sa maison, mais il n'a
pas celle de ses outils de travail, ni celle des matières premières
AVAN'T-I'HOI'OS. ' 19
qu'il doit transformer. Nous ne savons donc rien de la transmis-
sion des biens, fait social que Le Play jugeait pourtant être pri-
mordial, puisqu'il on faisait son critère de classement. Sans
doute, l'ouvrier possède un mobilier, quelquefois un peu d'épar-
gne, et exceptionnellement son foyer : tout cela se partage éga-
lement entre les enfants. Le Play aurait donc rangé la famille
flamande dans le genre instable. Tout autres pourtant sont
les effets sociaux du partage du moljilier et ceux du partage de
l'atelier! Pour nous rendre compte de la stabilité plus ou moins
grande de ce dernier, il nous faut entreprendre l'étude directe
des patrons de lindustrie.
La case du Commerce également est restée presque vide.
L'étude de la classe ouvrière nous a révélé l'existence de coopé-
ratives, et leur mode de fonctionnement, mais nous ignorons
tout des organismes qui s'occupent du commerce des laines, des
lins, des cotons, des tissus, sans lesquels l'industrie chômerait.
Nous ne savons rien des cultures intellectuelles, et nous ne
connaissons du Patronage que ses rapports avec l'ouvrier.
L'étude des groupements patronaux s'impose donc au même
titre que celle des groupements ouvriers. Les sociétés compli-
quées sont composées d'une série de groupements divers super-
posés parmi lesquelles les groupements ouvriers représentent
les types les plus simples. L'ouvrier de nos grandes villes a ceci
de commun avec les gens de la Simple récolte, c'est qu'il ne
résoud pas par lui-même la question du Patronage ; mais il en
diffère en ceci : pour lui, cette question est résolue par le patron;
pour les derniers, elle est résolue parla nature elle-même, par
les productions spontanées du Lieu. C'est pour cela que la con-
naissance du Lieu est si importante lorsque l'on veut étudier
des sociétés de pasteurs, de chasseurs et môme d'agriculteurs :
c'est bien sur le Lieu que se modèle la race. Il n'en est plus de
même pour les types sociaux qui vivent principalement de la
fabrication, des transports ou du commerce : l'action du Lieu
devient plus faible ; par contre, celle du Patronage grandit; il
assume à son tour la première place parmi les facteurs sociaux
agissants.
20 LES l'ATHONS DE L INDUSTRIE TEXTILE.
. Dans les pages qui suivent, nous nous proposons d'exposer
les résultats de nos études sur les patrons de l'industrie textile
dans la Flandre française.
Fidèle à notre méthode, nous exposerons les faits en allant du
simple au compliqué, en partant du travail à la main pour finir
par la fabrication mécanique. Nous dénommons le premier ^yy9e
ancien parce qu'il n'est plus qu'une survivance d'un état jadis
général. Dans la Flandre française, ce type est en voie rapide
de disparition devant la concurrence du type nouveau, celui du
grand atelier à la houille.
LES PATRONS DU TYPE ANCIEN
La Nomenclature distingue six formes d'ateliers de fabrication,
et elles peuvent toutes s'adapter au travail à la main.
Ce sont :
La communauté ouvrière;
L'atelier domestique principal ;
L'atelier domestique accessoire ;
Le petit atelier patronal ;
La fabrique collective ;
Le grand atelier.
Dans les trois premières formes, le patron n'existe pas, ou, si
l'on préfère, l'ouvrier est sou propre patron. Nous n'avons donc
pas à en parler ici. Dans le petit atelier patronal, à côté des purs
ouvriers, il existe un ouvrier-patron qui dirige les autres, tout
en travaillant lui-même de ses mains.
Sans doute, le petit atelier et l'atelier familial ont dû exis-
ter en Flandre comme partout, mais ils ont disparu assez tôt,
puisque ce pays est devenu très vite un pays exportateur de
tissus, et que ces genres d'ateliers ne sont adaptés qu'à la pro-
duction en vue d'une clientèle locale.
Dans les régions purement agricoles, on peut trouver encore
le type du tisserand de village travaillant à façon pour le
compte de ses voisins. Dans la Flandre, on ne trouverait plus
guère le travail domestique des tissus que sous la forme acces-
soire et réduite du raccommodage.
22. LES PATRONS DE l'iNDUSTRIE TEXTILE.
En résumé, nous n'avons à étudier que la fabrique collective
et le grand atelier, seules formes qui s'adaptent à l'exportation.
Afin d'éviter toute confusion, nous appellerons manufacture
le grand atelier du type ancien, c'est-à-dire celui qui n'emploie
pas la vapeur comme force motrice.
Voilà donc les deux témoins du passé encore observables dans
la Flandre actuelle : la fabrique collective et la manufacture.
La fabrique collective. — Du jour où la Flandre se mit à
exporter des tissus — et cela date au moins du Moyen Age —
la fabrique collective apparut, parce qu'aucun des petits arti-
sans n'avait le moyen d'entrer en rapport avec une clientèle
lointaine.
Dans la fabrique collective, on le sait, on continue à travailler
à domicile ou dans de petits ateliers, mais au lieu de travailler
directement pour le consommateur, on travaille pour le compte
d'un grand négociant qui se charge d'écouler les produits fa-
briqués. Au Moyen Age, ce négociant était non seulement un com-
merçant, mais un transporteur. Il voyageait accompagné de
ses marchandises et visitait les foires ou les petits marchands
revendeurs qui constituaient sa clientèle plus ou moins fidèle.
Depuis le développement des moyens de transport, le négociant
chef de fabrique collective n'est plus que commerçant. C'est sous
cette forme réduite qu'il nous apparaît à l'heure actuelle.
D'un autre côté, le développement de la fabrication mécanique
a fait disparaître le travail à la main des opérations du pei-
gnage^, du cardage et du filage ; dans la seule opération du tis-
sage, il continue à lutter de la manière que nous allons essayer
de déterminer.
Dans la Flandre française, c'est à Halluin que le tissage à la
main s'est le mieux maintenu. C'est donc là que nous devons
nous rendre pour l'étudier.
Chose curieuse, la plupart des fabriques collectives d'Halluin
ne sont pas anciennes, et cela surprend au premier abord.
1. Le repassage du lin se fait encore à la main, mais c'est là une simple annexe
de la fabrication mécanique.
LES PATUONS UIJ TYl'K ANCIKN. 23
Lf^xplication en est pourtant aisée. En effet, les anciennes fa-
briques ont périclité ou bien se sont transformées eu ateliers
mécaniques. Quel([ues-uus de ces derniers ont couservé comme
accessoire une fabrique collective, mais quand celle-ci est à
l'état pur, c'est presque toujours une all'aire nouvelle qui
vient de se fonder.
Ainsi une maison que nous visitons n'existe que depuis
quatre ans. M. H.-O... qui nous reçoit très aimablement, nous
dit qu'il était anciennement employé chez un fabricant lillois,
en qualité de voyageur de commerce. Quand son patron cessa
son industrie, battu par la concurrence croissante de la ma-
chine, M. H.-O... avait toutes les qualités nécessaires pour s'éta-
blir patron à son tour : un capital suffisant, la connaissance du
métier et celle de la clientèle. Seulement il quitta Lille pour
s'installer à Halluin où les salaires sont plus bas. Grâce à cette
circonstance, il espère pouvoir lutter encore une dizaine d'an-
nées. A ce moment-là, il avisera suivant les circonstances du
moment.
On le voit, M. H.-O... se rend bien compte qu'il est entré dans
un métier qui meurt; s'il n'a pas entrepris de monter une
usine mécani([ue, c'est évidemment que les moyens dont il
disposait ne le lui permettaient pas. Il est en effet plus facile
d'être patron d'une fabrique collective que d'un grand ate-
lier, surtout d'un grand atelier mécanique.
Tout d'abord, le capital est réduit. Il suffit de posséder un
magasin avec un certain stock de matières (filés de coton,
de laine ou de lin) et de. produits (tissus , un ourdissoir à main
pour préparer les chaînes, une bascule, un pupitre, une presse
à copier et quelques fournitures de bureau: avec cela un fonds
de roulement suffisant pour payer régulièrement les ouvriers
et faire face aux échéances.
La plus grande partie de l'outillage, le métier à tisser, est
donc la propriété des familles ouvrières^. Quelquefois, quand
il s'agit de métiers Jacquard et aussi dans la fabrication des
1. Vu la décadence du travail à la main, on se procure du reste des métiers à
lisser d'occasion à très bon compte.
2i LES l'ATRONS HE L INDlSTrUE TEXTILE.
tissus d'ameublement, le bâti seul appartient à l'ouvrier, parce
que les autres éléments du métier changent d'un article à
l'autre. Les femmes (et les quelques vieillards) qui travaillent
pour M. H.-O... viennent elles-mêmes chercher les chaînes
ourdies et les canettes de trames nécessaires à leur travail, et
rapportent les tissus qui leur sont alors payés à un prix fixé
(l'avance. En somme, elles travaillent à façon pour le patron ;
cette façon leur est généralement comptée à la pièce, mais
M. H.-O... préfère la régler au mètre.
On le voit, les rapports du patron avec ses ouvriers, quoi-
que directs, sont rares et se bornent pour ainsi dire à l'éva-
luation du salaire, à l'indication du travail à faire. Tout cela
ne demande pas un grand développement du don de direc-
tion, de commandement; l'ouvrier reste indépendant à ce sujet;
tout au plus, quand le travail traîne, M. H.-O... envoie-t-il son
employé voir si les pièces promises seront bientôt livrées.
Ce n'est pas à dire que des qualités personnelles ne soient
pas indispensables, mais ces qualités sont plutôt d'ordre com-
mercial que d'ordre industriel. Il faut connaître les goûts de la
cHentèle, savoir faire valoir la marchandise, avoir en un mot
le don de persuader.
H faut de plus avoir certaines connaissances techniques, con-
naître les qualités des tissus, les prix, les variations des
cours, etc.
Enfin, il faut des connaissances générales : une instruction
au moins primaire, la comptabilité, etc.
En résumé, les capacités nécessaires pour être patron d'une
fabrique collective comprennent :
1° Des qualités personnelles développées par l'éducation fami-
liale (prévoyance) et par l'apprentissage du métier (qualités
commerciales) ;
2° Des connaissances acquises à l'école (instruction) ou par
l'apprentissage du métier (connaissances techniques).
On le voit, quoiqu'un patron de fabrique collective soit un
patron de faible envergure, un fossé le sépare de ses ouvriers;
il n'est pas issu de la même formation sociale qu'eux : pour
LES l'ATROiNS l»l TVt'E ANCIEN. 2o
s'en rendre compte, il suffit de comparer les qualités néces-
saires à l'un et à l'autre. Aussi ces patrons ne se recrutent-
ils pas dans la classe ouvrière, mais dans celle des commis
voyageurs.
Le métier de conimis voyageur développe précisément les
qualités commerciales et le genre de connaissances techniques
qui conviennent à la fonction de patron dune fabrique collec-
tive. Ils ont. en outre, une instruction élémentaire suffisante.
Pourtant tous les commis voyageurs ne sont pas aptes à deve-
nir patrons, car il y a un genre de qualités que leur métier ne
développe pas et qu'il faut avoir : la prévoyance. Au contraire,
on sait qu'il tend plutôt à développer l'imprévoyance, par
suite de la vie constante dans les auberg-es, de la fréquenta-
tion presque forcée des cafés le soir, par suite d'un mode
d'existence nomade, en somme.
La minorité prévoyante des commis voyageurs doit donc
cette prévoyance, non pas au métier, mais à une éducation
familiale plus solide. C'est de cette minorité que sortent les
patrons du commerce et des fabriques collectives.
Ces derniers, en effet, nous l'avons vu, sont plus des
commerçants que des industriels. M. H.-O.... depuis qu'il est
patron, fait un travail qui a beaucoup d'analogies avec celui
qu'il faisait quand il était voyageur. Il continue à visiter lui-
même sa clientèle composée des petits boutiquiers des villages
environnants, et leur présente des échantillons : c'est là le travail
principal. Pendant ses absences, il est remplacé par son uni-
que employé, qui en outre, nous l'avons vu, lui sert quelque-
fois d'intermédiaire dans ses rapports avec les ouvriers.
Comment M. H.-O... parvient-il à concurrencer la ma-
chine ?
En vendant directement aux petits boutiquiers de villages.
Si son prix de revient est plus élevé, son prix de vente lest
également : il y a donc compensation. Les commandes sont
petites et portent sur des produits variés, mais nous savons pré-
cisément que le travail à la main s'accommode bien de ces
conditions.
26 LES l'ATRONS DE l'iNDUSTRIE TEXTILE.
Au contraire, Je grand fabricant n'est pas en contact direct
avec le petit boutiquier : ses produits n'atteignent ce dernier
qu'en passant par l'intermédiaire du gros et du moyen né-
goce. Si, aux commissions prélevées par ceux-ci, on ajoute les
frais de transports, emballage et manutention toujours très
onéreux pour les petits envois, on comprend que, dans les vil-
lages d'accès un peu difficile, le petit fabricant de toile arrive
à concurrencer le grand.
La manufacture. — La manufacture, répétons-le, est le grand
atelier dans lequel on travaille à la main. L'avantage de la ma-
nufacture sur la fabrique collective, est qu'elle permet d'orga-
niser une production plus régulière, mais elle a besoin d'ou-
vriers plus disciplinés, et elle complique le rôle du patron.
C'est ce que nous allons voir.
M. L... possède à Halluin une manufacture dans laquelle
travaillent une vingtaine de vieux tisserands, chacun sur un
métier à pédale. A côté de la salle de travail, un petit maga-
sin contient des filés de lin ou de coton et des pièces de toile;
dans une autre salle se trouve un ourdissoir à main pour pré-
parer les chaînes; enfin, un certain nombre de femmes prépa-
rent les canettes. Il n'y a pas d'enfants, car M. L... ne fait pas
d'apprentis : il estime en elfet, que dans dix ans le tissage à
la main ne sera plus possible dans la région du Nord.
Pourtant, pas plus que la fabrique de M. H.-O..., la manu-
facture de M. L... n'est ancienne : elle ne date que de 1898.
Ici, contrairement au premier type, l'occupation principale
du patron consiste dans la direction du travail. Cependant la dis-
cipline est moins dure que dans les tissages mécaniques; les
tisserands quittent l'usine quand cela leur plait : ils sont du
reste payés à la tâche. Toutefois l'on comprend que le patron
s'efforce de les faire travailler le plus possible, et pour cela,
il faut ruser avec eux, connaître leur mentalité. Ainsi, par
exemple, il n'est pas bon de faire ourdir trop de chaînes à
l'avance, d'emmagasiner trop de filés, parce que, dès que les
tisserands s'en aperçoivent, ils travaillent moins vite, car
LKS TATRONS nu TYI'E ANCIEN. ^^
ils sentent que lo patron a besoin d'eux. Au contraire, ils
se pressent s'ils voient qu'il y a peu de travail en préparation.
Ils font l'inverse de ce que désirerait le patron, peut-être par
uu esprit inconscient d'opposition. Il ne faut donc pas pré-
parer trop de travail, même s'il y a des commandes très
pressées à exécuter; il ne faut pas non plus accumuler trop
de matières premières, et pourtant il ne faut pas risquer d'en
manquer. En somme, la présence presque constante du patron
est indispensable, et ceci l'empêche de se mettre directement
en rapport avec la clientèle : il a recours, pour cela, à l'in-
termédiaire de voyag-eurs travaillant à la commission, ou à celui
des colporteurs.
11 ne faut donc pas des qualités de même ordre pour être
manufacturier que pour diriger une fabrique collective. Sans
doute, il faut dans les deux cas de la prévoyance et une ins-
truction primaire, mais les connaissances techniques nécessaires
sont différentes puisqu'il faut connaître le mécanisme des mé-
tiers; enfin, surtout, les qualités commerciales jouent un rôle
moins grand que les qualités de direction, d'organisation.
Aussi les manufacturiers ne se recrutent-ils pas parmi les com-
mis voyageurs ^ mais parmi les contremaîtres. On ne sera donc
pas étonné d'apprendre que M. L... a été contremaître dans un
atelier mécanique pendant vingt ans avant de s'installer à scm
compte. A ce moment-là, il voulut même fonder un atelier mé-
canique, qu'il dut changer bientôt en manufacture.
Les raisons qui amenèrent M. L... à ce changement, sont cu-
rieuses à analyser parce qu'elles nous montrent ce qui lui faisait
défaut pour atteindre ce but. Chose qui ne manque pas de nous
surprendre au premier abord, M. L... attribue son insuccès au
chauffeur. Le chauffeur était un sujet continuel de conflits entre
le patron et les tisserands. En effet, on le conçoit, M. L... n'avait
besoin que d'un moteur peu puissant. Il en résultait que le
chauffeur n'était occupé que par intermittence. Aussi, pour no
1. Tout au moins le commis voyageur csl-il forcé de s'associer à un ancien
contre maître pour fonder une manufacUue. Dans ce cas, le premier s'occupe de la
partiecommerciale, ce qui supprime les petits intermédiaires voyageurs ou colporteurs.
28 LES PATRONS DE L'INDUSTRIE TEXTILE.
pas lui laisser de longs loisirs, M. F^... eut l'idée de le mettre à
un métier à tisser sur lequel il travaillait lorsque son moteur ne
prenait pas son temps. Cette prétention rencontra une opposition
formidable, non pas de la part du chauETeur, mais des tisserands,
qui refusèrent d'admettre parmi eux un ouvrier qui n'était pas
du métier. On le voit, les tisserands à la main ont conservé toute
l'étroitesse d'esprit des anciennes corporations.
Quoi qu'il en soit, après avoir fait « sauter » successivement
un certain nombre de cbaufi'eurs, les tisserands finirent par
avoir gain de cause, et M. L.. . dut revendre la machine à vapeur
et ses accessoires. Évidemment le conflit n'existait que parce
que la production de l'atelier ne couvrait pas le salaire d'un
chauffeur exclusif : il ij a donc une grandeur minimum au-des-
sous de laquelle l'atelier à la houille n-est pas économiquement
exploitable, et M. L... ne disposait pas d'un capital suffisant pour
atteindre cette limite.
La grande préoccupation de M. L... est de ne pas faire de
stock, quoiqu'il ne fasse que des articles courants, communs, se
vendant en toutes saisons, la toile à matelas par exemple. Le
stock, en effet, en immobilisant du capital, a pour effet d'aug-
menter le prix de revient, et pour lutter contre la machine, il
faut le réduire le plus possible.
On peut se demander comment le travail à la main peut se
maintenir précisément dans un genre d'articles, les articles
courants, si bien adapté au machinisme? C'est que :
1° Les articles sont vendus plus cher, parce qu'ils sont ven-
dus directement au consommateur et non au marchand;
2" Ils sont vendus à des consommateurs qui habitent dans des
pays ruraux où les moyens de communication sont encore peu
développés, dans certaines régions du midi de la France, par
exemple.
Bien entendu. M. L... vend par l'intermédiaire de voyageurs
commissionnaires parcourant ces régions, mais comme chacun
de ces voyageurs représente plusieurs autres maisons fal)riquant
des articles différents, leurs frais généraux sont répartis entre
plusieurs petits industriels.
I.ES PATRONS DU TYPE ANCIEN. 29
Telles sont les conditions, un peu factices on le voit, daus
lesquelles vivent les manufactures de toiles à l'heure actuelle.
Chose curieuse, ces manufactures semblent dériver de la grande
industrie, puisqu'elles sont fondées par des contremaîtres formés
dans les ateliers mécaniques. On peut, dès lors, se demander
si les manufactures existaient avant le machinisme, et, dans ce
cas, par qui elles étaient fondées.
Si l'on serre la question de jîrès, on remarque que ce qui
fait que les manufacturiers actuels se recrutent parmi les contre-
maîtres, c'est que ces derniers ont le don du commandement et
de l'organisation ; ils peuvent se recruter parmi toutes les ca-
tégories de personnes ayant ces qualités.
L'Antiquité a vu des manufactures qui purent lutter contre
les fabriques collectives parce que, n'employant que des escla-
ves, elles avaient la main-d'œuvre à un taux plus faible encore
que les petits ateliers libres collectifs.
Au Moyen Age, avec la disparition de l'esclavage, la fabrique
collective donuna jusqu'aux inventions mécaniques. Pourtant,
avant celles-ci, un certain nombre de manufactures apparurent
en Occident', mais à l'état sporadique seulement, jusqu'aux in-
ventions qui virent le jour en Angleterre au xviir^ siècle, et dont
nous allons bientôt parler,
Eq effet, toutes choses égales d'ailleurs, la manufacture sup-
porte moins les aléas du commerce que la fabrique collective
à cause de la nécessité d'utiliser l'outillage d'une façon régu-
lière. Elle ne compense ce désavantage que si elle peut se pro-
curer de la force motrice à meilleur marché : esclavage ou em-
ploi d'outils perfectionnés. Or, l'esclavage rendu impossible
dans l'Europe occidentale depuis l'apparition du particularisme,
la manufacture subit une éclipse jusqu'au moment où les condi-
tions économiques permirent l'emploi d'engins perfectionnés,
c'est-à-dire dans la seconde moitié du xvni" siècle en Anglc-
1. Ainsi la manufacture des draps de luxe(fa(;on de Hollande), créée à Abbeville en
lG(J5,srâceà l'appui de Colberl quilui octioya des privilèges spéciaux (Cf. Demangeon,
La Picardie, p. 265). Notons en passant que celte manufacture fut fondée par un
Hollandais nommé Van Robais, ainsi (|ue la fameuse manufacture des Gobelins,
l'ondée à la même époque par Van Gobeleen.
;J0 LES PATRO^JS DE l'iNDUSTRIE TEXTILE.
terre. La mcanufacture eut alors un regain d'expansion subit
mais éphémère, car elle ne fut qu'un état transitoire vers la
constitution du grand atelier à la houille.
Avant d'entamer l'étude de ce dernier, un court aperçu his-
torique nous semble nécessaire, afin de noter les étapes de l'ex-
pansion du travail à la main, et les circonstances qui ont amené
sa disparition devant la concurrence du machinisme.
Aperçu historique. — Si l'on trace une ligne passant par
Calais, Saint-Omer, Aire-sur-la-Lys, La Bassée, Lille et Tournai,
on sépare deux régions naturelles essentiellement distinctes :
Au nord, on trouve un pays bas et humide, à sous-sol imper-
méable : c'est la Flandre.
Au sud, on a un plateau sec, à sous-sol calcaire et perméable,
qui couvre une grande partie du nord de la France, et se
subdivise en une série de pays : Boulonnais, Artois, Gambrésis,
Picardie, etc.
Les villes que nous venons de citer sont toutes situées à
l'intersection d'une voie navigable avec la limite naturelle, et
doivent leur origine à l'établissement de marchés où s'échan-
geaient les productions différentes des deux régions. Le sol sec
du plateau calcaire se prête à l'élevage du mouton : c'est le
pays de la laine; au contraire, le sol frais de la Flandre est
plus favorable à la culture du lin : c'est le pays de la toile.
A l'aurore de l'histoire, les anciens habitants de l'Artois, les
Atrébates, sont déjà renommés pour leurs étoffes de laine : les
birri (bure) en laine grossière, et les saies en laine fine. Par
contre, les Morins, peuple navigateur qui détenait le détroit de
Calais, tissaient leurs toiles à voile avec les lins de la Flandre.
L'industrie linière s'est conservée depuis lors dans ce dernier
pays, sans aucune discontinuité, principalement dans le bassin
delà Lys, rivière dont les eaux ont des propriétés particulières
pour le rouissage du lin.
L'industrie lainière, de son côté, s'est maintenue dans les ré-
gions calcaires, à Amiens, à Reims, etc., mais elle a disparu de
l'Artois, tandis qu'elle s'est propagée dans la Flandre française,
LES PATRONS IX' TYI'K ANCIEN. lU
surtout à Roubaix'. A dire vrai, ce qui domine dans cette der-
nière ville, c'est moins la fabrication des tissus de laine pure que
celle des étofles mélangées, et ceci s'explique.
Nous avons dit que Lille était située exactement à la limite
des deux régions; aussi y fabriquait-on à la fois des toiles et
des lainages, et cela dès le xii" siècle ; de là, on devait passer tout
naturellement aux étoffes mélangées. En 1495, on voit, dans
cette cité, la corporation des bourgetteurs (tisserands d'étofîes
à chaîne en lil de lin et à trame en fil de laine) se séparer de
celle des sayetteurs (tisserands d'étoffes de pure laine). Peu à
peu, les négociants lillois, en quête de main-d'œuvre à bon
marché, firent tisser dans les campagnes avoisinantes, dans le
plat pays, comme on disait alors, à Roubaix notamment, qui
n'était encore qu'un petit bourg naissant. Ce fut, dès lors, une
lutte continuelle, une suite interminable de procès entre les
bourgetteurs lillois et ceux du plat pays; ces derniers, à l'ori-
gine, ne pouvaient fabriquer que la tripe de velours pour tapis-
serie ; au commencement du xvii" siècle, ils acquièrent le droit
de travailler le bourrât ou serge de Rome, et la futauie ou
bazin, et vers la fin du même siècle, celui de faire les calle-
mandes (satin) ; enfin, au xviii" siècle, ils peuvent travailler les
camelots (tissus imperméables communs pour manteaux et
capuchons).
Au lin et à la laine, on ajouta la soie et le coton, mais toujours
à condition d'être mélangés. Ce n'est qu'à la veille de la Révo-
lution que la liberté industrielle fut définitivement proclamée -.
On peut se demander pourquoi le tissage des étoffes mélan-
gées se développa dans les villages situés au nord de Lille,
c'est-à-dire dans la Flandre, plutôt que dans ceux situés au
sud, dans la région calcaire ?
1. Dans la Flandre belge, l'industrie lainière prospérait depuis longtemps. Les Mé-
napiens, et plus lard les Frisons élevaient des moutons sur les polders du littoral et
se livraient à la fabrication du drap. Admirablement placés pour l'exportation, ils
purent étendre leur fabrication, et, dès le Moyen Age, ils durent avoir recours aux
laines étrangères, anglaises, espagnoles, etc. C'est alors que se développèrent les fa-
meuses cités flamandes : Gand, Bruges, Yprcs, etc.
2. Turgot supprima les corporations en 1776, et la réglementation d'Etat en 1779.
32 LES T'ATROIN'S DE l'iNDUSTRIE TEXTILE.
Il est probable que l'une des causes prépondérantes fut celle
du recrutement plus facile de la main-d'œuvre : la Flandre,
pays à forte natalité, a toujours été nn réservoir d'hommes. Au
surplus, rien ne poussait à l'établissement d .l'industrie vers le
sud : les laines elles-mêmes ne venaient pas de la région cal-
caire avoisinante, car on les réservait pour les tissus pure laine ;
Roubaix faisait venir ses laines de Hollande, d'Angleterre et
d'ailleurs.
Pendant que le tissage des mélang"és prospérait à Roubaix et
dans les environs, le tissage de la laine tombait en décadence
à Lille et dans l'Artois.
Lille se spécialisait de plus en plus vers la fabrication du fd
à coudre, qu'elle n'a pas abandonnée jusqu'à nos jours : en
1709, elle comptait déjà 600 moulins de filterie. Quant aux Arté-
siens, ils étaient de plus en plus rejetés vers le fdage de la
laine et la fabrication des dentelles ^
En résumé, voici quelle était la situation dfr l'industrie tex-
tile dans la Flandre française au moment où les inventions
mécaniques allaient la bouleverser.
D'abord le lin- :
La culture de la plante et la préparation de la libre se fai-
saient à la campagne dans les villages du bassin de la Lys, ainsi
que le filage ; ce dernier travail était fait par les femmes, et
l'on comptait 43.000 rouets dans les arrondissements de Lille
et d'Hazebrouck au début du xix" siècle. A la même époque,
il y avait 4.000 métiers à tisser la toile à Hazebrouck, Armen-
tières, Merville, Estaires et dans les villages environnants,
1. Pendant longlein|is, l'Aiiois avait t'ourni à la Flandre des émigranls experts
dans le travail de la laine : au x^ siècle, Haiidouin 111, comte de Flandre, attira à
Bruges des tisserands et des foulons de IWrtois. Plus lard, ce fut une véritable émi-
gration due à l'insécurité politique. De 1477 à 1483, Louis XI occupe l'Artois : de
nombreux tisserands se réfugient à Lille et à Roubaix. En 1,5r8, la cité d'Arras
ayant empêché le lissage rural, les ouvriers campagnards émigrent en masse : les
sayetleurs vers Lille et les drapiers vers Roubaix. De 1G35 à 1G48, conquête défini-
live de l'Artois par les F'rançais, siège d'Arras et bataille de Lens : les derniers tisse-
rands se réfugient à Roubaix.
2. Cf. Monoçiraphie du lin et de l'industrie linièrc dans le département du
Nord, par Louis Merchier, p. 18 (L. Danel, édit. Lille, 1902).
LES l'ATltdNS m TVI'i: ANCIEN. -ï-i
plus 12.') niétiors de i-uhauiicric à C.oniines et à Lille. Cette
dernière ville monopolisait la fabrication du iii à coudre, tandis
que de nombreuses blanchisseries de toiles s'échelonnaient le
lony- de la Deùle et de la Lys.
Voyons maintenant la laine.
Lille avait encore un certain nombre de tisserands, mais
Houbaix avait tini par devenir le centre le plus important pour
les lainages communs dans le Nord. En 1771, cette ville comp-
tait IIpI fabricants donnant du travail à 000 ouvriers peigneurs
habitant surtout Tourcoing, à :30.000 fileuses de l'Artois et de
la Picardie, à 2.000 tisserands de callemandes et 250 tisserands
de futaines, la plupart résidant A Roubaix, et auxquels on doit
ajouter 1.500 retordeurs, 1.200 gamins épeuleurs (bobineurs),
2.000 redoubleuses et 300 piqûrières.
Cette industrie, en apparence si' prospère, était alors bien
près de sa décadence. De l'autre côté de la Manche, le machi-
nisme était en train d'éclore, et en 1786, un traité de commerce
ayant permis l'entrée facile des cotonnades anglaises, le tra-
vail des étoffes de laines communes fut gravement atteint.
C'est ainsi qu'en 1788, l'industrie lainière ne comptait plus
que 8 métiers battants à Roubaix, 22 à Tourcoing et 800 à
Lille.
Quelques années plus tard, l'annexion de la Relgique vint
aggraver la crise eu permettant la concurrence aisée des draps
de Verviers,
Mais nous sommes à un tournant de l'histoire; le machinisme
allait s'implanter sur le Continent, et avant de noter les réper-
cussions qu'il devait fatalement produire, il nous faut donner
quelques détails sur les origines du travail mécanique dans
l'industrie textile.
Quand la colonisation agricole de l'Angleterre fut achevée et
•que les terres vacantes commencèrent à devenir rares, les Anglo-
Saxons, pour développer les moyens d'existence parallèlement
à l'accroissement de la population, songèrent à créer chez eux
l'industrie lainière en utilisant les laines du pays, qui, jus-
;>4 LES PATRONS DE L INDISTRU: TEXTILE.
(|u'alors étaient expédiées en Flandre. Ils attirèrent en Angle-
terre des ouvriers flamands, mais la supériorité économique de
l'Angleterre ne commença véritablement qu'avec le machinisme.
Ce n'est pas que les inventeurs aient manqué sur le Conti-
nent, mais ils ne réussirent jamais à implanter sérieusement
leurs procédés dans l'industrie; s'ils furent plus heureux en
Angleterre, c'est que le milieu social se prêtait mieux à l'adop-
tion des progrès économiques : déjà, à cette époque, ce pays
était un pays de hauts salaires'; il ne pouvait lutter qu'en
développant le plus possible la productivité de l'ouvrier.
Cependant, l'industrie lainière, empêtrée dans d'étroits règle-
ments aussi bien en Grande-Bretagne que sur le Continent,
présentait une grande résistance à l'amélioration des méthodes.
C'est à ce moment que la prise de possession de l'IIindoustan
par les Anglais vint mettre à leur portée une matière textile
peu utilisée jusqu'alors en Europe, le coton. Cette matière
devait leur être fournie ensuite abondamment par la possibilité
de la cultiver dans leurs colonies américaines.
Plus tard, l'abondance de la houille devait assurer définiti-
vement cette supériorité, mais, à ce moment, il n'en est pas
encore question.
Les progrès mécaniques ont traversé les phases suivantes :
1" Ce sont d'abord des outils perfectionnés mus a la main^
qui apparaissent : la fameuse jenny, inventée par Hargreaves
en 1767, est une espèce de rouet contenant jusqu'à 120 broches
à filer et qu'un enfant peut mouvoir à l'aide d'une manivelle ;
2" Puis ce sont les appareils à moteurs animés : le Throstle
(métier continu à filer), inventé en 17(59 par Arkwright et la
mule-jenmj (ancêtre du renvideur), inventée par Crompton en
1779, toutes deux mues à l'aide de manèges actionnés par des
mules ou des chevaux;
3° Les appareils hydrauliques succèdent rapidement aux pré-
cédents dans les pays montagneux du Lancashire :
Le water-frame ou métier hydraulique à filer;
1. Pal'l Mantcux, La révoluiion industrielle au wiii" slirle.
LES PATUONS DU TYI'E ANCIEN. 35
Le powcr-loom ou métier à tisser hydraulique, inventé par
Cartwright on 1785.
V Enfin cette dernière année voit s'ouvrir l'ère de la ma-
chine à vapeur, car c'est précisément à ce moment-là que la
machine de Watt fut appliquée pour la première fois à l'indus-
trie textile.
Le coton, ainsi obtenu à bas prix, fit une concurrence désas-
treuse à l'industrie lainière, qui dut à son tour adopter les
inventions mécaniques : la filature de la laine cardée employa
la première jenny, dans le Yorkshire, en 1773, et le premier
moteur à vapeur à Leeds en 179i. Enfin, le peignage méca-
nique de la laine fut réalisé, en Angleterre, par Collier, en
18-27.
Vindustrie linière fut la dernière à adopter les nouvelles
méthodes. Cette industrie n'étant pas concurrencée par les
Anglais, Napoléon P' conçut le projet de la développer en France
le plus rapidement possible. Dans ce but. il institua, dès 1805,
un prix de 1.000.000 francs pour récompenser l'inventeur assez
heureux pour réaliser le filage mécanique du lin fin et du
chanvre.
On sait comment Philippe de Girard réussit à inventer un
appareil à filer le lin, trop tard malheureusement pour toucher
la prime, l'Empire étant alors à son déclin. C'est en Autriche, à
Hirtenberg, qu'il alla fonder, en 1815, la première filature
mécanique, bientôt suivie, en 1819, d'une seconde à Girardow^
en Pologne.
La méthode de Girard, encore imparfaitement automatique,
fut perfectionnée en Angleterre, et c'est à Leeds que la première
filature véritablement automatique fut fondée par Marshall vers
1824. Rien mieux que cette histoire ne montre que la réussite
d'une invention en un point quelconque dépend plus des condi-
tions du milieu social on ce point que de l'action personnelle
d'un inventeur.
La concurrence de V Angleterre força le Continent à adopter
les procédés de l'industrie mécanique .
A partir du traité de commerce de 1786, les cotonnades
36 f.ES PATRONS DE l'iNDUSTRIE TEXTILE.
anglaises inondèrent la France, et firent une concurrence désas-
treuse aux étoffes de laines communes; seules les régions fabri-
quant les qualités supérieures purent résister : draps de Sedan
et d'Elbeuf, tissus en laine peignée de Reims et d'Amiens, etc.
Partout ailleurs, à Roubaix notamment où l'on faisait surtout
les tissus communs et mélangés, on dut abandonner la laine et
se mettre à tisser les filés de coton anglais.
Peu à peu, on fit venir des machines d'Angleterre, et on
embaucha des ouvriers anglais malgré les obstacles de la légis-
lation anglaise. Amiens vit, en 1773, les premières jennies' ; elles
avaient une vingtaine de broches. Puis des filatures hydrau-
liques furent montées, à Arpajon en 1784^, à Louviers en 1786 ',
à Amiens en 1792^, à Wesserlingen 1803''.
C'est un Gantois, Liévin-Rauw eus, qui au péril de sa vie
rapporta, en 1791, les premières mule-jennies d'Angleterre,
mais la filature ne se développa guère à cette époque en
Flandre'', parce qu'elle manquait de chutes d'eau : elle devait
s'en tenir aux mule-jennies mues par des chevaux. Roubaix ne
souffrit guère, puisque le filage de la laine y était peu pratiqué :
son industrie était surtout le tissage, et elle se contenta de tisser
le coton au lieu de tisser la laine.
Le Nord ne reprend sa supériorité qu'avec la machine à
vapeur. A Lille, la première fut importée d'Angleterre en 1817,
par Auguste Mille-, à Roubaix en 1820 par Grimonprez.
La transformation de Yindustrie lainière suivit de près celle
du coton. Reims vit les premiers métiers à filer la laine cardée
en 1812 ; Amiens les premiers métiers à filer la laine peignée
en 1828.
A partir de ce moment, après 1830 surtout, Roubaix aban-
1. Demangeon, la Picardie, p. 3Ii.
2. lileunard. Histoire générale de l'industrie, III, p. 11.
3. Sion, Les paysans de la Normandie orientale, p. 295.
4. Demangeon, loc. cit., p. 314.
.■). Bleunard, loc. cit., III, 12.
6. En l'an IX, il y avait à Lille 2.561 métiers à filer le coton de 50 broches en
moyenne (Flamniermant, Histoire de l'industrie à Lille, p. 22).
7. Arcliives du Comité desfUateurs de colon de Lille, par II. Loyer, p. 291.
LES PATRONS l>l' TVI'K A.NCIKN. -i"
tlonne le coton trop concurrencé, pour la laine peignée.
Knfin ï industrie linit're dut se transformer à son tour.
Pendant la période d'enfantement du machinisme, l'Angle-
terre g-arda jalousement ses secrets de fabrication : il était
défendu d'exporter des machines sur le Continent. C'est au péril
de leur vie que des hommes courageux et dévoués allèrent, en
Grande-Bretagne, déchiffrer le mystère qui planait sur les
nouveaux procédés.
A partir de I80O, le Royaume Uni commença à inonder ses
voisins de filés de lin, fabriqués mécaniquement à Leeds d'abord,
à Belfast ensuite. Les rouets s'arrêtèrent net dans les Flandres,
faisant disparaître ainsi l'une des ressources escomptées du
budget familial. L'Angleterre qui, en 1833, exportait en France
3V9.186 kilogrammes de fds de lin. en envoyait 3.124.i81 en
1837 !
Dès 1832 cependant, un fabricant de cardes, Antoine Scrive,
de Lille, avait réussi à se faire embaucher dans une filature de
Leeds. Rentré dans sa ville natale, il commença à fabriquer des
métiers semblables à ceux qu'il avait vus, et à monter ainsi la
première filature mécanique de lin sur le Continent. Les pre-
miers fîlateurs étaient donc en même temps constructeurs de
métiers, mais ils ne fabriquaient que leur propre outillage.
C'est Decoster qui fonda à Paris en 1835, la première usine
où l'on se mit à construire des métiers pour la vente.
Des filatures mécaniques furent installées, mais en 18V'2, il
fallut élever les droits de douane pour assurer l'essor définitif
de la nouvelle industrie. Ainsi fut conjurée la crise qui cette fois
menaçait les tisserands eux-mêmes.
En Belgique, pays essentiellement exportateur, le remède
protectionniste ne fut pas suffisant, et la crise du tissage atteignit
son paroxysme vers 1847 et 184-8. Il y eut alors un véritable
exode de la Flandre belge vers la Flandre française : des filatu-
res de lin, des tissages et des blanchisseries de toile, des filteries
s'élevèrent en quantité.
En résumé, dès le milieu du siècle passé, le travail à la main
était concurrencé sur toute la ligne par la machine. Cette
38 LES l'ATRONS DE l'iNDLSTRIE TEXTILE.
dernière triomphait déjà complètement dans les opérations qui
se prêtent le mieux à l'automatisme, mais elle ne s'implantait
que lentement encore dans le tissage, surtout dans le tissage des
fontaisies.
Aujourd'hui, dans la Flandre française, la victoire de la
machine est définitive, et nous avons vu dans quelles conditions
artificielles les derniers bataillons du tissage à la main luttent
encore désespérément contre elle.
II
LES PATRONS DU TYPE MODERNE
Nous avons vu que le patron d'une fabrique collective est
plutôt un comraerrant qu'un industriel. Il est le produit, socia-
lement parlant, d'une sélection, opérée par le développement
de l'esprit de prévoyance, et faite sur les colporteurs et les
commis voyageurs. Le machinisme, en éliminant la fabrique,
n'a pas fait disparaître ce type social ; il l'a seulement trans-
formé en un pur négociant. Nous le retrouverons lorsque nous
parlerons des négociants en tissus, en toiles, en fils, etc.
Le patron de la manufacture, au contraire, est plus industriel
que commerçant. Il est le produit dune sélection, opérée égale-
ment par la prévoyance, mais faite sur les petits patrons-ou-
vriers ou sur les contremaîtres. Le machinisme, en transfor-
mant la manufacture en grand atelier à la houille, a donné
de l'extension et une grande ampleur au type du patron in-
dustriel. C'est ce type surélevé, ce type essentiellement moderne,
que nous allons maintenant étudier.
I. — LA COXCKMRATIOX INDl STRIKLLE.
L'un des effets les plus visibles du machinisme est de pousser
à la concentration industrielle. Encore faut-il distinguer et
serrer de près ces notions de machinisme et de concentra-
tion.
'lO LES PATRONS DE L INDUSTRIE TEXTILE.
Le machinisme n'a pris véritablement tout son essor, et n'a
produit tous ses effets sociaux que depuis l'invention de la
machine à vapeur et la propagation de son emploi. Jusque-là,
il y a eu des mécanismes plus ou moins compliqués mus par la
force humaine ou animale, voire même par la force naturelle du
vent ou de leau, mais ce n'était qu'un machinisme bien rudi-
ment aire encore.
La force hydraulique elle-même n'a pu donner l'essor au
machinisme, car elle est forcément limitée et d'un débit très
variable. Les chutes puissantes sont situées dans des endroits
peu accessibles et ne commencent à être sérieusement utilisées
que depuis les récentes inventions réalisées dans le domaine de
l'électricité. Quant aux rivières accessibles, elles ne possèdent
que de petites chutes disséminées qui ont pour effet de main-
tenir les ateliers dans des limites modestes et inextensibles.
Pour toutes ces raisons, nous proposons d'englober sous le
nom de manufactures tous les grands ateliers dans lesquels on
emploie comme force motrice, l'homme, les animaux, le vent
ou l'eau, réserve faite sur les transformations futures que
pourra produire l'électricité.
Le grand atelier à la houille doit être nettement classé à part,
parce que, seul, jusqu'à présent, il permet une extension indé-
finie de la concentration industrielle.
On ne peut pas dire que la machine à vapeur a créé le grand
atelier, comme on l'a quelquefois dit : des manufactures ont
existé dans l'Antiquité.
Ce qui est vrai, c'est que la machine à vapeur a créé le grand
atelier à la houille, ce qui veut dire Y atelier indéfiniment ex-
tensible. Là est le grand fait social nouveau qui distingue notre
époque de toutes celles qui l'ont précédée.
Désormais, la concentration industrielle est rendue indépen-
dante des obstacles opposés par le Lieu : elle n'a plus d'autres
limites que celles des possibilités du marché mondial, des
moyens d'exécution, et de l'adaptation des groupements hu-
mains.
Il en résulte une concentration industrielle de plus en plus
LES ['ATKÛNS 1)1 TVI'i: MOnKliNE. M
grande. C'est là le fait le plus visible, et qui frappe tout
d'abord quand on [)arcourt une cité industrielle moderne.
Cette concentration porte à la fois sur le personnel et sur le
capital. Nous devons considérer séparément ces deux pomts, car
il n'y a pas nécessairement parallélisme entre les deux.
Pour déterminer le degré de concentration industrielle atteint
dans une région, il suffit de déterminer la grandeur de Fusine
moyenne. Sans doute cette usine moyenne n'existe pas et il ne
faut pas y attacher une signification plus précise qu'à celle de
n'importe quelle moyenne déterminée par les méthodes de la
statistique. Dans l'industrie textile en particulier, il faudrait
tenir compte de l'influence que peut avoir sur la grandeur de
l'atelier le produit fabriqué ; il faudrait distinguer les filatures
des gros numéros de celles des fins, les tissages de toile à
voile de ceux de linge de table, etc. Mais ceci demanderait
toute une série de monographies d'ateliers classés d'après les
articles produits. A défaut d'une telle étude qui nous entraî-
nerait trop loin, livrons-nous aux indications suivantes, vagues
et générales, mais qui suffiront à nous montrer les influences
globales des différentes espèces de fabrication.
Dans la Flandre française, on peut dire que la filature de
coton moyenne compte 28.000 broches ', 200 ouvriers et 600
chevaux-vapeur, et nécessite un capital de un million et demi de
francs;
V,ç, i:)eignagne de laine : 900 ouvriers, 1.500 chevaux, et i mil-
lions de francs;
La. fila tare de laine : 17.000 broches, 150 ouvriers, 450 che-
vaux et un million de francs;
Le tissage de laine : 200 métiers, 250 ouvriers, 260 chevaux,
et 300.000 francs:
La filature de Un : 6.000 broches, 300 ouvriers, 150 chevaux,
et 1.200.000 francs:
Le lissage de toile : 150 métiers, 180 ouvriers, et 300.000
francs.
1. D'après Schuize-Gaveinitz. la /ilalure de coton en Alsace compterait également
en moyenne 28-000 broches (Lu r/roude industrie, [>. 115).
4 '2 LES PATHOiNS DE L INDUSTRIE TEXTILE.
La concentration du personnel. — Occupons-nous d'abord
de la question du personnel. Si l'on jette un coup d'œil sur
le tableau qui précède, on constate de suite que Yatelier
moyen occiipe 200 à 300 ouvriers. Le peignage de laine lui-
même, qui, à première vue, semble faire exception, comporte
en réalité tiois ateliers distincts occupant environ 300 per-
sonnes cbacun : un de triage, et deux de peignage (un de jour
et un de nuit .
Ces chill'res sont notablement supérieurs à ceux de la manu-
facture, dont le personnel oscille autour de 20 ou 30 individus,
et si l'on excepte quelques cas particuliers, il ne semble pas que
les manufactures, dans l'industrie textile, aient été plus grandes
dans les siècles passés ^
Ce qui dominait, du reste, c'était la fabrique collective, com-
posée d'une foule de petits ateliers., dont le personnel ne dé-
passait pas quelques compagnons.
On peut donc dire que la capacité de direction va en croissant
du petit atelier à la manufacture., et de celle-ci au grand atelier
à la houille.
La concentration des capitaux. — Depuis l'introduction du
machinisme dans l'industrie, la productivité d'un atelier n'est
plus proportionnelle à la quantité de bras employés, mais à la
force motrice utilisée. Aussi les capitaux jouent-ils un rôle
prépondérant.
Si nous nous reportons à l'évaluation que nous avons faite
de l'usine moyenne ', nous constatons que les divers genres de
fabriques présentent, à ce sujet, des difiérences beaucoup plus
marquées qu'au point de vue du chiffre du personnel.
Nous trouvons une échelle hiérarchique nettement graduée
<le la manière suivante'^ :
1. Nous ne parlons pas, bien entendu, des nianufacluies de l'Antiquité qui cui-
[doyaient des esclaves et étaient d un type social difTérent.
2. Voir supra, p. il.
3. Ne perdons pas de vue qu'il s'agit ici d'usine de i^randeur moyenne. Certaines
usines sont beaucoup ])lus grandes que cette usine moyenne, mais, par contre,
d'autres sont plus petites.
LES l'ATRONS UL" TVl'i; .MoKKli.M:. 13
1" Au premier échelon, se trouvent les tissages qui demandent
en moyenne un capital do :J00.()00 francs;
2" Ensuite, viennent les jiUuures avec un capital de 1 à
1.500.000 francs;
3" Enfin, tout en haut, le peignage de laine avec 4.000.000.
Cet ordre est également celui du degré de machinisme
atteint dans chaque variété ! Si l'on néglige les influences dés
autres facteurs, comme celui de l'article fabriqué, on peut en
conclure que la concentration des capitaux est proportionnelle
au degré de machinisme.
La vérité de cette loi apparait encore si l'on compare les
ditféreutes étapes de l'évolution, dans le temps, d'une même
industrie. Ainsi, en 1829, une filature de coton de 10.000 bro-
ches ne nécessitait qu'une force motrice de 20 chevaux et un
capital de 75.000 francs, et avec les manufactures nous tou-
chons à un capital moyen de quelques milliers de francs.
Cette concentration des capitaux suppose un accroissement
et une diffusion plus grande de V esprit d'épargne et de pré-
voyance dans la population.
Elle suppose., de la part des gens qui les font valoir, un déve-
loppement des capacités administratives et du sens de la respon-
sabilité.
Sans doute, nous le répétons, ces qualités existaient déjà
dans le milieu social antérieur, mais à un degré moindre. La ma-
chine a eu pour résultat de permettre leur essor et de les déve-
lopper par les nécessités des conditions nouvelles de la pro-
duction.
Les patrons de llndlstrie moderne. — Nous voyons déjà
s'estomper la figure du patron moderne. C'est l'ancien manu-
facturier qui a grandi, et qui a acquis à un degré plus émi-
nent ;
1° Le don du commandement et le sens de l'organisation;
2" L'esprit de prévoyance;
3° Les capacités administratives et le sens de la responsa-
bilité.
44 LES l'ATHONS DE L hNlHSTHlE TEXTILE.
Ainsi donc, la machine a développé les qualités morales chez
le patron comme chez l'ouvrier; mais tandis que ce dernier ^
voyait diminuer ses connaissances techniques, le premier devait
les augmenter. Non seulement il lui faut connaître le mécanisme
des métiers, mais celui des moteurs, des organes de transmis-
sion, le fonctionnement des chaudières, etc. Et il faut qu'il se
tienne constamment au courant des inventions nouvelles.
On peut dire que le patron a grandi sur toute la ligne, mais
en grandissant, son rôle s'est compliqué. Le manufacturier, dans
sa sphère modeste, se suffisait à peu près à lui-même, dans son
travail patronal, tandis que le grand industriel moderne fait
appel à une foule d'auxiliaires. Quels rôles remplissent ceux-ci,
et que reste-t-il véritablement au patron proprement dit ?
II. — LES AUXILIAIRES I>U PATRONAGE.
La DIRECTION nu TRAVAIL. — Tout le monde connaît les diffi-
cultés que l'on rencontre à commander et diriger un petit
personnel. A plus forte raison, est-ce une tâche particulière-
ment malaisée de maintenir la discipline dans un corps nom-
breux. On n'y parvient que par la subdivision des cadres en
petits groupes : de là, dans l'armée, par exemple, cette multi-
plicité de groupements superposés : escouades, compagnies,
bataillons, etc. De là aussi, dans l'industrie, l'emploi d'auxiliaires,
les surveillants, les contremaîtres et les directeurs. Ici, les qua-
lités exigées sont évidemment surtout le don du commandement
et le sens de la responsahilité , et par là nous rejoignons l'élite
de la classe ouvrière, les fileurs-. Le contremaître d'abord, le
directeur ensuite, diffèrent du fileur, en ce qu'ils ont un per-
sonnel plus considérable à diriger, une responsabilité plus
lourde à assumer. Un peu de culture intellectuelle, des connais-
sances plus générales commencent à devenir indispensables.
Tout ceci, une élite ouvrière peut encore l'accjuérir. De là,
1. Voir 5c. soc, 2' pér., 59" fasc, p. 23.
2. Voir Se. soc, 2' pér., 59" fasc, p. 25.
i.KS l'ATitoNs Dr ivri: .m(»1)i;i{.ni:. -t*
comme dans l'armée, iiii double reci'utement possible : par le
rang- ou par l'école. F^e premier, résultat d'une sélection natu-
relle, assure moins bien la formation intellectuelle. C'est ici
surtout que les écoles du soir ont un rôle à jouer, car elles per-
mettent d'allier beureusement les deux modes de formation.
Quoi qu'il en soit, on peut être certain qu'un directeur ne se
maintiendra que s'il possède ces deux genres de qualités à un
degré suflisant.
En tout cas, on voit que la macbine ofTre une voie d'élévation
à ceux qui possèdent le don du commandement et de l'organisa-
tion et le sens de la responsabilité. Ils peuvent devenir contre
maîtres d'abord, directeurs ensuite. En voici un exemple :
M..., né à Houbaix en 1851, est un ancien tisserand devenu
contremaître. Son frère aîné est toujours tisserand dans la même
ville, tandis que son frère cadet*, ayant pu pousser son instruc-
tion plus loin, a pu devenir employé de banque, et vit actuelle-
ment en petit rentier. Les enfants de M... ne seront pas ouvriers,
mais employés : il a deux fils échantillonneurs, et une tille qui,
après avoir travaillé quelque temps en atelier, est aujourd'hui
mariée à un employé, et ne s'occupe que de son ménage.
Mais ce n'est là encore qu'une ascension au premier degré.
D'autres ont pu s'élever plus baut, puisque la plupart des direc-
teurs de fabrique sont des fils d'ouvriers ayant pu suivre les
cours d'une école industrielle ou qui ont appris par eux-mêmes,
et qui ont pu devenir très tôt contremaîtres.
En voici un exemple :
A... est né à Roubaix, où son grand-père, tisserand hollan-
dais, était venu s'installer il y a une cinquantaine d'années , et
son père, dans un tissage mécanique, avait travaillé en qualité
d'ouvrier d'abord, de contremaître ensuite.
A... lui-même fit ses études primaires dans une école de la
ville de Bruxelles, et acquit une instruction technique dans une
école de tissage de Roubaix, ce qui lui permit d'entrer en qua-
1. Ce sont surloul les plus jeunes fils qui peuvent pousser plus loin leur instruc-
tion, parce qu'au moment de leur éducation la famille possède des ressources plus
grandes, grâce à l'appoint du salaire des aînés.
46 LES l'ATRONS DE L'INDUSTRIE TEXTILE.
litc de dessinateur chez un fabricant d'étofïes d'ameuljlement de
Roubaix, et de s'élever, peu à peu, au poste de contremaître
puis à celui de directeur. Après avoir changé plusieurs fois
d'usines, tant en Belgique qu'en France, il a fini par décider l'un
de ses patrons à le coinmauditer, s'élevant ainsi jusqu'au pa-
tronat.
L'administration. — Si la première variété d'auxiliaires que
nous venons d'étudier demande surtout des hommes au carac-
tère ferme, il y en a une autre, où les connaissances intellec-
tuelles jouent un plus grand rôle, sans toutefois exclure, loin de
là, celui du caractère.
Les certificats et les diplômes sont les clefs qui en ouvrent l'ac-
cès; il faut savoir compter vite, avoir une écriture lisible, con-
naître la tenue des livres, quelquefois posséder des notions de
dessin ou de langues étrangères; de plus en plus, on demande
la connaissance de la sténographie et de la dactylographie. Tout
cela ne s'acquiert qu'à l'école ou dans des cours spéciaux.
'ïonieîoh, si r instruction fowmit le critère de la sHection à
Ventrée, ce nest plus elle qui préside à l'avancement : encore
une fois, il y a là une question de caractère.
Au commis ordinaire, on ne demande qu'un certain esprit de
discipline, de l'ordre, de la méthode, delà propreté. Le caissier,
le comptable^ le chef de bureau ont, en outre, une responsabilité
plus ou moins grande à assumer, un commandement à exercer.
On le voit, il y a une seconde voie ouverte à l'élévation de
l'élite ouvrière, sinon à la première génération, du moins à
la seconde; car, ici, pour débuter, une préparation intel-
lectuelle est indispensable, et il faut s'adapter très jeune à
la vie de bureau. Cela suppose que les parents, non seulement
n'ont pas absolument besoin du salaire d'appoint qu'apportera
le jeune homme, mais encore disposent de moyens suffisants
pour prolonger les études de leur fils jusqu'à seize ou dix-
sept ans.
En Angleterre, la coutume du demi-temps \kalf-time) facilite
beaucoup l'ascension des enfants capables. En France, où cette
LKS l'ATItdNS IH' TVI'I'; MOKKHiNi:. 4/
coutume n'existe pas, il faut à la famille ouvrière des rcssoui-ces
plus grandes pour faire acquérir aux enfants le degré d'instruc-
tion nécessaire.
Aussi, pende familles exclusivement ouvrières peuvent le faire ;
la plupart du temps, ce sont des familles demi-ouvrières, demi-
commerçantes, des familles dans lesc{uelles le père travaille
en fabrique, tandis que lanière entreprend un petit commerce :
épicerie, cabaret, etc.
Tel est le cas de V. II..., l'ouvrier tourquennois dont nous
avons parlé'. 8a femme a exploité un estaminet jusqu'à ce que
fût terminée l'éducation de son tîls; celui-ci devient ainsi dessi-
nateur à seize ans.
Ce mode d'ascension est inférieur puisqu'il tend à désorgani-
ser le foyer familial, et qn il dérive du travail de la femme.
Il est inférieur encore dans son mode de recrutement, basé
sur des connaissances et non sur une supériorité du caractère.
Enfin, il est inférieur au point de vue de l'éducation, car la
mère n'a guère le temps de s'en occuper.
En Angleterre, cette façon de s'élever n'entraîne pas les mêmes
effets : les salaires plus élevés et la coutume du hulf-time,
en permettant une instruction plus poussée des enfants, met à la
portée de ceux-ci des moyens d'élévation, sans obliger la mère
à chercher des ressources supplémentaires dans le commerce ;
le foyer de ceux qui s'élèvent n'est donc pas menacé de désor-
ganisation. Que de bienfaits sociaux l'Angleterre ne doit-elle
pas à cette coutume du half-time qui fait marcher de pair l'édu-
cation à l'atelier avec celle de l'école !
La proprikté. — Les deux premières catégories d'auxiliaires
ont pour rôle d'aider le patron dans son travail : direction du
personnel et administration du capital. En voici une troisième
qui l'aide à amasser le capital lui-même. Ce sont cette fois des
auxiliaires propriétaires. Bien peu de grands patrons ont la
propriété entière de leur usine et de leur outillage. Devant l'ex-
1. Voir Se. soc, 2' pér., 59" fasc, p. 'i8.
48 LES PATHONS DE L INDISTRIE TEXTII.K.
tension rapide des établissements industriels, ils ont dû faire
appel bien souvent à des associés ou à des prêteurs, et les néces-
sités ont fait surgir de nouvelles formes d'association, sociétés
en commandite ou anonymes.
Tout en bas, on distingue le simple actionnaire qui ne détient
qu'une petite parcelle de la propriété, et s'en remet à d'autres
pour la surveillance de l'emploi des fonds ; une seule qualité
lui est nécessaire : l'esprit d'épargne, la prévoyance.
Au-dessus viennent les administrateurs qui sont de gros ac-
tionnaires s'occupant de contrôler lemploi des fonds. A ceux-ci
il faut, outre une prévoyance plus développée, des capacités
administratives et le sens de la responsabilité. On peut placer
dans cette catégorie les commanditaires et les hanquiers-yrêteurs.
Cette voie n'offre pas actuellement un moyen d'ascension pour
la famille ouvrière proprement dite, qui ne peut épargner que
de petites sommes à la fois. Les valeurs industrielles sont d'un
prix trop élevé; les caisses d'épargne forment toujours le moyen
le plus commode pour recevoir les économies des petits salariés.
Toutefois, on peut dire que l'évolution industrielle tend à
changer cet état de choses. La nécessité de réunir des capitaux
toujours plus considérables, oblige à recourir de plus en plus aux
petites bourses. C'est ainsi qu'en Angleterre, où l'évolution in-
dustrielle est plus avancée, on voit certaines sociétés subdiviser
leur capital en coupures de plus en plus petites, descendant
parfois jusqu'à -Ih francs pour les mettre à la portée de l'épargne
ouvrière.
Jusqu'à ce jom% c'est la bourgeoisie qui a été la grande pour-
voyeuse des capitaux complémentaires nécessaires à la classe
dirigeante pour assurer le développement de la grande industrie.
L'ascension des capables. — On a souvent dit que le machi-
nisme, en accroissant la dimension des ateliers et l'importance
du capital nécessaire, avait rendu plus difficile l'ascension de
l'élite ouvrière. 11 n'en est rien, comme nous Talions voir :
1° S'il est vrai qu il faut un capital plus considérable aujour-
d'hui, il est non moins vrai qu'il est plus facilement mis à la
I.KS PATRd.VS I)i: TYI'K MODERNK. /(!)
disposition dos capables. Ancionneinent, pour devenir patron
d'un petit atelier, il fallait une mise de fonds peu considérabJo,
mais on ne pouvait guère la trouver qu'en l'amassant soi-même,
et l'on devait attendre d'avoir pu la réunir, sou à sou. A l'heure
actuelle, il devient de moins en moins nécessaire de posséder
soi-même le capital pour s'élever à la direction. A qualités
morales égales on montait moins vite, puisqu'il fallait attendre
que le bas de laine ait pu grossir.
2° S'il est vrai que le nombre des patrons ait diminué, il est
non moins vrai que le nombre des auxiliaires du patron a aug-
menté (chefs d'équipe, surveillants, contremaîtres, employés,
dessinateurs, comptables, etc.), et que la situation de ces auxi-
liaires est plus enviable que celle de la plupart des anciens
petits patrons.
S" Une troisième voie, enfin, qui n'est encore ouverte qu'à, la
bourgeoisie, permet l'ascension lente des plus prévoyants, et c'est
encore la machine qui a incité ici à l'épargne en offrant des pla-
cements rémunérateurs. Le bas de laine qui ne rapportait rien
a été remplacé par les caisses d'épargne, les dépôts en banque,
les rentes publiques et les valeurs industrielles. Une foule de
gens se sont ainsi créé de petites rentes à côté des revenus de
leur travail. C'est pourquoi les classes moyennes, demi-rentières,
demi-salariées, n'ont pris toute leur importance que depuis
l'apparition du machinisme.
Nous ne voulons pas prétendre qu'il n'y avait pas autrefois des
moyens d'ascension. Il y en avait dans le commerce, par exem-
ple. Ce que nous pouvons conclure, pour l'instant, c'est que la
machine a multiptiê et facilité les moyens d' ascension. Autrefois,
pour s'élever par l'industrie, il fallait des qualités plus variées,
et l'on s'élevait moins haut. Aujourd'hui, on peut monter à un
échelon plus élevé, avec des capacités moins nombreuses, mais
plus accentuées. Il n'est plus indispensable d'avoir à la fois le
don du commandement et celui de l'épargne : il suffît d'avoir
l'un ou l'autre, mais il faut l'avoir à un degré plus fort. C'est
la machine et le régime qui en résulte qui permet le mieux à cha-
cun de donner sa mesure.
4
50 LES PATRONS DE L INDUSTIilE TEXTILE.
En d'autres termes, la macJiine accentue des différences indi-
viduelles, et facilite le classement de chacun suivant ses apti-
tudes.
m. LES PATBQA'S INDUSTRIELS.
Nous venons de parcourir les diverses variétés d'auxiliaires
employés dans l'industrie textile. A cet assemblage hétéroclite, il
est indispensable de donner une unité directrice suprême : tel
est le rôle du patron proprement dit.
Il s'ensuit que le patron doit posséder à la fois les qualités et
les connaissances réclamées dans chacune des branches secon-
daires que nous avons déterminées. Le patron doit avoir les
qualités de direction, d'administration et de prévoyance. Il doit,
de plus et avant tout, savoir juger les hommes, afin de trouver
les auxiliaires les meilleurs qui l'aideront dans sa tâche : savoir
s'attacher les meilleurs collaborateurs est la condition principale
du succès.
Ainsi, plus on s'élève dans l'échelle sociale, et plus l'on doit
avoir des qualités nombreuses et éminentes pour se maintenir.
Mais l'on peut s'élever plus ou moins haut, et les divers genres
d'ateliers n'agissent pas de la même façon : leur inlluence sé-
lectionnante n'est pas la même; de là l'existence de variétés
patronales qui forment la contre-partie des variétés ouvrières.
Ici, la hiérarchie est basée quelquefois sur le capital , image
des difficultés d'établissement , ou sur les difficultés techniques
du métier lui-même.
Les difficultés d 'établi ssemext. — Nous avons vu qu'il n'y a
guère de différences entre les variétés d'usines au point de vue
de l'importance numérique du personnel, mais qu'il n'en est pas
de même quant au capital d'établissement. Ce dernier élément
va donc nous permettre de faire une classification graduée, en
commençant par les variétés dans lesquelles il est possible de
s'établir avec le capital le moins élevé.
I.F.S PA'rUitNS 1)1' TVI'i; .MilDl.RNi:. 51
Dans chaque variété il est une grandeur minimum d'usines au-
dessous de laquelle on ne peut descendre : c'est cette grandeur
miniuium que l'on appelle Yiinitr indusiriellc .
L'unité industrielle, c'est le nombre de métiers ou de broches
que dt)it comprendre l'établissement pour produire un article
donné dans de bonnes conditions de prix de revient.
Elle dépend de la productivité propre des difiérentes espèces
de machines composant un atelier. Ainsi, en filature, il faut au
moins un nombre de broches absorbant la production d'un as-
sortiment de préparation. En tissage, le rapport entre le nombre
de métiers à tisser et celui des machines à préparer est un peu
moins rigide qu'en filature; pourtant, il arrive un moment où
l'achat d'un seul métier à tisser en plus oblige à mettre un
bobinoir en plus, un ourdissoir, une cannetière, etc., et, dès
lors, on a avantage à mettre toute une nouvelle série de mé-
tiers.
Généralement une usine possède plusieurs unités industrielles ;
certaines n'en possèdent qu'une, ce sont les plus petites, car au-
dessous, elles ne sont plus viables.
La facilité plus ou moins grande d'établissement au point de
vue du capital, dépend donc du prix d'une unité. Ce prix varie
non seulement suivant le genre d'opération (filature, tissage,
etc.) ou d'objet (coton, laine, lin), mais il dépend encore de
l'article spécial à produire (numéros des filés, finesse des tissus,
etc.). Une analyse aussi complète dépassant le cadre de notre
étude, on nous pardonnera, pour la seconde fois, de nous borner
à des moyennes, à titre d'indication.
Examinons à ce point de vue les principaux genres d'ateliers
que nous avons rencontrés :
1" Filature de coton. On compte généralement que l'installa-
tion d'une broche avec les accessoires revient en moyenne à
50 francs; or, le métier à filer comprend environ 1.000 broches
au moins dans la Flandre : il coûtera donc 50.000 francs;
2° Peignage de laine : un assortiment coûte environ 1.000.000!
3" Filature de laine : la broche coûte 58 francs; un métier com-
prenant 700 broches revient à VO.OOO francs environ ;
52 LES TAIRONS DE l/iNDUSTRIE TEXTILE.
4° Tissage de laine : le métier avec ses accessoires, coûte
1.500 francs;
5" Filature de lin : la broche coûte 200 francs'; un métier
continu à lin possède 250 broches et coûte donc 00.000 francs ;
6° Tissage de toile : le métier revient à 2.000 francs.
En résumé, on peut dire qu'il est plus aisé de s'installer fa-
bricant que [dateur, et fdateur que peigncur de laine. Tandis que
le capital de ce dernier ne peut être moindre que 1.000.000 de
francs, celui du filateur peut théoriquement descendre à 50 ou
60.000 francs, et celui du fabricant à 1.500 ou 2.000 francs seu-
lement-.
Ainsi, plus l'automatisme est parfait et plus la difficulté d'é-
tablissement s'accroît au point de vue du capital.
Les difficultés techmqi es du métier. — S'il est plus facile de
fonder un tissage qu'une filature, il est peut-être plus difficile
de le faire prospérer. L'obstacle vient ici des difficultés techni-
ques du métier lui-même.
Dans la filature, surtout dans la filature de coton, le travail
est aussi automatique que possible, les matières premières et
les produits sont fixes et facilement classables. C'est donc la
question du prix de revient qui prime tout. Le patron supérieur
sera celui qui aura l'outillage le plus parfait, le plus productif,
qui saura le remplacer à temps pour en adopter un plus mo-
derne. Il faut avoir de la décision et de l'initiative. Ce sont donc
les qualités du caractère qui priment.
Les fabricants disent couramment que, pour être filateur, il
faut deux conditions : avoir un million et un peu de bon sens.
Exagération mise à part, ce dicton montre l'importance que
joue le capital et le peu d'utilité de la supériorité de l'intelli-
gence ou de la culture intellectuelle. Avec un bon directeur
1. Le coût élevé de la broche de lin provient de ce que les machines à peigner sont
considérées comme un accessoire de la filature, tandis que, dans l'industrie lainière,
elles font partie d'un atelier distinct.
2. En fait, les unités viables sont plus élevées que les chiffres que nous indiquons,
mais elles leur sont sensiblement proportionnelles, de sorte que les conclusions sont
justifiées.
i.i;s l'ATitoNs m Tvi'i". .M(ii)i;>iNE. 53
sachant mener les hommes, et recruté parmi les contremaî-
tres ayant fait leurs preuves, on voit (jiie le tilateur doit surtout
avoir de l'argent. Les directeurs sont slahles, et ne cherchent
pas à s'intaller à leur compte parce que le capital nécessaire
est trop arand. Toutefois, nous proposons de modifier le dic-
ton comme suit : « Avoir un million, du simple bon sens...
et du caractère. »
Dans les tissages, où l'automatisme est moins parfait et la
variété plus grande, les qualités intellectuelles jouent un rôle
plus grand ; il y a un apprentissage du métier à faire, sous peine
de se voir rapidement évincé. Aussi, quand un falnùcant meurt
en ne laissant que des enfants en bas âge. on voit souvent le di-
recteur réussir à se faire commanditer, parce qu il est le seul à
posséder les connaissances techniques et les capacités nécessaires.
Parmi les différentes sortes de tissages, c'est dans les tissages
d'articles de fantaisies que les capacités intellectuelles jouent
le plus g-rand rôle. Non seulement les articles sont encore plus
variés et plus changeants, mais il faut avoir du goût et de l'es-
prit d'invention. De plus, ici, reparait la nécessité d'avoir un
capital assez élevé.
A chaque saison, deux fois par an, les fabricants-créateurs
de Roubaix ' il y en a une dizaine pour les fantaisies) inven-
tent de nouveaux modèles dont ils présentent des échantillons
aux négociants qui n'en n'acceptent qu'une partie; les frais de
création des modèles non acceptés sont donc perdus. Or, ils sont
considérables. Ainsi, par exemple, la maison L. Glorieux et fi/s
invente à chaque saison 2.000 types nouveaux en lainages et 3.000
en fantaisies. Dans l'amenblement, un tissage de moyenne impor-
tance dépense 20 à VO.OOO francs par an de ce chef. Outre les
frais de recherche et d'invention, et la perte d'une certaine
quantité de matières, l'échantillonnage, est assez onéreux, parce
qu'il ne peut se faire qu'à la main, vu les petites quantités de
métrages à produire. Ces frais énormes ne servent que pour
des tissus qui seront démodés au liout de six mois. De plus, le
fabricant achète lui-même la laine brute afin d'être certain de
sa qualité, et la fait peigner et filer à façon.
ai LES l'ATRONS DE L INDUSTRIE TEXTILE.
Des tissag"es importants peuvent seuls supporter tous ces
Irais. Au surplus, comme les frais sont les mêmes qu'il y ait
300 ou 1.000 métiers, il est avantageux de les répartir entre
le plus 'grand nombre de métiers possible. Aussi les maisons
créatrices, en nouveautés, ont de 800 à 1.000 métiers, ce qui
suppose un capital de 1 ou 1 million 1/2, et un personnel d'un
millier d'ouvriers. Ce sont donc de grosses affaires, et qui cou-
rent de gros risques. Il faut des qualités variées et éminentes
pour les dirig-er.
Classement des variétés patronales. — Nous pouvons main-
tenant classer les diverses variétés patronales en trois groupes :
1° Celles dans lesquelles le rôle prépondérant est joué par le
chiffre du capital employé et les dons du caractère ipeignages
et filatures) ;
2° Celles dans lesquelles les connaissances techniques et les
qualités intellectuelles forment le facteur principal {fabricants
de toile, d'articles classiques, tissages à façon, teinturiers et ap-
prêteurs) ;
3** Celles qui demandent à la fois les deux espèces de qualités,
et qui se placent ainsi au sommet de la hiérarchie patronale
{fabricants créateurs de fantaisies).
Dans la première variété, la société anonyme tend de plus
en plus à dominer, à cause de l'éiiormité des capitaux.
Dans la seconde, les sociétés en nom collectif ou en comman-
dite se maintiennent mieux, parce que le capital joue un rôle
moindre que la personnalité du patron.
Enfin, nous verrons que la dernière a donné lieu à Féclosion
d'un système nouveau qui tient compte à la fois de la puissance
des capitaux et de la personnalité du patron, parce que ces deux
éléments sont également importants.
III
LE COMMERCE
I. LES DIFFERENTS GKNRES DE COMMKRCE.
Dans le chapitre précédent, nous avons analysé le Patronage
dans son rùle purement industriel. Il nous faut maintenant
envisager son côté commercial.
En effet, il ne suffit pas de fabriquer, il faut vendre ; il faut
aussi se procurer les matières premières. L'industriel est donc
amené à entrer en contact avec le Commerce, et les rapports
qu'il aura avec lui varieront selon le genre de travail et l'état
du marché. Ce sont ces rapports que nous nous proposons d'é-
tudier. En un mot, quelles sont les répercussions de la Fabrica-
tion sur le Commerce, et réciproquement.
Examinons d'abord le travail commercial en lui-même ; nous
étudierons ensuite les répercussions qu'il engendre et qu'il
subit.
Ce qui apparaît tout d'abord quand on veut étudier le Com-
merce, c'est l'existence de spécialisations concordantes à celles
(le la Fabrication.
Par ordre, nous avons, en premier lieu, le ni'gociant en ma-
tières brutes, qui achète le lin, la laine ou le coton au produc-
teur agricole et les revend à l'industriel. Vient ensuite /e négociant
en /?/e6- qui joue le rôle d'intermédiaire entre le filateur d'une
50 LES PATRONS DE L INDUSTRIE TEXTILE.
part et le fabricant d'autre part. Enfin, le négociant en tissus ou
en fil à coudre qui se charge d'écouler les produits complète-
ment fabriqués.
Jetons un coup d'œil sur ces trois genres de commerçants, en
distinguant, chaque fois, le lin, la laine et le coton.
L'achat des matières brutes. — A l'origine, la fabricotiondu
lin avait des attaches profondes avec le travail rural; il n'y
avait sans doute pas d'intermédiaire entre le tisserand et le
paysan, son voisin; quelquefois, du reste, la même personne
cumulait les deux fonctions, comme cela se voit encore dans
certains villages de la Flandre.
Quand on commença à fabriquer en vue de l'exportation, les
négociants qui apparurent alors, durent s'assurer une quantité
suffisante de matières premières, et se la procurèrent d'abord
sur les marchés où les petits producteurs venaient exposer leurs
produits. Ces négociants devinrent bientôt des patrons de
fal)riques collectives.
Dans l'industrie linière, il y avait deux fabriques collectives
superposées :
1° Le fabricant de lin, qui achetait le lin au cultivateur et le
faisait rouir, teiller et peigner dans de petits ateliers familiaux;
il revendait ensuite le lin travaillé aux fileuses ;
2" Le fabricant de toile, qui se chargeait d'exporter les toiles
fabriquées par les petits tisserands ruraux.
Il faut noter aussi l'existence des recoupeurs qui achetaient
au marché le fil fabriqué par les fileuses, pour le revendre
aux tisserands.
Depuis l'apparition des filatures mécaniques, il s'est formé
un rouage intermédiaire entre le paysan et l'industriel : des
facteurs de lin apparurent, achetant le lin sur pied, l'emmaga-
sinant à la récolte et le revendant au fabricant ou, aujourd'hui,
au filateur. Tel est le système encore employé pour l'achat des
lins indigènes et des lins belges.
Mais le développement de l'industrie nécessita bientôt lim-
LE COMMERCK. .:> ^
portatioii de lins étrangers, particulièrement de lins russes i.
Là, vu la distance, les choses se passèrent d'une façon différente.
Tout «lahord, dans la première moitié du siècle dernier,
des maisons d'exportation furent fondées en Russie, principale-
ment à Riga. Ces maisons envoyaient des échantillons aux in-
dustriels irlandais, belges ou français qui achetaient ferme une
certaine quantité de lin qu'ils payaient d'avance.
Ce système dut être abandonné, par suite de l'habitude des
négociants russes de ne pas exécuter les livraisons à l'époque
voulue, et de fournir des matières non conformes aux échantil-
lons. Aussi, vers 1850, le système prévalut de hxer les échéances
à trois mois après l'expédition de Riga.
Peu à peu des maisons d'importation se fondèrent dans les
régions industrielles, à Lille, à Belfast, à Gand. Ces maisons
prirent à leur charge tous les aléas du commerce. C'est ainsi que,
depuis une trentaine d'années, les filateurs français n'achètent
plus que marchandise livrée à Dunkerque ou à Gand , ou
même en gare, et n'en prennent plus livraison qu'au fur et à
mesure de leurs besoins.
Pour la Inine, l'importation remonte à une époque plus éloi-
gnée que pour le lin, et elle porte sur des quantités plus con-
sidérables. C'est ainsi que dans la seconde partie du Moyen
Age, la Flandre faisait venir des laines d'Angleterre. Cette
importation était faite par la Hanse de Londres^ aussi appelée
Hanse flamande, qui avait son siège principal à Bruges. Quand
l'Angleterre se mit à fabriquer, il fallut faire venir les matières
premières d'Espagne, et aujourd'hui, de La Plata, du Cap et
d'Australie.
Les marchés lainiers les plus importants aujourd'hui sont ceux
de Londres, Boubaix et Anvers : à eux trois ils traitent les trois
quarts de la laine du monde entier-.
1. l-a Russie |)roduit la moitié du lin consoinuié en Europe. Toutefois elle ne pro-
duit (|u'un lin de qualité médiocre et qui est rarement d'un blanc [larfait. C'est la
Belgique qui produit les lins les plus beaux et les plus fins (Voir Bleunard, loc. cit.).
2. Bleunard. loc. cil., III, 40.
58 LES PATHONS DE I. INDUSTRIE TEXTILE.
Londres monopolise le marché des laines d'Australie : ce
marché se fait aux enchères et au comptant, par l'intermédiaire
de courtiers. Les laines australiennes sont surtout travaillées en
Angleterre, mais une partie est dérivée vers le Havre et Dun-
kerque, pour ne parler que de la France.
Au Havre arrivent également les laines de la Plata que le
Continent travaille de préférence. Là, elles sont mises en vente
publique et achetées par des commissionnaires en laines pour
le compte des négociants de Roubaix, qui la revendent de suite
aux fabricants.
En effet, ceux-ci, contrairement à ce qui se passe pour le lin, ne
prennent pas leurs marchandises au fur et à mesure de leurs
besoins, car, en faisant ainsi, ils risqueraient de ne pas avoir la
variété spéciale de laine qu'ils veulent avoir. Cette nécessité de
s'assurer la qualité voulue est tellement grande, que certains
grands fabricants n'ont pas hésité à fonder, à leurs frais, des
comptoirs d'achat à Buenos- Ayres, et que d'autres s'y rendent
pour acheter directement sur place.
Quant au coton, il a toujours dû être importé. En France, le
grand marché est le Havre, port où sont installées des maisons
d'importation semblables à celles qui existent à Lille pour le lin.
Elles revendent la matière première aux filateurs qui en pren-
nent livraison au fur et k mesure de leurs besoins, par l'inter-
médiaire de commissionnaires ou de négociants.
Il est probable que ce commerce a dû passer par les mêmes
stades que celui du lin. Il est certain, en tous cas, d'après
Schulze-Gaevernitz ', que la chose s'est ainsi passée en Angle-
terre :
Une première période, pendant laquelle le commerce est fait
par des maisons d'exportation américaines, qui avaient à Liver-
pool des commissionnaires chargés de traiter avec les indus-
triels du Lancashire; puis ceux-ci eurent même des commission-
naires-acheteurs sur le marché de Liverpool. Dans une
seconde période, il se fonda, dans cette ville, des maisons
1. La grande industrie.
LE r.OMMERCE. .'.0
d'importation prenant les aléas du commerce à leurs risques
et périls.
Le commerck des filés. — Si l'on veut bien se rappeler que les
peigneurs et filateurs de laine travaillent à façon* pour le
compte des fabricants de tissus, on comprendra qu'il ne peut
exister de commerce de lilés dans cette branche. Il n'en est pas
de même pour les industries cotonnières et linières, dans les-
quelles le filateur achète lui-même la matière première , et
revend les filés qu'il fabrique, soit directement aux fabricants,
soit par lïntermédiaire de négociants.
Beaucoup de transactions peuvent se faire directement, parce
que filateurs et fabricants habitent la môme région, et peuvent
se rencontrer facilement chaque semaine à la Bourse de Lille qui
se tient tous les mercredis. Ce commerce ne présente guère du
reste d'aléas, puisqu'il se fait d'une façon à peu près continue
tout le long' de l'année. Pourtant le négociant en filés existe, et
on le voit parfois offrir au fabricant le coton d'une filature à un
cours inférieur à celui offert par le filateur lui-même. Il profite
du flair particulier au bon commerçant, grâce auquel il a
acheté à un moment où le filateur cherchait avant tout à écouler
ses produits. De plus, le filateur ne peut présenter que quelques
numéros de filés, tandis que le négociant a une carte d'échan-
tillons complète.
Les conditions de vente vont en s'améliorant au fur et à me-
sure que la sécurité des transactions devient plus grande. Ainsi,
il y a quinze ans, l'escompte de 5 ^ qui était acccordé pour
les règlements à 60 jours, l'est aujourd'hui pour ceux de 90 jours.
De même le Q %, au lieu d'être réservé pour les paiements à
15 jours. Test pour ceux à 30 jours.
Le commerce des produits iixis. — Ces produits sont: pour le
lin, le fil à coudre ou la toile ; pour la laine : les tissus de fan-
taisies ou d'ameublement.
) . Voir suprà, p. 53.
GO LES PATRONS DE l'iNDUSTRIE TEXTILE.
Pour le fil à coudre, chaque fabricant a sa marque spéciale
apposée sur chaque bobine vendue. Aussi a-t-il tout naturelle-
ment le monopole de la vente en gros, de sorte qu'à chaque
filterie est annexée une maison de commerce qui se charge
d'écouler les produits aux détaillants
Pour la toile, l'individualité du produit disparaît. De plus, il
y a trop de spécialités différentes, pour que chaque fabricant
puisse les faire toutes. Son intérêt est au contraire de se borner
à un nombre de genres restreints, auxquels son outillage est
mieux adapté.
Le commerçant, au contraire, a intérêt à vendre les choses
les plus variées, afin de répartir des frais généraux fixes sur un
plus grand nombre de branches. Le fabricant qui se fait acces-
soirement commerçant, ne peut vendre qu'une espèce de tissus,
ou un nombre très restreint'. Le voyageur du fabricant a donc
une carte d'échantillons très pauvre à présenter à côté de celle
du voyageur du négociant, et a les mêmes frais à supporter.
Aussi, on voit quelquefois ce phénomène bizarre : un même
client est sollicité à la fois par deux voyageurs, celui du fabri-
cant et celui du négociant ; ce dernier a, dans sa carte d'échan-
tillons, ceux que présente le premier, et cela à un prix inférieur,
quoique les tissus sortent de la même source !
La clientèle des gros négociants de toile, ce sont les magasins
de détail et les maisons de demi-gros, les merciers, les bouti-
quiers de village, etc. La vente est généralement faite aux con-
ditions suivantes, marchandise rendue sur place : 120 jours
sans escompte, 30 jours avec 3 % , 15 jours avec k %~.
Certains grands tissages de toile ont un magasin de vente,
soit à Lille, soit à Paris, mais les petits tissages ont recours aux
négociants, et cela d'autant plus que, dans les moments difficiles,
ceux-ci leur avancent des fonds. Mais alors, il y a sujétion de la
part du fabricant qui doit s'engager à réserver ses produits pour
1. Seuls les gros fabricants de toile peuvent ajouter à leur carte des échantillons
des genres qu'ils ne font pas, mais alors ce ne sont plus des purs fabricants, mais des
fcthricunts-commerçants.
2. L. Merchier, Monographie du lin, p. ■.'26.
LE COMMERCE. 01
son créanciei', (jui joiio ainsi à la l'ois le rôle de négociant et de
banquier.
Pour les <m«6' de laine, les choses se passent d'une façon un
peu diiierente, par suite des variabilités beaucoup plus grandes
apportées par la Mode.
Ce n'est pas à dire que l'on ne puisse faire des produits à peu
près fixes avec certaines variétés de laines. Nous savons, en effet,
que l'on fabrique des draps et des lainages classiques^, mais
nous savons aussi que l'on fabrique des draps et lainages de
fantaisie, et que ces derniers se font spécialement à Uoubaix.
Ce sont donc eux qui nous intéressent surtout.
Or, il y a une différence très grande entre le fabricant de
classiques, toujours sur de placer tôt ou tard ses produits, et
celui de fantaisies dont les tissus ne se portent que pendant une
saison, pendant le temps où la Mode lui confère une plus-value
artificielle : le premier est indépendant, le second dépendant
des caprices de la Mode, ou, si l'on veut, des grands magasins de
Nouveautés de Paris. Ce n'est pas ici le moment de rechercher
pourquoi et comment ces magasins ont acquis le monopole de
lancer les modes et de les faire accepter par le public; il nous
suffit d'en constater les effets sur l'industrie, et c'est à Houbaix
que ce phénomène a les répercussions les plus intenses.
Les transactions ne se font donc que deux fois par an, et nont
lieu qu'entre quelques intéressés, les gros fabricants créateurs
de Roubaix et les grands magasins de Nouveautés de Paris.
Financièrement, les premiers sont capables de lutter à armes
égales contre les seconds, mais ils en dépendent plus ou moins
pour le lancement de leurs produits, situation bizarre dont nous
constaterons bientôt les eflets.
Pour la fantaisie, on le conçoit, les transactions se font à
courte échéance : généralement on accorde un mois pour le
paiement, avec 5 % d'escompte-.
1. On appelle tissus classvjiies. ceux qui sont de consommation courante cl qui
])résentent toujours la même contexture.
2. Pour les tissus classiques, les conditions sont les suivantes ; 9 mois sans es-
compte; 4 mois avec 6 %; 2 mois avec 8 %. Pour la vente à la commission, on
accorde 6 mois avec ■> ou 3 %.
62 LES PATRONS DE L INDUSTRIE TEXTILE.
II. — KÉPERCUSSIONS DE l'iNDUSTRIE SIR LE COMMERCE.
L'organisation commerciale nécessaire que nous venons de
décrire, n'est pas sans avoir des liens avec celle de la fabri-
cation. Celle-ci a besoin du commerçant pour se procurer
les matières premières etécouler ses produits. Est-ce à dire qu'elle
lui soit assujettie, comme le tisserand à la main l'est vis-à-vis de
son patron, le chef de fabrique collective? Nous allons constater
au contraire que le fabricant s'émancipe de plus en plus de la
domination du commerçant au fur et à mesure du développe-
ment du machinisme et du grand atelier. Sans doute, il a tou-
jours besoin de lui, mais de plus en plus, il tend à traiter d'égal
à égal avec lui.
Toutefois, il y a lieu de distinguer entre les industries à pro-
duits fixes et celles à produits variables, ces dernières ayant
une difficulté plus grande à l'émancipation complète.
L'émancipation progressive des industries a produits fixes.
— D'après ce que nous avons dit. ce type est surtout représenté
dans la région que nous étudions par les industries linières et
cotonnières. Le grand fait qui domine son évolution est son
émancipation progressive du commerce.
Dans la fabrique collective, le petit fabricant à domicile est
sous la domination du gros négociant-exportateur. C'est là un
phénomène général qui a été mis en lumière dune façon supé-
rieure par M. L. Arqué dans son étude sur les Faiseurs de jouets
de Nuremberg ^ . Cette sujétion des petits producteurs indigents
se manifeste parleur endettement envers les négociants qui seuls
peuvent acheter leurs produits et leur accorder du crédit dans
les moments difficiles. C'est donc par la réunion entre leurs
mains du double monopole des fonctions d'exportateur et de
banquier, que les négociants assurent leur domination. Al'heure
1. se. soc, V pér., lasc. 43.
actuelle, beaucoup de petits tissages mécaniques de toile sont
encore plus ou moins liés par le crédit envers les négociants.
Au contraire, les (jrandes usines — les tissages importants, les
filatures de lin et de coton — sont définitivement émancipées à
ce point de vue du joug du commerce, parce qu'elles trouvent
aisément, et à bon marché^, du crédit chez des banquiers.
Ce phénomène d'émancipation se remarque très bien dans les
filatures de lin par exemple. Au début, quand le machinisme
était encore imparfait, elles étaient de petite taille et plus ou
moins endettées vis-à-vis des négociants en filés. Aujourd'hui,
avec les progrès de la machine, elles sont devenues de grosses
affaires comme nous savons, et sont appuyées par des banqiies
locales qui se sont constituées peu à peu.
L'émancipation partielle des industries a produits variables.
— La même loi d'émancipation existe pour les produits soumis
aux fluctuations de la Mode, quanta la question du crédit, mais
une hiérarchie d'un autre genre tend à s'établir.
C'est ainsi que les peigneurs et filateurs de laines, indépen-
dants au point de vue financier, ne sont cependant que de
simples façonniers des fabricants de tissus, et nous en avons dit
la raison : ce sont donc ces derniers qui détiennent entre leurs
mains les éléments de prospérité ou de décadence réglant la
situation et l'avenir des premiers.
Les gros fabricants détenteurs de la laine et créateurs d'é-
chantillons sont donc ceux qui dirigent le mouvement, et sur
qui repose la prospérité de l'agglomération roubaisienne tout
entière. Pourtant ils sont eux-mêmes plus ou moins assujettis
aux caprices des lanceurs de la Mode à Paris. Et c'est un singu-
lier spectacle de voir cette lutte des deux frères ennemis : les
potentats de l'industrie roubaisienne, et ceux du commerce
parisien.
Si l'émancipation des premiers n'est pas complète, la cause
n'en peut être due au machinisme. Deux parties détenant chacune
un monopole de fait sont en présence : celui de l'invention des
modèles d'une part, et celui du lancement de la Mode, d'autre
04 LES PATRONS DE L INDUSTRIE TEXTILE.
part. Si ces forces sont cohérentes et disciplinées, les transac-
tions seront nettes. Si elles sont plus ou moins indisciplinées, il
y aura instabilité constante dans les relations. C'est malheu-
reusement ce qui existe.
Il paraîtrait, en effet, que certaines maisons de Nouveautés
ne pratiquent pas des coutumes absolument correctes vis-à-vis
des gros fabricants créateurs. Ceux-ci les accusent de faire co-
pier les échantillons qu'ils ont inventés, et de réserver leurs
commandes pour les petits fabricants, qui, n'étant pas chargés
des frais de recherches et d'invention, peuvent les exécuter à
meilleur compte. C'est ce qui permet à un certain nombre de
petits tissages de vivre.
Tous les gros fabricants se plaignent de cet état de choses,
mais jusqu'à présent, ilsontété incapables de former une union
cohérente, une espèce de trust, qui serait le seul remède pos-
sible à l'instabilité actuelle des transactions.
La concentration régionale. — Il n'est pas indifférent, au
commerçant chargé découler les produits, que lindustrie soit
plus ou moins bien outillée. Plus le fabricant lui fournira des
tissus de qualité supérieure à un prix peu élevé, plus il lui
sera facile de les vendre. La tâche du commerçant est d'au-
tant plus aisée que la supériorité industrielle est plus grande.
Dans l'état ancien, caractérisé par la lenteur du progrès des
méthodes, les capacités commerciales primaient tout, et cela
justifiait la domination qu'exerçaient les grands négociants.
Dans l'état actuel d'améliorations constantes par les progrès
du machinisme, l'industrie devient capable de patronner le
commerce, et ceci explique son émancipation progressive.
Nous sommes donc amené à déterminer la situation indus-
trielle de la Flandre française vis-à-vis des pays concurrents,
afin de juger dans quelle mesure elle favorise le travail du
commerçant.
Le machiîiisme pousse à la concentration régionale. Aux
temps du travail à la main, la fabrication était dispersée sur
LE C.UMMKKCE, <>5
l'ensemlile du territoire, parce qiK; l'on trouvait partout des
matières premières, de la main-d'œuvre et une clientèle. Toute-
fois, des concentrations partielles s'étaient déjà opérées pour
certains travaux demandant un appientissage particulier dont le
secret était monopolisé par l'une ou l'autre ville. Ces concentra-
tions reposaient doue sur un tour de main spécial acquis par les
artisans d'une cité, et qui en conservaient jalousement la tra-
dition.
Les moyens de transport, en se perfectionnant, tendaient à
une autre concentration régionale en faveur des pays à main-
d'œuvre abondante et situés sur une voie commerciale. Le
développement précoce <le la Flandre au Moyeu Age s explique
ainsi, d'une part, par sa forte natalité, et, d'autre part, par sa
proximité de l'Angleterre, pays producteur de laines; enfin
par sa situation au nord-ouest du Continent, mis en valeur par
la colonisation franque.
L'utilisation des forces naturelles tend maintenant à favoriser
les pays qui possèdent ces dernières, mais il faut qu'ils aient,
en outre, les autres facteurs que nous venons d'indiquer :
possibilité de recrutement d'une main-d' œuvre appropriée et
suffisante; situation commerciale permettant V approvisionne-
ment des matières brutes, et l'écoulement des produits.
L'emploi des chutes d'eau comme moteur dans l'industrie
textile, développa celle-ci dans les collines de Normandie et dans
les Vosges, à la fin du xviii'' siècle. Aujourd'hui, la machine à
vapeur tend à l'attirer dans le nord de la France, à proximité
du vaste bassin houiller qui s'étend de Valenciennes à Béthune,
mais dans les contrées situées au nord de ce bassin et non dans
celles qui la bordent au sud : d'un côté, on a la main-d'œuvre
flamande; de l'autre, se trouvent des pays à natalité beaucoup
plus réduite.
Une fois la priorité acquise par une région, elle tend à la
conserver, non seulement par l'adaptation de plus en plus
marquée de la population à ce genre de travail, mais aussi par
idi création d' un centre comm,ercial plus puissant. C'est pourquoi,
en Flandre, l'industrie lainière tend à s'agglomérer autour de
06 LES PATRONS DE l'iNDUSTRIR TEXTILE.
Roubaix, et l'industrie linière autour de Lille et Armentières.
En Angleterre, le Lancashire est le pays du coton, le Yorkshirc
celui de la laine.
En s'éloignant du marché principal, une usine se place dans
une situation commerciale plus désavantageuse et perd ce qu'elle
peut gagner par l'infériorité des salaires, d'autant plus que, la
plupart du temps, on trouve alors une main-d'œuvre également
inférieure, n'ayant pas acquis les bonnes traditions de travail
que possèdent les pays plus évolués, et qui constituent leur
formation sociale particulière. Ces traditions sociales néces-
saires, sont acquises plus ou moins rapidement, selon que la
race est plus ou moins souple; c'est là qu'intervient le facteur
humain, la question de lorigine de la race.
On le voit, le problème est complexe, et ne peut être résolu
qu'en prenant un point à la fois.
Bornons-nous, pour l'instant, à constater l'importance de la
concentration régionale de l'industrie textile en Flandre, grâce
à la proximité d'un bassin houiller important.
Ici, il nous suffit de consulter les statistiques.
Voyons d'abord la, filature de lin^ :
En 18i0, le département du Nord possédait 2.700 broches
mécaniques sur les 14.880 qui se trouvaient en France, soit donc
une proportion de 18 % seulement.
En 1847, ce département en avait 117.900 sur 282.110, soit
déjà 41 %.
En 1857, 303.640 sur 452.572 ou 67 %.
En 1899, 434.351 sur 485.572 ou 89 %.
Aujourd'hui, d'après les dernières statistiques qui me sont
communiquées, il y en aurait 485.000 sur 500.000 environ
ou 97 %, la presque totalité.
Dans la filature de laine, le mouvement a été moins marqué,
plusieurs provinces françaises ayant conservé le monopole
1. Voir Merchier, loc. cit., p. 51 et J88.
LE COMMERCE. ' ()7
d'articles spéciaux laits avec les laines du pays, tandis que
Roubaix emploie surtout les laines étrangères. Néanmoins la
prot;i'ossion est sensible :
En 1851, le groupe de Houbaix-ïoureoing comprenait
230.000 broches sur les 851.000 que possédait la France à cette
époque, soit tV %.
A l'heure actuelle, il en comprend environ 1.000.000 sur
2.300.000, soit -iS %.
Dans la filature de coton, le progrès est moins frappant; nous
savons que le Nord tisse peu le coton, au moins jusqu'à présent'.
Pourtant les chiti'res suivants montrent une progression en faveur
du Nord :
En 1873, cedépartementavait 1.200. 000 broches sur5. 000. 000 ',
soiti?/%.
A l'heure actuelle, il en compte 3.0(10.000 sur 0.6i3.000, ou
pi'ès de la moitié.
Dans la filature, le travail à la main a pratiquement disparu;
il n'en n'est pas de même pour le tissage, parce que les pro-
grès mécaniques y ont été moins marqués. Mais si Ton s'en tient
au seul tissage mécanique, on constate, en faveur du Nord, une
progression analogue à celle de la filature.
Eu 1873, l'industrie du tissage de la laine comptait 6.750 mé-
tiers mécaniques sur les 23.000 qui se trouvaient alors en
France, soit 39 % .
En 1885, 19.000 sur 46.300, ou // %.
Aujourd'hui 30.000 sur 55.000 ou />;? %.
Quant au tissage de la toile, l'arrondissement de Lille compte
les deux tiers des métiers mécaniques de France : 15.000
sur 22.000.
Cette concentration de l'industrie mécanique dans la Flandre
1. Sur les 124.000 métiers mécaniques à lisser le coton existant en France, le dé-
partement du Nord n'en compte guère plus de 12.000.
2. Avant 1870. les statistiques sont difficilement comparables, car elles englobeul
l'Alsace, centre très important pour le coton.
68 LES PATRONS DE l'IMJUSTIUI: TEXTILE.
française est due. nous le savons, au voisinage des mines de
houille et à la main-d'œuvre flamande.
Dans la Flandre môme, la concentration s'opère au profit de
l'arrondissement de Lille, celle-ci due à l'influence des marchés
et du négoce.
Sur les 484.700 broches à lin que contient la Flandre fran-
çaise, le seul arrondissement de Lille en contient 477.000, dont
200.000 dans la cité de Lille et sa banlieue immédiate.
Là se trouvent également la presque totalité des filteries.
Les tissages de toile sont presque tous dans la vallée de la
Lys, principalement à Armentières qui, avec sa banlieue, con-
tient plus de la moitié des métiers mécaniques de l'arrondisse-
ment, plus du tiers de ceux de la France entière.
La ville de Lille et sa banlieue contiennent également la
moitié des broches de coton de l'arrondissement.
Enfin, l'industrie lainière est encore plus concentrée : on ne
la trouve guère que dans l'agglomération Roubaix-Tourcoing.
Cela tient au rôle primordial que joue dans cette industrie la
question de l'approvisionnement des matières brutes : la laine
présentant des variétés infinies, il faut être sur place pour se
rendre compte des qualités à acheter suivant l'état du marché.
La concentration régionale a pour résultat de créer un marché
puissant et de permettre une division du travail commercial.
On voit des commerçants se spécialiser les uns dans le com-
merce des laines, d'autres dans celui des lins, des toiles, des
filés ou des tissus, etc. Chacun connaît mieux sa partie et voit
son action doubler.
Pour donner une idée de la concentration des marchés, disons
que les places de Londres, Anvers et Roubaix traitent à elles
seules les trois quarts des laines brutes du monde. Lille est le seul
marché aux lins en France (Belfast, en Irlande). Quant au
coton, il se traite principalement au Havre (à Liverpool pour
l'Angleterre et à Brème pour l'Allemagne).
Ainsi donc la concentration régionale favorise les transac-
tions commerciales. Voilà un premier point.
I.I-: COMMERCE. 09
Les autres nations sont-elles plus ou moins favorisées sous
ce rapport? Telle est la question qui se pose maiuteuant.
Tout naturellement, ce sont les pays qui ont inauguré les
méthodes nouvelles de travail qui ont vu s'opérer les premiers
une concentration régionale à leur profit.
Il y a là, grâce à ravancc prise, un élément de supériorité
indéniable, toutes choses égales d'ailleurs.
L'avance prise par l'Angleterre dans l'industrie textile a été
maintenue jusqu'à ce jour, comme le montrent les dernières
statistiques.
C'est toujours dans la filature de coton que l'avance est la
plus considérable : au l*" mars 1909, sur les 130.795.927 broches
que possédait le monde entier, il y en avait 91.400.000 en
Europe, dont plus de la moitié dans le Royaume-lni, soit
exactement 53. 171.897; l'Allemagne n'en avait que 9.881.321
et la France 6.643.000 i.
L'avantage est un peu moins marqué pour le tissage de co-
ton ; à l'heure actuelle, le Royaume-Uni possède environ 750.000
métiers, l'Allemagne 250.000, la France 100.000. etc.
Il est encore moins marqué dans Y industrie lainière : le
Royaume-Uni possède plus de 6.000.000 de broches et 140.000
métiers; la France, 2.390.000 broches et 55.000 métiers méca-
niques.
Enfin, dans V industrie linière, nous trouvons qu'en 1877,
l'Europe possédait 3.131.000 broches, dont 1.407.000 dans le
Royaume-Uni, 500.000 en France, 415.000 en Allemagne,
326.000 en Autriche-Hongrie, etc.
On le voit, la supériorité de r Angleterre est d'autant plus
marquée qu'il s'agit d'une industrie où l'automatisme est le plus
parfait. C'est pourquoi, elle est plus grande dans la filature
que dans le tissage, et pour le coton que pour la laine ou le
lin. On comprend, en efîet, que l'avantage du machinisme di-
minue quand l'automatisme devient moins parfait.
Or, quand on analyse les choses de près, on voit que la
1. Cette statistifjue m'est comiiumiquée par r£'H/o« te./Hle.
70 I.IiS l'ATRONS 1>E l'industrie TEXTILE.
supériorité de l'Angleterre, au point de vue de l'intensité du
machinisme, ])ro vient des causes suivantes :
1° Le bds prix de la force motrice. L'Angleterre, ou le sait,
est le pays du monde où le charbon est le moins cher, et nous
savons que le charbon seul permet rextensi])ilité indéfinie de
la fabrication ;
2" L'adaptation plus parfaite de l'ouvrier anç/lais à l'auto-
matisrne, par suite de sa faculté d'attention plus grande, ainsi
que nous l'avons constaté dans une étude précédente' ;
3" L'avance prise par l'Angleterre dans l'initiative des trans-
formations mécaniques.
Comme on le voit, ces causes proviennent en partie du lieu,
eu partie delà formation sociale. Ensemble, elles ont contribué
à créer, dans la Grande-Bretagne, le foyer industriel le plus
intense dans l'industrie textile, qui est l'une des plus influencées
par la machine.
Ce pays est, en conséquence, celui dans lequel le phéno-
mène que nous avons appelé la concentration régionale est le
plus avancé, et ceci vient renforcer les éléments précédents de
suprématie dont il dispose.
D'abord cette concentration plus grande permet une pins
grande spécialisation des usiiies : en Angleterre, chaque fila-
ture file toujours le même numéro de fils; sur le Continent,
elle doit filer une vingtaine de numéi'os différents, et, par con-
séquent, chaiig"er constamment le réglage des métiers, d'où
j^erte de temps, et, par conséquent, nécessité de vendre plus
cher.
En second lieu, le courant cV affaires est tellement considé-
rable, que l'industriel n'a plus à s'inquiéter de faire des stocks.
Il achète chaque semaine, en Bourse, la quantité de coton né-
cessaire, et vend de même les filés produits, le tout au comp-
tant. Les produits finis eux-mêmes, les tissus ordinaires au
moins sont vendus en Bourse chaque semaine. De là une immo-
bilisation beaucoup moindre du capital.
1. .Se. soc. 2'' pér., 59* fasc, p. 31.
LE COMMERCE. 71
Eiilin, il faut noter qu'îin pkénomruc 'pavdW'lc à celui que
nous venons de décrire existe dans la fabrication de l'outillage.
C'est pourquoi le prix des métiers à filer et à tisser est plus
bas en Angleterre que partout ailleurs, et il en résulte qu'à ou-
tillage ég-al, la mise de fonds y est moindre.
Eu résumé, le prix de revient des tissus anglais est moins élevé
et ceci facilite la tâche des commerçants britanniques. C'est
ce qui explique pourquoi les pays continentaux ont été obligée
de recourir à la protection douanière pour compenser cette
infériorité.
Grâce aux tarifs douaniers, les industriels français sont
restés les maîtres du marché national, mais l'infériorité des
commerçants français est manifeste sur les marchés étrangers.
Pour la compenser, il faudrait organiser un système de ris-
tournes à l'exportation, mais cela nécessite l'org-anisation de
cartells ou de trusts. Or, comme l'a très bien montré M. Paul
de Kousiers dans son ouvrage sur les Trusts et Cartells, les pro-
duits finis, et spécialement ceux qui sont sujets aux irrégula-
rités et aux fantaisies, se prêtent difficilement à la réalisation
de tels organismes. Tout au plus, pourraient-ils se réaliser dans
les filatures de lin et de coton, et cela s'est vu, parait-il, dans
la Flandre aux époques de crises, mais à l'état momentané seu-
lement.
En France, le protectionnisme est donc une arme surtout
défensive, qui protège la production nationale, mais ne favo-
rise pas son expansion à l'extérieur .
Pourtant la France arrive à exporter une certaine quantité
de tissus chaque année. Sans aucun doute, il s'agit de tissus
d'une nature particulière, dont elle a le monopole.
Quels sont ces tissus ?
Les qualités de la fabricatiox française. — Il faut dis-
tinguer entre les articles simples d'une part, les articles com-
pliqués et les fantaisies d'autre part. Le machinisme est mieux
adapté aux premiers qu'aux seconds.
Il en résulte :
72^ LES PATRONS DE l' INDUSTRIE TEXTILE.
1" Que la France exporte peu de tissus simples (cotonnades,
toiles, etc.); pour ces articles, elle est battue par la Grande-
Bretagne sur les marchés étrangers, dans les colonies, en
Afrique et en Amérique. Au contraire, elle doit se défendre
contre les importations anglaises, à l'aide d'un tarif douanier
protecteur ;
2" Que la France s'est spécialisée surtout dans la fabrication
des tissus compliqués et des articles de fantaisie.'
En France, les articles simples, les articles classiques ne se
fabriquent plus que dans les régions où les salaires sont peu
élevés : c'est ainsi que les fines draperies noires, les amazones se
font surtout à Sedan, les lainages classiques à Fourmies. C'est
pourtant un fabricant de Sedan, M. Bonjean, qui inventa l'ar-
ticle nouveauté en 183V i, mais il se développa surtout à Elbeuf
pour les draps fantaisies, à Beims et à Boubaix pour les robes.
Cette évolution sest tellement accentuée depuis lors, qu'aujour-
d'hui, en France, les classiques eux-mêmes deviennent va-
riables, parce que chaque année, on met des nouvelles teintes
à la mode. Les industriels anglais se maintiennent au contraire
dans la fabrication de certains types invariables dont ils n'es-
saient pas d'augmenter le nombre ~.
Ceci est surtout vrai pour la laine, car pour le coton, la va-
riabilité agit surtout sur l'impression et non sur le tissage.
En résumé, la concurrence de r Angleterre a rejeté la France
vers la fabrication des articles sujets aux variations de la mode.
Et pour ceux-ci la supériorité appartient à la France, à cause
des qualités artistiques de la nation.
L'Angleterre l'emporte dans les fabrications où l'automa-
tisme triomphe, et la France dans celles qui demandent du
goiit, un certain talent artistique, de l'imagination créatrice.
M. de Bousiers a montré^ comment, dans l'industrie textile,
l'Allemagne vise surtout le bon marché par les bas salaires.
Mais il se fait que les produits français, par leur prix élevé,
1. Bleunard, loc. cit., 111, 67.
2. Joulin, loc. cit., p. 10.
3. Se. «oc, 2" pér.jSS" fasc, p..5t).
LE COMMKHCH. 73
ne sont accessibles qu'aux classes aisées, et c'est pourquoi ils
sont moins susceptibles de s'écouler en emncles masses. Et ceci
niontre que la faiblesse des exportations françaises n'est [)as
due uniquement à la mollesse des commerçants, comme on l'a
souvent dit.
IV
LA FAMILLE PATRONALE
Caractères GÉXKRArx. — Nous parlerons d'abord des carac-
1ères généraux avant de déterminer les variétés.
Pour l'éducation, il y a une tendance de plus en plus mar-
([iiée vers les études classiques.
Ce n'était pas le cas, au dél)ut, de l'industrie mécanique,
dans la première moitié du siècle dernier. A ce moment-là,
il était d'usage de mettre le fils aux atlaires, dès l'âge de
quatorze ou quinze ans.
A la génération suivante, l'industrie ayant surmonté les
aléas du début, et l'enrichissement commençant à faire sentir
ses efiets, on prolonge les études jusqu'au baccalauréat. Sou-
vent, Texamen du volontariat tenait lieu de tout, car ce que
l'on recherchait surtout, c'était de faire le service militaire
minimum. Ses études terminées, le jeune homme allait faire
un séjour en Angleterre. Il lui était facile d entrer dans une
filature anglaise, mais il était obligé d'y travailler en qualité
de mécanicien, faisant ainsi un apprentissage tout à fait pra-
tique, à Leeds ou à Belfast pour le lin, à Manchester pour le
coton.
Aujourd'hui, le séjour en Angleterre est considéré comme
presque obligatoire, et on commence à y ajouter le séjour en
Allemagne, et même en Amérique.
Quelques-uns poursuivent leurs études juscpi'à l'École Cen-
trale, mais c'est là une exception.
LA KAMlLI.i; l'AIROXALK.
Il n'y n donc pas exc-^s (l'iTitcllectualisnie. pas plus chez le
patron <pic chez l'ouviier.
Le milieu général s'en ressent, ce qui ne manque pas de
frapper les fonctionnaires du Midi ou de l'Est que le hasard
amène dans la Flandre. L'intensité du travail industriel ou
commercial, aussi bien que la culture, n'est guère favorable
aux spéculations de l'esprit, et pour les mômes causes : la quié-
tude manque. Les loisirs seront employés à chercher une
détente aux préoccupations qu'entraînent les affaires. Cette dé-
tente pourra être une lecture, mais ce sera une lecture super-
ficielle, facile. Il faut en excepter toutefois les cultures intellec-
tuelles ayant un caractère d'application pratique, comme celles
patronnées par la Socii-té industriflle du Xord. Les institutions
charitables, les œuvres diverses, les voyages, les villégiatures
absorbent aussi beaucoup de temps. Pour d'autres, ce sera la
politique, car presque partout, on voit un parti plus ou moins
conservateur, soutenu par les patrons, lutter contre le parti
socialiste.
Au début, le mode d'existence était relativement simple,
mais il s'est compliqué avec l'enrichissement qui a suivi léclo-
sion et le développement du machinisme.
Ainsi, vers le milieu du siècle dernier, les riches industriels
ne voyageaient guère. D'après l'abbé Vassart^, M. Jean-Baptiste
Motte, l'un des plus riches filateurs de coton de Roubaix à cette
époque, n'a jamais vu Paris! Encore aujourd'hui, il serait
facile de citer tel ou tel grand fabricant qui est tous les matins
à l'usine en môme temps que ses ouvriers, et qui ne s'absente
qu'exceptionnellement.
Mais il est juste de dire que le goût des voyages et des villé-
giatures est en fureur chez le plus grand nombre. C'est ce qui
explique le dév'eloppement des plages des côtes les plus voi-
sines du pays industriel, le long- de la mer du Nord ou de la
Manche, de Malo-les-Bains, près Dunkerque, par exemple. Là
habitent, pendant l'été, nombre de familles patronales qui possè-
1. Xolice liiograpliique sur Alfred Moite.
7G LES PATRONS DE l'iNDUSTRIE TEXTILE.
dent ou louent une villa; grâce aux facilités des communica-
tions, le chef de famille peut facilement venir rejoindre les
siens le vendredi ou le samedi, et retourner à ses affaires le
lundi ou le mardi. D'autres vont à Ostende. etc.
Il n'y a guère que les rentiers ou les valétudinaires qui pas-
sent de long-s séjours dans le Midi.
Ceux qui ont une maison de campagne ont toujours soin
de la fixer à proximité de leurs établissements, de façon à pou-
voir s'y rendre en une heure ou deux.
Mais l'habitation principale est toujours dans le voisinage de
l'atelier de travail, et pour les petits faljricants, elle est même
contiguë ; c'est ce qui explique que, dans les petites villes, on
voit se succéder, comme au hasard, des usines, des hôtels par-
ticuliers et des maisons ouvrières. Mais dans les villes les plus
importantes, à Lille et à Roubaix, les grosses fortunes sont
assez nombreuses pour qu'elles puissent s'agglomérer dans le
même quartier.
Bien entendu, les femmes ont tenté de créer une vie mon-
daine, mais cette vie mondaine reste pour ainsi dire l'apanage
de l'aristocratie industrielle ou commerçante, et elle n'est pas
sans posséder certains traits particuliers qui frappent les étran-
gers.
Les groupements mondains y sont avant tout basés sur les
liens de famille ou les relations d'anciennes dates. Vu la nata-
lité, aussi élevée dans les familles patronales que dans les fa-
ijiilles ouvrières, on ressent peu le besoin d'étendre le cercle
des invités. Les dames étrangères qui entrent par mariage dans
un tel milieu y sont un peu dépaysées parmi des gens qui se
connaissent tous depuis la plus tendre enfance.
Mais les plus malheureuses, ce sont celles qui ont épousé un
fonctionnaire, un officier, un diplômé des grandes écoles offi-
cielles. Habituées, dans les autres provinces françaises, au pres-
tige qui accompagne la situation de leur mari, elles se voient
ici reléguées au second plan, cédant la place aux femmes des
grands industriels sans en comprendre la raison.
Après cette esquisse générale, il nous reste à voir les traits qui
LA KAMILI.r: l'ATRONALi:. 77
proviennent du genre particulier de travail, et qui ont leur
répercussion sur lo mode de transmission des situations el
sur réduiation.
Le type du lin. — Nous avons vu ([ue le classement des va-
riétés patronales repose sur l'importance du capital ; il s'en-
suit que le mode de succession doit jouer un rôle qui n'est pas
négligeable. A cet égard, les pratiques sont différentes dans
l'industrie linière et dans l'industrie lainière.
La filature mécanique du lin a traversé deux périodes, dans
la Flandre française :
1° La période fréclosion, qui va de 1835 à 1860, a vu la
création de la plupart des établissements : en 1840, il y avait
^7.000 broches dans le département du Nord; en 1801, il y en
avait 389.000.
2° La période de stabilité ; depuis 1860, peu de nouveaux
établissements se sont fondés; les positions acquises se main-
tiennent; en 1867, il y avait '*00.000 broches; il y en a aujour-
d'hui 48'*. 700.
Pendant la période d'éclosion, lusine est installée, soit par
un fondateur unique, soit par deux ou trois frères associés.
Dans la seconde période, le problème de la transmission de
l'atelier s'est posé.
La coutume française exigeant le partage égal des biens
entre les enfants, on conçoit qu'au bout de deux ou trois géné-
rations, le nombre des associés devient assez grand pour ame-
ner la transformation de l'atfaire en société anonyme ou en
commandite par actions. La transmission de la propriété dans
chaque branche devient un simple partage d'actions.
C'est pourquoi la forme anonyme tend à se développer,
malgré les répugnances que l'on a à cet égard. Quand les co-
pariageants ne sont pas trop nombreux, un certain nombre de
ceux-ci restent simples créanciers chirographaires moyennant
un intérêt fixe de 5 %, ceci afin de laisser dans les mêmes
mains la propriété efficace et la direction.
S'il n'y a là aucune difficulté quant à la propriété, il n'en est
78 LES PATRONS I»E L LNDUSTHIE TEXTILE.
pas de même quant à la transmission de la direction : celle-ci
ne peut pas s'émietter indéliniment ; elle doit rester dans les
mains d'un seul, ou de deux ou trois au plus. Dans ce dernier
cas Fun s'occupe de la fabrication, un autre des achats et le
troisième de la vente. On ne peut guère aller au delà. Fatale-
ment, on aboutit, en très peu de temps, à l'inextensibilité des
situations à transmettre, et ceci entraîne la transmission à un
seul fils, généralement Vaine. Par exemple, s'il y a trois associés,
le fds aine de chacun d'eux succédera à son père, de sorte que
Tassociation entre frères est bientôt remplacée par une associa-
tion entre cousins.
Si l'ainé ne manifeste aucune disposition pour l'industrie,
c'est un cadet qui succède, quelquefois un gendre. En tous cas,
il y a toujours transmission à un seul.
L'héritier avantagé, ne l'est pas au point de vue de la pro-
priété (celle-ci est partagée également), mais simplement au
point de vue de la situation toute faite qui l'attend, de gérant ou
de commandité; de ce fait, il bénéficie d'un traitement et d'une
part dans les bénéfices.
Que deviennent les cadets '
Quelques-uns, se contentant des revenus de leur part de
capital dans la fdature, rechercheront une vie aisée dans les
carrières libérales; mais c'est là l'exception. La plupart se lan-
cent dans l'industrie qui, pour eux, forme toujours le métier
idéal; bien entendu, ils reprennent ou fondent un atelier de
plus petite envergure que la lilature : tissage, confection, bras-
serie, etc...
Nous avons noté ce fait que lindustric linière tend plus à la
stabilité qu'à l'extension, et ce fait a réagi fortement sur l'édu-
cation, qui, avec le mode de succession, forme le caractère social
le plus important de la Famille.
Sans doute, ici, l'éducation développe l'initiative, car il en faut,
mais cette initiative est contre-balancée par le goût de la stabi-
lité.
Aussi les patrons liniers paraissent-ils timorés vis-à-vis des
lainiers.
LA lAMILLi: l'ATHONALK. '•>
Lk tvpk dk la LAiNK. — Contrairement au lin, l'industrie
lainière a suivi une marche constamment progressive, et ceci
a produit des répercussions marquées sur le mode de succes-
sion et sur l'éducation.
Le but poursuivi est de fonder autant d'usines qu'il // a de
/ils. Dans la famille iMotte, à Roubaix, il est de tradition de
fonder un nouvel atelier quand un fils atteint la majorité, en
l'associant ù un directeur qui a fait ses preuves. Le même phé-
nomène, joint à la tendance vers la conservation des biens
familiaux, a fait naître les tentatives d'intégration dont nous
parlerons bientôt : chaque fils a une usine différente, une fonc-
tion différente, mais ils restent solidaires au point de vue
commercial.
On voit quelle charge la famille roubaisienne a assumée, étant
donné surtout la natalité, en général assez élevée ; combien le
problème qu'elle se propose de résoudre est plus difficile que
celui que se pose la famille anglaise. En Angleterre, dans
rindustrie textile, la société anonyme domine de beaucoup, ou
plus exactement la société à responsabilité limitée (limited);
là, les gérants, les directeurs n'ont aucunement le souci de
transmettre leur fonction à l'un de leurs enfants; chacun de
ceux-ci se case où et comment il peut. Ce phénomène est sur-
tout accusé dans l'industrie cotonnière du I^ancashire. Ce n'est
pas à dire que les parents anglais se désintéressent du sort de
leurs enfants, loin de là ! Seulement ils le font reposer sur l'édu-
cation et non sur la transmission d'une situation toute faite. La
difficulté n'est pas moindre : elle est autre. Mais l'avantage est
que, dans leur système, elle ne vient pas peser sur la marche
de l'établissement paternel. En France, celui-ci est grevé d'une
dette envers les enfants, et cela n'est pas sans compliquer les
choses.
L'extension croissante de la fabrication des lainages de fan-
taisie a aiguisé Vesprit d'initiative. C'est peurquoi le type du
Roubaisien est si différent de celui des autres villes flamandes;
cette différence frappe les gens les moins observateurs, mais jo
crois que c'est la première fois qu'on en indique la cause.
80 LES PATRONS DE L'iNDLSTRIE TEMILK.
C'est l'industrie des tissus de fantaisie qui a développé, chez le
Roubaisien, l'esprit d'initiative et celui des inventions artisti-
ques. Ce sont les gens qui ont ces qualités-là qui viennent à
Roubaix et qui y réussissent.
L'intégration industrielle. — Les patrons les plus entrepre-
nants ont une tendance, non seulement à accroître Fimportance
de leurs ateliers, mais à réaliser ce que l'on appelle Vinté-
gration industrielle, c'est-à-dire la réunion, dans les mêmes
mains, des divers genres d'ateliers relatifs à une même indus-
trie.
En voici quelques exemples qui aideront à comprendre la
nature de ce phénomène.
La maison Charles Tiberghien et fils possède un peignage, une
filature et un tissage de laine avec teinturerie et apprêt, à Tour-
coing, et de plus une maison d'achat à Buenos-Ayres, et un
magasin de vente à Roubaix. Elle possède même des navires
pour faire les transports entre l'Angleterre et la France.
La firme Tiberghien frères, fondée en 1853, pour le travail
de la laine, comprend un peignage, une filature de VO.OOO bro-
ches, un tissage de 1,200 métiers, une teinturerie et un apprêt
à Tourcoing, une maison d'achat à Buenos-Ayres et un magasin
de vente à Roubaix.
M. Aug. Lepoîitre^ à Roubaix, a également un peignage, une
filature et un tissage de laines; il fait, en outre, le négoce des
laines, des filés et des tissus, et a même, nous dit-on, des mou-
tons dans l'Argentine, ainsi qu'une maison d'achat h Buenos-
Ayres.
La Société anonyme de Pérenchies (anciens établissements
Agache) a une filature de lin de 34,000 broches et un lissage
de toile à Pérenchies, un autre à la Madeleine et une maison de
vente à Lille.
MM. Dubois et Chaiwet -Colombier ont une filature de lin, un
tissage et une blanchisserie de toiles à Arnientières, un tissage
de toiles fines à Halluin et un autre à RoUeghem (Belgique),
enfin une maison de vente à Lille et un dépôt à Paris.
r.A KAJULLt: PATHONALK. 81
MM. W'al/aert frères, à Lille, ont une filature de coton, un
tissage de toile, une blanchisserie et une lilterie.
M. Pau/.Dewavrin, à Tourcoing, exploite à la fois une filature
et un tissage de coton. De même Albert MasiireL à Roubaix, etc.
Il y a d'autres exemples d'intégiatioii partielle; ainsi, il n'est
pas rare qu'une même maison ait à la fois une filature de lin
et une filterie, comme MM. Descamps (Lille et Linselles), Drou-
lers-Vernier (Lille), Pouillier-Longhaye.
Parfois . c'est une filature de lia unie à un tissage de toile,
comme MM. Renouard [LiWe ) , Trujjaut, etc..
On le voit, à côté des industriels ayant réalisé l'intégration
absolue, plus nombreux sont ceux qui ne sont arrivés qu'à une
intégration partielle.
Est-ce là une indication montrant un mouvement ascensionnel
vers une intégration générale plus répandue?
Nous ne le pensons pas.
L'intégration est à la fois une force et un danger. C'est une
force parce qu'elle réalise l'indépendance la plus étendue au
point de vue industriel et commercial : tandis que les petits
fabricants tendent à tomber sous la coupe des gros négociants,
les grands industriels dont nous parlons jouissent de l'auto-
nomie la plus complète. Par contre, c'est un danger en temps
de crise, danger d'autant plus grand que les intérêts engagés
sont plus considérables.
Tous les genres de fabrication ne se prêtent pas également
à l'intégration. Celle-ci est d'autant plus difficile à réaliser que les
articles sont sujets aux variations de la Mode. Ainsi le système
de l'intégration domine à Louviers et à Sedan dans la fabrica-
tion des draps classiques; on la retrouve en Normandie pour les
cotonnades ordinaires. Au contraire, la différenciation domine à
Elbeuf avec les draps de fantaisie, et à Roubaix avec les lai-
nages fantaisie.
Mais on peut envisager la chose à un autre point de vue,
celui du patronage de la population.
Les grands patrons de l'industrie ont à remplir, au point de
vue social, un rôle analogue à celui des gros cultivateurs dans
6
82 LES PATRONS HE L'iNDUSTRIE TEXTILE.
les campagnes. Ce sont eux qui assurent le progrès des mé-
thodes, en dépensant largent nécessaire pour essayer les inven-
tions nouvelles. Ce n'est que lorsque ces dernières ont prouvé
de façon évidente leur supériorité, que les petits patrons peu-
vent se risquer à changer leur outillage. Un pays qui n'est
composé que de patrons à petits moyens ne peut que pro-
gresser lentement, avec difficulté.
Toutefois, grand patron ne veut pas dire patron intégrateur.
Un grand patron spécialisé peut aussi bien assurer le progrès
des méthodes, et, de plus, il me semble mieux placé au point de
vue de la forme du patronage qui consiste à favoriser l'éléva-
tion des capables. L'un élève en absorbant, l'autre en sauve-
gardant l'autonomie.
Nous allons le montrer par un exemple concret, qui est peut-
être le signe d'une orientation nouvelle du patronage, spécia-
lement à Roubaix.
Le système Motte. — Cette méthode nouvelle a été inventée
par x\lfred Motte, de Roubaix, et pour mieux l'illustrer, nous
esquisserons l'histoire de la famille Motte qui, du reste, nous
donnera un bon spécimen du type patronal roubaisien.
Dans la première moitié du siècle dernier, Jean-Raptiste Motte,
associé à sa femme, Pauline Rrédart, était fdateur de coton à
Roubaix. A sa majorité, le fds aine, Louis, fut associé, mais en
1845, un incendie ayant détruit l'usine, une plus grande fila-
ture de 4-4.000 broches fut bâtie avec l'aide de Wattine-Rossut i,
sous la raison sociale Motte-Rossut.
Le second tils, Etienne, se lança dans je commerce des laines;
il fut tour à tour fabricant, filateur, négociant; ruiné vers 1870,
la famille le soutint et combla le déficit de ses affaires.
Mais passons à celui qui nous intéresse plus particulièrement,
Alfred, le troisième et dernier fils, né en 1827 et mort en 1887 ~.
1. Celte filature compte, depuis 186'2, 70.000 broches; bâtie au cœur même de la
ville de Roubaix en style « château-fort », elle semble être l'image de la puissance
patronale industrielle ayant remplacé celle des anciens seigneurs féodaux.
2. Molte-Brèdarleut en outre deux filles : Adèle, mariée à un négociant exporta-
teur, Dazin-Motte ; et Pauline, à un fabricant, M. A. Delfosse.
LA l'AMlLLK l'ATUONALE. 83
Celui-ci fit (les études complètes de Droit à la Faculté de Paris, et
il fut reçu licencié en 18V9. iMais l'industrie roubaisienne prenait
alors un essor trop marqué pour qu'il ne la préférât pas à toute
autre profession. Il avait de grands projets, et tenta de fonder
une série d'ateliers dont l'ensemble aurait réalisé un type d'in-
tégration industrielle parfaite comme ceux dont nous avons
parlé plus haut. Il échoua complètement, peut-être parce qu'il
n'avait pas été mis très jeune à l'atelier comme son frère aîné.
Par contre, il avait des vues plus larges, et c'est de sa ruine
que date l'invention de son nouveau système, en 1852.
Ce système consistait à fonder, peu à peu, toute une série d'u-
sines se complétant mutuellement, mais autonomes et tout à fait
indépendantes les unes des autres au point de vue commercial.
Pour chacune de ces entreprises, il fonderait une association
distincte avec un contremaître ayant fait ses preuves et qu'il
élèverait ainsi au patronat ; lui ne serait que le capitaliste, lais-
sant carte blanche à son associé : la seule porte de sortie qu'il se
réserverait serait la dissolution de l'association en cas d'une jDcrtc
d'au moins 50.000 francs constatée par l'inventaire semestriel.
On comprend toute l'ingéniosité du système.
En cas de réussite, il contribuait à l'élévation d'un homme
capable, mais peu fortuné, tout en assurant sa propre prospé-
rité. En cas de revers, il ne pouvait perdre plus de 50.000 francs.
Tel est le système qu'il réussit à réaliser après une longue
suite d'efforts persévérants.
Avec les bénéfices accumulés, il fondait une usine nouvelle.
Quelquefois, après avoir fondé une fabrique, elle passait an
bout de quelques années dans d'autres mains, mais ce n'était que
pour lui permettre d'en lancer plus facilement une autre. C'est
ainsi que la première entreprise fondée d'après le principe que
nous venons d'exposer, la filature de laineMotte et Dillies frères,
est devenue la maison Lepoutre.
Parfois aussi, son entreprise avait un caractère de solidarité
familiale. Nous allons en donner un exemple :
Nous avons vu qu'en 1870, l'un de ses frères, Etienne, était
complètement ruiné, mais que la famille avait entièrement dé-
84 LES PATRONS DE l'iNDUSTRIE TEXTILE.
sintéressé les créanciers. Alfred voulut faire mieux, et entreprit
de reconstituer une fabrique, grâce à laquelle Etienne pourrait
se refaire une situation et la transmettre à ses enfants.
Alfred Motte qui n'avait aucun capital disponible à ce mo-
ment-là, vendit les 2i22.000 francs qu'il possédait en fonds
d'État, trouva en outre à emprunter pour sept ans k h % une
somme de 700.000 francs. Il mit enfin la main sur un homme
pratique, M. Blanchot, qui consentit à s'associer avec lui pour
sept ans : ainsi fut fondée la filature de coton Motte et Blanchot.
Au bout de sept ans, l'affaire ayant prospéré, il la passa à son
frère Etienne, et depuis 1879, elle est devenue la maison Etienne
3Iotte fils.
Constamment sur la brèche, il s'ingéniait à implanter de nou-
velles industries, ne reculait devant aucun sacrifice, et était
au courant de tout ce qui se passait dans les pays concurrents.
Pour importer les méthodes anglaises de teinture, il embaucha
en 1855 un ingénieur anglais nommé Richardson à l'aide d'un
traitement élevé qui, avec le pourcentage sur les bénéfices,
pouvait monter à 30.000 francs par an. Quand l'usine fut en
bonne marche, il s'associa un contremaître et la teinturerie
devint ainsi, en 1868, la maison Motte et Meillassoux.
Voici, du reste, la liste des firmes fondées par Alfred Motte
selon son système :
Motte et Dillies frères (aujourd'hui maison Lepoutre) ;
Motte et Maillassoux, teinturerie en 1868 (agrandie et devenue,
en 1886, la maison Motte et Mille) ;
Motte et Legrand, filature de laigne peignée, en 1872 ;
Motte et Delescluse, atelier d'apprêt en 187i (^agrandie et de-
venue, en 1884, la maison Motte et Delescluse frères) ;
Motte, Lasserre et Bourgeois, tissage de drap, en 1874 ;
Motte et Blanchot, filature de coton, en 1877;
Motte et Meillassoux, peignage de laines fines, en 1879 ;
Les fils Alfred Motte, tissage de velours de coton, en
1885.
Alfred Motte est mort en 1887, mais son système a survécu.
D'autres maisons ont vu le jour depuis lors : Motle et Desbon-
LA KAMll.l.i: l'ATHONALE. 85
nets, Motte et Porris (teinturerie), Mathon et Dubrulle (tissage
de laines), etc.
Je ne sais pas si j'ai réussi à donner au lecteur l'impression que
ce système est plus fécond que celui de Fintégration absolue.
Il semble spécialement bien adapté au milieu roubaisien
actuel : il tient compte à la fois des sentiments familiaux dont
nous avons constaté la puissance, et de la souplesse nécessaire
aux organismes industriels modernes. La solidarité familiale est
moins rigide, mais tout aussi active et féconde, et moins dan-
gereuse peut-être. D'un autre côté, il a pour effet de contribuer
à la formation de self-made men, d'élever des gens capables au
patronat, de placer, en somme, comme disent les Anglais, the
ricjht man in the rig/it place.
Je suis persuadé, pour ma part, que ce système a été un des
facteurs puissants de l'expansion de l'industrie roubaisienne et
je pense, après les bons résultats obtenus, qu'il ne peut que
continuer à se répandre.
On pourrait le caractériser socialement, en disant que c'est
une déformation du système d'intégration dit à la fabrication
des lainages fantaisies et tissus mélangés, et cette déformation a
consisté à réaliser F intégration banqiiière plutôt que l'intégra-
tion industrielle .
LE PATRONAGE DE LA CLASSE PATRONALE
On sera peut-être étonné de lire ce titre. Dans la Science sociale,
il a été souvent question du patronage de la famille ouvrière, et
cela est naturel, la famille ouvrière étant celle qui a le plus
besoin d'être patronnée ; mais elle est loin d'être le seul
organisme à qui un patronage soit nécessaire.
Au contraire, on peut dire qu'il n'existe nulle part aucun
groupement qui ne doive être patronné d'une façon quelconque.
En apparence, le patron semble être tout à fait indépendant.
Il n'a pas, comme l'ouvrier, à obéir à un supérieur dans son tra-
vail journalier, mais il a quelquefois à subir le contrôle d'un
conseil d'administration ou d'un commanditaire ; il a, en tous cas,
à tenir compte des exigences de sa clientèle, parfois de ses créan-
ciers. Il a besoin du commerçant pour écouler ses produits, et
du banquier pour escompter ses effets.
L'indépendance plus étendue, dont le patron jouit à certains
égards, est compensée par les aléas plus grands auxquels sa
situation est soumise, et par les responsabilités qui lui in-
combent.
En étudiant la classe ouvrière, nous avons vu qu'elle était ca-
pable de se patronner elle-même en partie, mais qu'elle était
aussi obligée d'avoir recours à un patronage extérieur, et cela
nous a permis de porter un jugement sur le rang qu'elle occupe
dans la classification sociale.
LE l'ATHO.NAdi: DE LA CLASSE l'ATRONALE. 87
Le même phénomène se produit pour la classe patronale. En
laissant de côté les organismes à l'aide desquels les classes aisées
patronnent les ouvriers, nous étudierons donc :
1° Les manifestations du patronage par la corporation, c'est-
à-dire par des associations de patrons entre eux; ce sont les
syndicats;
2° Celles du patronage exercé par des patrons i-minents sur
les plus petits;
3" Le patronage exercé par des organismes extérieurs, Com-
merce ou Pouvoirs publics.
I. LE PATRONAGE AUTONOME PAR LES SYNDICATS.
Les syndicats patronaux dérivent des anciennes corporations
de mai très- ouvriers, de même que les syndicats ouvriers déri-
vent des anciennes corporations de compagnons.
Les syndicats patronaux poursuivent un but multiple. Ils
forment un organisme de défense :
1" Contre les revendications des ouvriers;
2° Contre les mauvais clients ;
3** Contre la domination des grands négociants.
Développons succinctement chacun de ces points.
La RÉSISTANCE AUX REVENDICATIONS OUVRIÈRES. NoUS aVOUS
vu que, sur la discussion du contrat de travail, les intérêts des
patrons et des ouvriers sont opposés. Les clauses de ce contrat
sont déterminées par le point d'équilibre entre les pressions
exercées de part et d'autre. Les syndicats ouvriers ont eu
pour résultat d'élever le taux des salaires, mais on comprend
qu'une élévation exagérée amènerait infailliblement la ruine de
l'industrie. Logiquement les patrons sont donc amenés à exer-
cer une force en sens inverse à celle exercée par les syndicats
ouvriers.
Voici, par exemple, le syndicat des fabricants de Roubaix-
l^ourcoing, qui existe depuis 1802. et dont l'un des buts est
88 LES PATRONS DE l'iNDUSTRIE TEXTILE.
d'aplanir les conflits par arbitrage, ou de les soutenir par
une indemnité. Quand une grève éclate chez l'un des membres
du syndicat, il explique son cas au comité de ce syndicat, et
signe d'avance un compromis par lequel il aliène sa liberté
et se soumet à la décision de ce comité. Si ce dernier approuve
la résistance aux revendications ouvrières, le syndicat versera
à l'intéressé une indemnité de 5 francs par métier et par jour
d'arrêt dus à la grève, et cela pendant une durée de trois se-
maines; après ce laps de temps, si la grève continue, l'in-
demnité va en augmentant jusqu'à un maximum de 10 francs
par métier et par jour. Au bout de quatre semaines toutefois, le
comité peut décider que la grève a tournure d'interdit. Dans
ce cas, les autres membres tissent pour le compte de leur
confrère, les pièces d'étoffes, dont celui-ci a la commande, et
qu'il s'est engagé à livrer.
L'assuranck mutuelle contre les »l\uvais clients. — Les
ventes des produits fabriqués, fils ou tissus, ne se réglant pas
au comptant, l'industriel court toujours le risque de ne pas
recevoir le prix de la marchandise livrée, soit parce que son
client est peu scrupuleux, soit parce qu'il est en mauvaises
affaires. C'est là l'un des plus grands aléas qui résultent des
rapports entre producteurs et acheteurs. Aussi, le syndicat
s'occupe de fournir des renseignements sur la solvabilité des
derniers, et il se charge de défendre les intérêts des premiers,
en cas de liquidation, moyennant une commission de li % s'ils
sont syndiqués, 3 % s'ils ne le sont pas.
La défense contre la domixation des grands négociants.
— Nous avons vu que la machine avait pour résultat l'éman-
cipation progressive des ateliers dans lesquels l'automatisme
joue un rôle prépondérant. Aussi les filateurs et les peigneurs
n'ont-ils pas ressenti le besoin de s'unir dans ce but. Il sem-
ble, au contraire, que beaucoup des fabricants auraient intérêt
à le faire. D'une part, les petits qui sont endettés envers les
négociants en tissus, devraient créer une banque de crédit qui
l.i; l'AlliONAl.i; UE I.A CLASSE l'AÏHONALK. 89
les émanciperait cVuiio façon définitive. D'autre part, pour les
fabricants-créateurs de Koubaix, une entente contre les maga-
sins de Nouveautés semble rtre, non pas simplement avanta-
geuse, mais d'utilité pressante. Mais ceci vaut que nous nous
y arrêtions un peu.
Les gros fabricants roubaisiens vivent de l'exploitation d'un
monopole dû A leur esprit d'invention, mais ce monopole leur
échappe en partie par suite des fuites qui se produisent cons-
tamment, fuites qui ont pour effet de mettre les échantillons
copiés dans les mains des gros négociants qui font alors faire le
travail à façon.
Un cartell, c'est-à-dire une entente entre toutes les maisons
créatrices, qui aurait pour but de ne remettre les échantillons
aux négociants qu'en leur interdisant le droit de les faire
copier, n'empêcherait pas les fuites. Seul un trust, ou absorp-
tion complète de toutes les firmes en une seule, pourrait le
faire. Ce qui s'oppose à la réalisation d'un tel trust, c'est sans
doute la forte cohésion de la famille roubaisienne, le souci
qu'ont les patrons de transmettre leur situation à leurs enfants.
Au surplus, il ne faut pas oublier que le véritable inventeur
est, non pas le fabricant lui-même, mais les dessinateurs en
tissus qui le servent.
Ce qui serait peut-être plus immédiatement réalisable, c'est
un syndicat de fabricants étroitement discipliné, ayant des
comptoirs de vente à Paris, et même à Tétrangei', à Londres,
dans le Levant, etc. Ce serait alors l'émancipation absolue de
l'industrie vis-à-vis du commerce; ce dernier deviendrait alors
ce qu'il doit être réellement, un auxiliaire de la production.
II. — LES PATRONS EMIXEXTS.
En racontant la vie d'Alfred Motte, nous avons montré ce
(|ue pouvait être le patronage d'un patron éminent, mais il
ne faudrait pas croire que ce grand industriel soit une excep-
tion dans nos cités flamandes. Un patronage analogue, plus ou
90 LES PATRONS DE l'iNDUSTRIE TEXTILE.
moins étendu, variant selon les circonstances, est exercé par
les patrons les plus importants, ou par ceux possédant le plus
d'initiative, sur les plus petits ou les plus routiniers. Il ne
s'agit pas ici, répétons-le, du patronage d'un chef d'industrie
sur ses salariés, mais de celui qu'il peut avoir sur un autre
chef d'industrie, et que l'on peut comparer à l'action d'un
grand cultivateur sur les petits qui l'environnent.
Il me semble que ce patronage peut avoir en vue les objets
suivants :
1" La recherche du progrès des méthodes:
2" L'émancipation de l'étranger ;
3" Le soutien financier.
Le progrès des méthodes. — Faible sous l'ancien régime,
il est devenu une condition vitale de l'industrie moderne, par
suite de la concurrence universelle qui a surgi avec le déve-
loppement des transports. C'est la marche en avant qui a rem-
placé la stagnation sur place ; or, comme tout le monde n'est
pas capable de marcher du même pas, des divergences se
sont accusées, une élite de pionniers s'est dégagée de la
masse, frayant la voie aux autres.
Quelquefois, il s'agit de la création même de méthodes nou-
velles, et de leur réalisation ; c'est ce que l'on pourrait appeler
un patronage au premier degré. Parfois, il ne s'agit que de la
transplantation des méthodes nouvelles créées à l'étranger;
c'est alors un patronage de second ordre.
Le premier genre, celui du patronage au premier degré,
s'est produit avec son maximum d'intensité en Angleterre au
moment des grandes transformations mécaniques qui ont en-
fanté le machinisme. Mais il est juste de dire que la Grande-
Bretagne n'a pas eu le monopole exclusif de cette espèce de
patronage. Pour nous borner à l'industrie textile, on peut citer
l'orientation nouvelle et originale qu'elle a du subir en France
vers la production des articles de fantaisies. Nous avons vu
que c'est à M. Bonjean, de Sedan, que revient l'honneur des
LE l'ATHuNACE DE LA CLASSE l'ATRONALK. 91
premières créations de draps de fantaisies, mais c'est à
M. Wibaux-Florin, de Houbaix ([ue revient l'invention des fan-
taisies mélangées laine-coton-soie, et l'on sait que c'est dans
ce domaine que l'orientation nouvelle de la fabrication était
susceptible de se développer. Mais, tant les liens sont étroits
entre les difterentes opérations, il fallait, pour cela, réaliser
le peisna,i;e mécanique des laines courtes de la Plata. C'est
un grand industriel anglais fixé à Croix-lez-Houbaix qui mena
ce progrès à bonne fin, après avoir dépensé un million dans
ce but.
On peut citer aussi les efïorts faits par M. Descats, de Lille, pour
améliorer les procédés de teinture et apprêt.
Il y a, avons-nous dit, un patronage du second degré consis-
tant en la transplantation d'industries créées à l'étranger. C'est
sous cette forme que l'industrie mécanique est apparue sur le
Continent. Aujourd'hui, pour importer une industrie nouvelle,
il suffit d'acheter l'outillage nécessaire dans les pays où cette in-
dustrie existe. Au début du machinisme, les difficultés étaient
beaucoup plus grandes à ce point de vue, car on sait que l'An-
gleterre prohibait à cette époque, sous peine de mort, l'expor-
tation des machines. Cette transplantation a pu se faire de deux
façons, soit par des indigènes copiant les machines ou les pro-
cédés anglais, soit par des Anglais venant s'établir dans le pays.
Comme exemples du premier genre, citons tous ceux qui se
rendirent en Grande-Bretagne, en déguisant leur personnalité,
et ramenant, au péril de leur vie, les secrets des nouvelles ma-
chines :
Liévin Bauwens, de Cand, important la mule-jenny à coton ;
Antoine Scrive, de Lille, important le métier à filer le lin.
Aujourd'hui, la chose se fait avec moins de périls, sinon
quant aux capitaux, au moins quant aux dangers physiques.
Voir plus haut, comment Alfred Motte, de Roubaix, fit venir un
Anglais pour créer une teinturerie genre anglais.
L'ÉMAXciPATiON T)K l'ktr.vn<;er. — Ce ncst pas tout d'implanter
92 LES PATRONS DE l'lNDUSTRIE TEXTILE.
une industrie nouvelle dans un pays, il est en outre désirable
qu'elle ne reste pas sous la sujétion de l'étranger quant à son
outillage ou à son approvisionnement.
Au point de vue de l'outillage, l'industrie textile anglaise est
certainement plus indépendante que celle du Continent, sur-
tout pour la filature. C'est, en effet, d'Angleterre que viennent la
plupart des métiers à filer K
Toutefois cette sujétion n'est pas très grave, car si, pour une
cause quelconque, il devenait impossible de se procurer des
métiers anglais, il serait facile de développer cette fabrication
en France, où elle existe déjà partiellement, du reste.
Il pourrait se faire pour les métiers ce qui s'est passé pour les
machines à vapeur, dont l'Angleterre avait, au début, le mono-
pole de la construction. Ce sont des Anglais eux-mêmes qui sont
venus installer sur le Continent les premiers ateliers de cons-
truction : Cockerill à Scraing (Belgique); Boyer à Lille, etc.
Plus grave nous apparaît la sujétion de la teinturerie ac-
tuelle vis-à-vis de l'Allemagne, parce que cette sujétion repose,
non sur une question de prix de revient comme la précédente,
mais sur la monopolisation de secrets de fabrication. On sait
que c'est en Allemagne que l'industrie chimique a fait le plus
de progrès, parce que c'est elle qui a le plus recours à des spé-
cialistes ayant à la fois Fesprit tourné vers les recherches scien-
tifiques minutieuses et vers leurs réalisations industrielles. C'est
dans ce pays que s'élaborent tous ces colorants nouveaux elles
recettes pratiques qui permettent de les fixer sur les matières
les plus diverses, et cela par la collaboration intime du labora-
toire et de l'usine. Par répercussion, ils exercent un patronage
réel sur la teinturerie française, mais un patronage dangereux.
Voici, en effet, comment les choses se passent à Theure ac-
tuelle. « Quand un produit nouveau a été inventé en Allemagne,
me dit un grand teinturier de Roubaix, non seulement des in-
dustriels de ce pays vous envoient des échantillons, mais un
Herr Doctor qui vient mettre au courant votre contremaître, et
1. 11 V a aussi à Mulhouse un centre importantde fabrication de métiers, quiiirend
de jour en jour plus d'importance.
LE PATRONAGK HK LA CLASSK l'ATKONALi:. 9o
qui reste chez vous tout le temps nécessaire à cet effet. Vous
n'avez plus ensuite qu'à employer, selon ses indications, les bou-
teilles et les boîtes qu'il vous laisse, et cela sans que vous ayez
besoin d'avoir un ingénieur chimiste. Aussi, à l'heure actuelle,
nous n'employons plus que les produits chimiques allemands. »
11 est inutile d'insister sur ce qui adviendrait de la teinturerie
française le jour où, pour une raison ou l'autre, les frontières
d'Outre-Rhin resteraient fermées. Ce n'est pas que nous doutions
de la science de nos chimistes, mais il s'agit ici de recettes scienti-
fîco-industrielles, et l'on peut juger du travail qu'il y aurait à
faire pour les retrouver.
Mais à côté de l'émancipation industrielle, il faut aussi envi-
sager l'émancipation commerciale. Par là, nous ne voulons pas
dire que l'industrie ne doive employer que des matières pre-
mières provenant du sol national et n'écouler ses produits que
dans son propre pays. Au contraire, pour qu'elle puisse prendre
toute son expansion, il faut qu'elle fasse appel aux productions
les plus variées, et qu'elle répande ses produits dans les contrées
les plus éloignées. Ce que nous voulons simplement dire, et ce
qui est important, c'est que, d'une part, elle ne soit pas obli-
gée de passer jjar l'intermédiaire de nations concurrentes,
qu'elle possède en un mot ses propres marchés de matières
brutes; et, d'autre part, quelle exporte à l'aide d'organismes
nationaux.
Pour ce qui est de l'approvisionnement des matières brutes,
nous avons vu que Roubaix dépend en partie du marché de
Londres pour les laines d'Australie, mais que cette ville a su
se créer son propre marché pour les laines de la Plata qui for-
ment pour elle la partie la plus importante de sa consommation.
Mais, pour cela, elle a dû s'émanciper du marché d'Anvers qui
monopolisait anciennement ce commerce.
Cela ne s'est pas fait sans elforts, et ici, ce sont les grandes firmes
qui disposent de capitaux considérables qui ont commencé
le mouvement. C'est la maison Desurmont, de Tourcoing, qui,
en 1867, fit les premières importations directes deBuenos-Ayrcs;
et c'est la maison Masurel fils, également de Tourcoing, qui
9i LES PATRONS DE l/lNnUSTRIE TEXTILE.
fonda en 1875, le premier comptoir d'achat à Baenos-Âyres, Cet
exemple a été suivi depuis lors, et aujourd'hui, le marché
lainier de Rouhaix-Tourcoing- est devenu l'un des plus grands
du monde.
Quant à l'exportation des tissus, nous savons qu'elle est entre
les mains des gros négociants parisiens et des grandes maisons
de confections.
Mais il est probable que les exportations de tissus pourraient
se développer, si les industriels fondaient eux-mêmes des comp-
toirs de vente à l'étranger. Malheureusement, ils se sont géné-
ralement contentés de représentants de hasard, souvent des
Allemands, qui, une fois en possession des échantillons, les fai-
saient copier par des industriels de leur pays. C'est ainsi que
ceux-ci ont supplanté les nôtres dans le commerce du Levant.
Un grand fabricant roubaisien me dit qu'il avait une fois livré
une commande à Singapoor, mais une seule, parce que cet article
est livré aujourd'hui et vendu par des contrefacteurs.
Nous pensons donc qu'il y aurait à créer des comptoirs de
vente, de même que l'on a créé des comptoirs d'achat. Cela est
plus difficile sans doute, parce qu'il faut établir des agences,
mais cela n'est pas impossible dans de nombreux pays.
Un organisme collectif de vente semble s'imposer, et pour
cela, nul besoin de trusts ou de cartells ; des représentants com-
muns dans les principaux centres suffiraient. Mais il faut se
hâter, car plus on laisse prendre de l'avance par les concurrents
et plus il est difficile de regagner le terrain perdu.
Le patronage financier. — Les patrons éminents jouent quel-
quefois le rôle de banquiers vis-à-vis des plus petits dans des
circonstance difficiles. On pourrait citer facilement tel ou tel fa-
bricant de Roubaix qui, en temps de crise aiguë et prolongée,
n'a pas sombré grâce au crédit qu'il trouvait auprès d'un plus
puissant.
Aux époques de prospérité, ce genre de crédit sert surtout à
susciter de nouvelles entreprises, et il en est ainsi depuis l'ori-
gine même des transformations mécaniqqes. C'est de cette façon
LE l'ATlUlNACE HE I,A CLASSE l'ATliONAI.E. [),)
que le passage a pu se faire de la fabrique collective au grand
atelier. En elïet, les premières filatures de coton ont été établies
par des négociants faisant tisser à la main, ([ui voulaient faire
eux-mêmes (au lieu de l'acheter en Angleterre) les tilés de coton
dont ils avaient besoin, on qui le faisaient fabriquer par des ou-
vriers qu'ils commanditaient.
Il semble, en tous cas, qu'au point de vue du patronage finan-
cier, l'industrie flamande se soit toujours suffit à elle-même.
L'autonomie est ici aussi complète que possible.
m. — LKS FORMES Dl CRÉDIT.
Nous venons de voir une première forme de crédit c[ui agit
dans les grandes occasions : établissement d'une nouvelle
usine ou crise grave. Nous avons constaté qu'elle provient, au
moins en partie, du patronage intelligent des patrons industriels
éminents. Anciennement, elle ne pouvait guère se faire que par
l'action des gros négociants, et c'est pourquoi la fabrication
était asservie au commerce.
A côté de ce crédit, relativement rare en somme, très inter-
mittent en tous cas, les industriels en ont besoin d'un autre, et
cela d'une façon plus périodiquement régulière. Il résulte de
l'accumulation saisonnière des stocks, due à l'écart de temps c[ui
sépare l'achat des matières brutes de la vente des produits
fabriqués.
Pour nous en rendre compte, il nous suffira de suivre chacune
des matières (coton, lin, laine) depuis le lieu et répoc[ue de
production jusqu'à ceux de leur utilisation.
Prenons d'abord le lin. C'est vers la fin de l'année que le fila-
teur conclut ses marchés avec les négociants en lins, et s'assure
des quantités cj^u'il prévoit lui être nécessaire. Il ne prend pas
livraison en une fois des matières qu'il a achetées, mais en quel-
ques mois cependant il est en possession de son stock. Au con-
traire, la vente de ses filés s'espace sur les douze mois de l'an-
née. Malgré le crédit de trois mois accordé par les négociants, on
conçoit que, pendant une première période, le lilateur voit ses
96 LES PATRONS DE L'INDUSTRIE TEXTILE.
débours surpasser ses encaissements. Cette immobilisation de
marchandises entraînerait une immobilisation fâcheuse du
capital si les banques locales n'intervenaient pour jouer le rôle
de régulateur, en accordant des crédits pendant la période
qui suit les achats à condition d'encaisser les rentrées de l'in-
dustriel : c'est ce qu'on appelle avoir un compte-courant en
banque. Grâce à ce procédé, le capital n'est pas surchargé
d'un fonds de roulement excessif, et le loyer de ce fonds de
roulement que l'industriel paie au banquier est inférieur à
celui qu'il devrait payer à un obligataire, car, à ce dernier, il
devrait payer l'intérêt tout le Ions de l'année, tandis qu'au ban-
quier, il ne paie en définitive que la difïérence entre les épo-
ques de découvert et celles de pléthore.
Pour le fabricant de toile ou de fils, la situation est inverse
de celle du filateur : ce n'est pas un stock de matières premières
qu'il est obligé de faire, mais un stock de produits fabriqués. Il
achète au fur et à mesure les filés dont il a besoin, tandis que la
toile et le fil à coudre ne s'écoulent pas d'une façon régulière,
on le conçoit aisément. Il semblerait à priori que les banques
dussent accorder des comptes-courants aux fabricants comme
aux filateurs; sans doute elles le font, mais d'une manière moins
étendue. Et cela s'explique : l'un a comme garantie un stock de
matières premièresnon transformées, toujours vendables par con-
séquent; l'autre a surtout un stock de produits fabriqués, finis ou
à peu près, qui ne peut servir qu'à des usages restreints et est
beaucoup plus difficilement placable. kw surplus, un stock de
toile ne s'évalue pas au kilogramme comme un stock de lin ; il faut
tenir compte d'une foule d'éléments, et un spécialiste seul peut
le faire. Ceci expliijue pourquoi le fabricant trouvera plus facile-
ment crédit auprès d'un spécialiste — c'est-à-dire le négociant
en toile, qui lui achètera son stock par anticipation, mais à prix
réduit, bien entendu. Le patronage du négociant est donc plus
onéreux que celui de la banque; en outre, il est plus dangereux,
puisqu'il tend à amener la sujétion, comme nous l'avons déjà dit.
C'est ce que l'on voit en temps de crise prolongée : on constate
alors que le nombre des fabricants travaillant à façon pour le
LE PATRONAGE DE I.A (XASSE PATRONALE. 97
oompto dos gros négociants augmente déplus en plus, assurant
ainsi la domination presque complète de ces derniers.
Pour la laine, la situation est bien différente, puisque les pei-
gnages et les filatures ne travaillent qu'à fa<;oii pour le compte
des fabricants : ce sont ces derniers qui doivent donc supportera
la fois l'immobilisation des stocks de matières premières et de
produits fabriqués. Et la situation est d'autant plus dangereuse
que l'on fait surtout les fantaisies qui n'ont de valeur marchande
que pendant une durée de six mois, et que les qualités de laines
achetées le sont en vue de tel ou tel tissu particulier. Il en ré-
sulte que le patronage des banques devient plus difficile. Pour-
tant, les fabricants peuvent emprunter sur warrant, en déposant
leur stock de laine non immédiatement utilisé, non dans leur
magasin privé, mais dans les stocks publics. Ce qui est à noter,
c'est que les fabricants n'ont pas recours à l'appui financier des
négociants, dont ils sont indépendants à ce point de vue. iMais les
petits fabricants dépendent souvent des négociants en laine et en
coton, qui leur font parfois de longs crédits pour finir par l'étran-
ger.
Pour le coton^ nous n'avons à envisager que la filature,
puisque le tissage des cotonnades n'existe pas en Flandre. Les
filatures de coton sont dans une situation analogue à celle des
filatures de lin, mais plus aisée parce qu'elles n'ont pas besoin
de faire des stocks aussi importants. Le marché du coton est
tellement abondant que l'on est presque certain de pouvoir tou-
jours s'en procurer à toute époque de l'année.
IV. — LA REGULARISATION DKS COURS ET LE MARCHE A TERME.
La nécessité pour certains industriels de faire des stocks n'a
pas seulement pour effet de les forcer à recourir au crédit pour
diminuer l'immobilisation des capitaux qu'elle suppose; elle a
un autre eflet peut-être plus grave, en tous cas plus soumis à
l'imprévu, qui est de l'exposer à subir des variations de cours.
Tel industriel qui a acheté la laine à i fr. 70 le kilogr. ne l'uti-
7
9<S LKS l'ATfiON^; nK r, INnUSTRIF. TEXTILE.
lise que quelques mois plus tard, à un moment où ses concurrents
pourront peut-être se la procurer à 1 fr. 60 ou 1 fr. 50, s'il y a
eu baisse. Il est vrai que l'inverse pourra se produire, mais l'in-
dustriel, on le conçoit, recherche plutôt les bénéfices stables
que des successions inattendues de pertes et de profits. Il en est
de même du reste du négociant en matières brutes ou fabriquées.
Seul le spéculateur peut avoir intérêt à l'insiabilité des cours,
parce qu'il vit des variations de ces derniers ; mais de même qu'un
brigand peut faire un bon gendarme, de même la spéculation
canalisée peut stabiliser les cours, et combattre le mal dont elle
vit : l'institution des marchés à terme n'a pas d'autre but.
Le marché à terme peut exister partout où il y a des stocks
importants de matières premières réunies sur un même point,
c'est-à-dire partout où il y a un grand marché. Ainsi il y a des
marchés à terme pour le coton à la Nouvelle-Orléans, à Liver-
pool, au Havre, etc. ; il y en a pour la laine à Londres, Anvers,
Roubaix; il pourrait y en avoir pour le lin à Belfast et à Lille.
Ces marchés à terme ont des effets semblables, qu'ils intéres-
sent des négociants ou des industriels : le premier cas est celui
du coton; le second celui de la laine. Il n'existe pas de marché
à terme sur le lin, saris doute parce que celte matière arrive sur
le marché, non pas à l'état entièrement brute, mais déjà en
partie transformée par le teillageet le rouissage, et aussi parce
que les variétés sont infinies et que les qualités de chaque type
ne restent pas semblables d'une année à l'autre. Plus une ma-
tière est uniforme et facilement classable en un petit nombre
de types fixes, et mieux elle se prête aux transactions du marché
à terme. C'est pourquoi le marché à terme est plus générale-
ment développé sur le coton que sur la laine.
Il sortirait du cadre de notre étude d'analyser à fond la ques-
tion des marchés à terme. Nous devons nous borner à donner
quelques indications sommaires à ce sujet.
Pour le coton, nous l'avons dit, le marché à terme se con-
tracte entre négociants exportateurs américains à la Nouvelle-
Orléans, où il opère sur les stock accumulés entre le moment
de la récolte et celui de l'expédition vers l'Europe; ou bien,
LE PATRONAGE DE LA CLASSE l'ATRONALE. 90
il se coni l'acte entre négociants importateurs européens à Li-
verpool ou au Havre, et dans oe cas il opère sur les cotons en
train de traverser l'Océan ou sur les stocks accumulés attendant
la vente définitive aux industriels.
Pour la laine, le marché à terme se contracte entre fabricants
roubaisiens. et opère sur les stocks accumulés entre l'époque
de l'importation et celui de l'utilisation. Le inarché à terme a
pour effet de garantir les détenteurs des stocks de matières pre-
mières contre les fluctuations des cours.
Le marché à terme opère comme un pari mutuel sur la
hausse ou la baisse possible des matières. 11 en résulte que,
si un détenteur de stock veut se prémunir contre la baisse, il
suffit qu'il parie pour la baisse : son pari lui rapportera préci-
sément la somme qu'il perdra sur la vente des marchandises.
Pour cela, il faut qu'il trouve une contre-partie, quelqu'un qui
croit à la hausse.
Celui-ci est un spéculateur, et l'on voit que son intervention
a pour but de protéger le précédent contre la baisse, mais en
enlevant à ce dernier le bénéfice qu'il aurait fait en cas de
hausse.
Ce n'est pas à dire que ces paris n'aient aucun inconvénient ' .
Quel est l'institution humaine qui n'en a pas? Ce qu'il faut voir,
c'est faire la balance des avantages et des inconvénients. Or,
il nous semble que les premiers l'emportent, puisque les com-
merçants et les industriels prudents en profitent constamment.
Reims qui n'a pas de marché à terme, a longtemps protesté
contre celui de Roubaix et lutté pour sa suppression. Cela
montre que Reims estimait qu'il était avantageux pour une
ville de posséder un marché à terme. Si le contraire était vrai,
elle aurait dû s'en réjouir.
I. Dans les moments d'effervescence, on voit même des gens complèlemeut étran-
gers au commerce delà laine se mettre à jouer; on voit des cabareliers, des petits
bouli(iuiers risquer leur chance ; les uns deviennent plus malheureux qu'avant, d'autres
acquièrent une prospérité passagère; seule, la minorité qui joint à la chance des
qualités solides, arrive;» s'élever délinilivemenl par ce moyen.
100 LES PATRO.NS DE l/lXDUSTRIE TEXTILE.
V. — LE PATRONAGE DES POUVOIRS PUBLICS.
Nous ferons la même constatation que nous avons faite en
parlant du patronage des Pouvoirs publics sur la classe ou-
vrière : l'État peut intervenir pour assurer le libre jeu des
forces sociales ou pour les modifier.
Les interventions du premier genre ont pour but d'assurer
l'exécution des contrats, ou de protéger la propriété et les per-
sonnes contre les fraudes, les violences, etc.
Quant à celles de la seconde espèce, l'école socialiste aime
à les grouper sous une rubrique spéciale : l'interventionisme.
Elle en note toutes les manifestations nouvelles, mais en oubliant
de noter celles qui disparaissent. Pourtant, pour faire un bilan
exact, il faut noter le Doit à côté de Y Avoir !
En réalité, les Pouvoirs publics ont toujours eu la prétention
de modifier le cours des événements. Ils ont échoué dans leurs
tentatives toutes les fois que les lois sociales naturelles leur
opposaient une barrière infranchissable, et Dieu sait si cela est
arrivé souvent! Ils ont quelquefois réussi, quand précisé-
ment ces lois laissaient un certain flottement possible. Et com-
bien de fois aussi les conséquences ont-elles été contraires à
celles que Ion se proposait !
Ce qui est vrai, c'est que l'action de l'Etat subit des chan-
gements de direction, ne s'opère plus de la même façon, et ceci
n'est qu'une résultante des changements qui se sont opérés dans
la vie privée : les Pouvoirs publics sont beaucoup plus une con-
séquence du milieu social, qu'une cause génératrice'.
En parlant de la classe ouvrière, nous avons noté que le ma-
chinisme avait permis une protection de plus en plus grande de
1. Ce qui esl vrai aussi, c'est que la puissance de l'Étal ne peut se développer que
l)roportioaneilenient à celle de la vie privée. En effet, l'Éiat n'a pas de moyens
d'existence autonomes ; ses receltes sont toujours prises sur celles des individus :
c'est un parasite (parfois utile) et non un créateur de richesses.
LE PATRONAGE DE LA CLASSE PATRONALE. 101
1 Ktai en faveur des parties les plus faibles de la, population : de
là l'éclosion de la législation dite ouvrière.
En revanche, ce même machinisme a amené la disparition
ou bien n'a pu prendre son essor qu'après la disparition des an-
ciennes entraves législatives qui empêchaient l'élévation des
capables. Que dirait-on aujourd'hui d'une loi qui empêcherait,
par exemple, les fabricants d'employer plus de cent ouvriers
dans le même atelier? Eh bien, sous l'Ancien régime, la loi
sanctionnait des règlements corporatifs comme ceux qui empê-
chaient à Lille un patron d'employer plus de six ouvriers !
Que dirait-on de l'État s'il s'avisait de forcer les fabricants à
tisser des étoti'es d'une grandeur déterminée?
On crierait au socialisme d'État! C'est pourtant ce que fit Col-
bert, et ce que l'on ne fait plus. Ce même Colbert fit plus de
150 règlements nouveaux sur le travail. Ce que nous disons du
xvu*" siècle peut se dire des temps plus anciens. Au Moyen Age,
les corporations, soutenues par les Pouvoirs publics locaux, li-
mitaient le nombre de compagnons, c'est-à-dire d'ouvriers, que
chaque maître pouvait employer; elles réglementaient les achats
de matière première, etc.
Voilà donc tout un terrain perdu par l'action des Pouvoirs
publics, et l'on ne peut que s'en féliciter, quoique cela ait eu
pour effet de permettre une inégalité plus grande par l'enlè-
vement des barrières qui étoutfaient l'essor des plus capables,
de ceux qui avaient le plus d'énergie, le plus d'initiative.
En compensation, les plus faibles étaient autrefois mieux pro-
tégés.
Mais ces changements ne sont pas dus à la loi : celle-ci n'a fait
que consacrer des nécessités qui s'imposaient par des modifica-
tions profondes survenues dans les conditions économiques et
sociales.
La législation douanière elle-même a subi des changements
notables puisque les douanes intérieures ont disparu.
Quant aux douanes extérieures, si elles ont été maintenues,
ce n'est pas par une action arbitraire du gouvernement; celui-ci
n'a l'ait que suivre les indications des intérêts privés.
102 LES PATRONS DE l'INDUSTRIE TEXTILE.
En réalité, rÉtat ne peut être un véritable patron de l'indus-
trie; ce qu'il peut faire, c'est de se mettre au service des intérêts
privés généraux de la nation, en agissant constamment de fa-
çon à faciliter l'action des particuliers. Les organismes publics
et privés ne sont pas forcément ennemis, comme on l'a trop sou-
vent cru; ils peuvent agir de concert, mais dans cet accord,
ce sont les premiers qui doivent se mettre au service des
seconds.
VI
CONCLUSIONS
Des constatations importantes semblent se dégager des pages
qui précèdent. L'une des plus remarquables est sans contredit
lémancipation progressive de l'industrie et des classes indus-
trielles des chaînes anciennes qui entravaient leur essor, et ceci
est dû en grande partie à la machine.
On a souvent fait un tableau idyllique des temps anciens, mais
si cet âge d'or a existé, il faut bien avouer qu'il était depuis long-
temps disparu lorsque le machinisme a surgi; en conséquence, il
ne semble pas que nous ayons à déplorer l'apparition de ce der-
nier. MM. de Rousiers et Arqué (mt constaté, l'un en Angleterre'
et l'autre en Allemagne-, ce (pie j'ai constaté moi-même en
Flandre : l'état misérable des ouvriers sous le régime de la fa-
brique collective. Ce que nous savons du régime économique
des pays encore peu influencés parle machinisme, l'Espagne et
la Russie par exemple, ne peut que confirmer notre assertion.
Le régime industriel ancieii ne favorisait pas V élévation de l'élite
par le métier : très rares étaient, dans la fabrication, les patrons
véritablement et entièrement patrons, quoiqu'en apparence il
y en eût beaucoup : la très grosse majorité n'étaient que des
patrons-ouvriers, et ces demi-patrons n'avaient même pas l'in-
dépendance économique qu'on leur suppose trop bénévole-
ment; ils étaient, au contraire, dominés parles négociants chefs
de fabriques collectives, envers lesquels ils étaient le plus souvent
endettés; c'est pourquoi on les a parfois qualifiés de patrons
indigents.
1. La question ouvrière en Angleterre.
2. Les Faiseurs de jouets de Nuremberg {Se. soc, 2* pér., i3^ facs.).
dOi LE? PATRONS DE L'iNDUSTPIE TEXTILE.
Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait eu aucune possibilité de s'élever
sous l'ancien régime ; on pouvait au contraire s'élever par le
commerce, mais il n'apparaît pas que l'on ait pu s'élever par la
fabricatioD. Or, nous le savons, un fossé profond sépare,
psychologiquement parlant, le fabricant du commerçant : les
qualités mentales sont autres. Aussi voyait-on de petits colpor-
teurs devenir gros négociants, mais les fabricants les plus ca-
pables dans leur métier demeuraient forcémejit confinés dans
leurs ateliers minuscules.
Aujourd'hui, l'on peut toujours s'élever par le commerce, mais,
en plus, on peut s'élever par la fabrication : les portes se sont
élargies de ce côté-là, et c'est un progrès.
Sans doute, les patrons sont plus rares, mais ce sont de véri-
tables patrons, non plus des patrons-ouvriers à faibles moyens;
sans doute, la plupart de ceux qui s'élèvent ne dépassent pas les
fonctions d'auxiliaires du patron, mais ces auxiliaires ne peuvent
plus (Hre qualifiés d'indigents ; ils semblent avoir perdu en li-
berté, parce qu'ils sont soumis, quant à leur travail, à une dis-
cipline plus grande, mais par contre ils ont des moyens d'exis-
tence plus élevés et plus réguliers, et par là ils prêtent moins
facilement le flanc à l'endettement envers leurs employeurs : ils
ont donc gagné en indépendance vis-à-vis de ceux-ci.
Ainsi, d'une part, discipline plus forte nécessaire; de l'autre,
indépendance possible plus étendue ; liberté moins grande dans
le travail, indépendance plus grande dans la vie.
Les liens qui unissent les employeurs et les employés devien-
nent plus forts, mais n'existent plus que sur les faits relatifs au
travail. Ainsi s'expliquent les résultats, contradictoires en appa-
rence, qu'ont pu attribuer à l'évolution industrielle moderne,
ceux qui n'envisageaient que l'un des côtés de la question.
Paul Descamps.
U Administrateur-Gérant : Léon Gangloff.
TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET C'"-'. — P,»R1S
MARS-AVRIL 1910
67 et 68« LIVRAISONS.
BULLETIN
DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
DE SCIENCE SOCIALE
StOUMAlRE : Nouveaux membres. — La réunion annuelle. — Les réunions mensuelles.
— Les cours de Science sociale. — Réunion du conseil de la Société de Science sociale. —
Le présent fascicule — Conférences de Foi et Vie. — Bibliographie. — Nouveaux livres.
NOUVEAUX MEMBRES
MM.
José Antonio Forinha Lucao, à Loanda
(Afrique occidentale i. présenté par M. Paul
de Rousiers.
Jean Bertiielot. ancien notaire, rue de
l'Aire. Saintes Charente-Inférieure), pré-
senté par M. Maurice Bures.
D' A. Fernando Rociia. professeur au
lycée de Vizeu (Portugal), présenté par
M. Conego Fructuosoda Costa.
Alexandre André, 20, rue d'Aguesseau,
Paris, présenté par M. de Rousiers.
Laurent, 8, avenue de Courbevoie,
Asnières (Seine), présenté par M. J. Du-
rieu.
LA RÉUNION ANNUELLE
La réunion annuelle des membres de la
Société, inler nationale de Science sociale
aura lieu du lundi 30 mai au jeudi 2 juin,
dans VHôtel de la Société de géographie.
boulevard Saint-Germain, 1*^4.
En voici le programme :
I. — Lundi 30 mai.
Séance d'ouverture à S h. 3 4 du soir. —
Pourquoi nous faisons de la Science so-
ciale 'le rôle et les limites de la science
sociale), par M. Paul de Rousiers.
II. — Le mardi 31 mai,
I. Réunion de travail à 9 heures du
matin. — L'Orientation parficnlarisfe de
la vie, par M. G. Malin.
II. Séance de l'après-midi à 3 heures.
— 1° Les deux groupements rationnels de
l'industrie : la fabrication sur commande
et la fabrication en stock, par M. J. Du-
rieu;
2' Les cultivateurs de la Flandre fran-
çaise, par M. Paul Descamps.
III. — Le mercredi l'^'" juin.
I. Réunion de travail à 1» heures du ma-
tin. — M. Paul Bureau : Son cours de
l'année et discussion des questioiis qu'il
soulève.
II. Séance de l'après-midi, à 3 heures.
— 1° Les types familiaux et la natalité,
par Philippe Champault.
2'- L'expansion de la race portugaise,
par M. Léon Poinsard.
IV. — Le jeudi 2 juin.
Réunion de travail à 9 heures du matin.
— M. Philippe Champault : Un projet de
classification des types familiaux (le l'ôle
de la montagne).
Dîner de clôture à 7 heures du soir, aux
salons du restaurant des Sociétés sa-
vantes, 8, rue Danton.
Remarque. — Les membres de la So-
ciété internationale de Science .sociale
2G
BULLETIN DE LA SOCTETb: INTERNATIONALE
sont instamment priés d'assister au diner
de clôture, qui leur permettra de se ren-
contrer en dehors des séances et d'entrer
en contact plus intime les uns avec les
autres. Chaque membre est autorisé à
amener un ou plusieurs invités.
De même que l'année dernière, nous
donnons ci-dessous, quelques indications
sur les communications qui seront faites
au cours de la réunion annuelle.
Les séances de travail.
Un projet de classification des tyi'es
FAMILIAUX. — M. Philippe Champault re-
prendra la question qu'il a traitée dans la
réunion annuelle de février, et dont on
trouvera le résumé dans le présent bul-
letin.
La LIBRE CONCURRENCE ET LE CONTRAT
DE TRAVAIL. — Sans qu'on veuille ici re-
chercher si le régime de la libre concur-
rence individuelle est un régime stable
et durable en tant qu'il s'applique aux
patrons et chefs d'industrie, du moins
l'histoire des institutions sociales semble
démontrer que ce système de la libre com-
pétition individuelle et isolée ne peut être
appliqué aux travailleurs manuels et aux
salariés pour régir leurs relations entre
eux et avec les employeurs. Le régime de
l'esclavage, plus tard celui des corpora-
tions, de nos jours l'effort vers une orga-
nisation syndicale, et, en tout cas, la né-
cessité sociale de cette organisation attes-
tent que le groupement des travailleurs
manuels estrequis pour modérer les excès
de la concurrence.
Comment, à défaut de ce groupement,
les ouvriers plus conscients de leur dignité
d'hommes ne pourraient jamais réussir à
améliorer les conditions de leur travail.
Quelles lois fixent le taux des salaires et
la durée de la journée de travail.
L'Orientation particulariste de la vie.
— M. G. Melin reprendra la question qu'il
a traitée dans le numéro de janvier
(05'" fasc), à savoir : l'Orientation parti-
culariste de la vie, en s'attachant particu-
lièrement aux points suivants :
1" En quoi consiste le particularisme;
quelle est son essence; à quels signes
peut-on le reconnaître avec certitude?
'.?" L'orientation volontaire d'une race
communautaire vers le particularisme est-
elle possible? Y a-t-il, à l'époque actuelle,
des peuples où elle soit en train de s'ac-
complir (l'Allemagne, par exemple)?
;>" Dans ce cas, quel est le rôle de l'ef-
fort volontaire?
4" Si cette orientation est possible, com-
ment la faire? Par où faut-il commencer?
Nota. — Les personnes qui, sous l'in-
fluence de la Science sociale, auraient
cherché à organiser leur vie personnelle
et familiale suivant la forme particula-
riste, sont instamment priées de vouloir
bien faire connaître, sur ces divers points,
le résultat de leurs réflexions et de leur
expérience.
Les séances de raprès-midi.
Les deux giîoupements rationnels de
l'industrie. — M. J. Durieu, à la suite de
son étude sur l'Ile de France, est arrivé
à cette conclusion que l'on doit classer les
fabrications en deux groupes : celles qui
se font sur commandes, et celles qui tra-
vaillent pour le stock. M. Durieu a traité
cette question dans son cours, dont on trou-
vera le résumé dans le présent Bulletin.
Les ciltivateurs de la Flandre fran-
çaise. — Dans son enquête sur la Flandre,
M. Descamps ne s'est pas borné à étudier
les types de l'industrie. Il exposera le
résultat de ses observations sur les culti-
vateurs de cette région, et fera ressortir
le rôle que peut avoir le développement
de cités industrielles sur l'état de l'agri-
culture dans les contrées environnantes.
Les types familiaux" et la natalité. —
Comme application de la nouvelle classi-
fication des types familiaux qu'il propose,
M. Champault montrera comment on peut
déterminer la loi de la natalité.
Les types familiaux se répartissent en
trois groupes au point de vue de la nata-
lité : le premier très favorable, parce que,
au point de vue des naissances, l'intérêt
DR SCIENCE SOCIALE.
27
(lu })t''i'o y est tout à fait dans le mOine
sens que la loi morale; le second iVanche-
ment défavorable, parce que l'intérêt du
père est en conflit avec la loi morale; le
troisième assez favorable parce qu'il y a
sympathie entre l'intérêt du père et la loi
morale. D'oîi cette conclusion que l'on
propose comme loi de la nnlalité : la na-
talité est florissante lorsque les enfants
rapportent au budget familial plus qu'ils
ne coûtent, ou à tout le moins quand ils
ne coûtent pas notablement plus qu'ils ne
rapportent.
Au-dessous de cette limite, la natalité
tend à baisser; dans les milieux à initia-
tive suffisamment développée, elle con-
serve cependant un niveau élevé ; mais
dans les milieux à formation passive, elle
descend rapidement à une ou deux nais-
sances, sauf les cas très méritoires où elle
se relève par soumission à la morale reli-
gieuse, et ceux très condamnables où elle
tombe à zéro sous la suggestion d'un
égoïsme sans mesure.
LES REUNIONS MENSUELLES
La prochaine réunion.
La réunion de mars ne pouvant avoir
lieu à cause des fêtes de Pâques, la pro-
chaine réunion sera celle du 29 avril /VU).
Comme d'habitude, elle se tiendra à l'hô-
tel des Sociétés savantes, rue Serpente,
28, à 8 heures trois quarts du soir.
La communication sera faite par
M. P. de Rousiers sur le rôle de l'élite dans
les temps modernes.
Compte rendu de la séance de février.
M. Philippe Ciiampault propose une
nouvelle classification des types de famil-
les, en se basant sur les observations qu'il
a pu faire en Lombardie.
L'étude démonstrative de M. Champault
devant paraître très prochainement dans
la Revue, nous ne développerons pas ici
son argumentation, n'indiquant (jue les
faits les plus essentiels.
Des deux fonctions qui sont la raison
d'être de la l'auiille (procréation, éduca-
tion) la plus importante et partant la plus
caractéristique est l'éducation. En consé-
quence, on groupera les types familiaux
des genres les plus élevés d'après leur
valeur éducatrice (dans l'ordre naturel);
et on les répartira en trois classes. De
cette valeur, on prendra, soit comme
terme synonyme, soit comme critérium
principal, la formation de la capacité, ou
de l'aptitude à réussir ; et comme crité-
rium secondaire, l'aptitude à l'émigration
isolée, manifestation la plus apparente de
l'aptitude à réussir.
Dans la classe des Communautaires,
c'est-à-dire de ceux qui sont formés à so-
lutionner les difficultés de la vie, non par
eux-mêmes, mais par le recours à une col-
lectivité-providence (famille, clan, État),
se rangent les Communautaires patriar-
caux (grsinde steppe asiatique), les Commu-
nautaires post-patriarcaux (Europe orien-
tale et centrale, partie des pays latins et
celtes et même de la France), et les Com-
munautaires en simple ménage (partie des
pays latins et celtes, la presque totalité
de la France), avec un type dérivé de ces
derniers, les Postcommunautaires, se re-
levant par certaines tendances particula-
ristes sous la poussée de la lutte pour la
vie.
Dans la classe des Quasi-p'ARTicula-
RisTEs, c'est-à-dire de ceux qui sont formés
à solutionner les difficultés de la vie par
eux-mêmes dans beaucoup de cas. mais
ne peuvent dans d'autres se dispenser du
recours à une collectivité (famille ou grou-
pements avec un but spécial), se placent
les Quasi-par licularistes en mënaç/es mul-
tiples, les Quasi-particularistes à héritier
associé et les Quasi-particularistes en
simple ménage (trois types se partageant
presque tous les pays de montagnes de
l'Europe), avec différents types dérivés :
en territoire vacant (Basques), et en ter-
ritoire occupé, avec ou sans droit d'aînesse
(nombreuses régions sous-jacentes aux
montagnes).
Dans la classe des Particul.\ristes.
c'est-à-dire de ceux qui sont aptes à solu-
tionner par leurs propres forces à peu
^28
BULLETIN DS LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
près toutes les difficultés de la vie, sauf
à organiser des groupements actifs à buts
spécialisés dans les sociétés très compli-
quées, se placent les Particularistes à hé-
ritier associé (Norvège), et les Particula-
ristes en simple ménage (Pays anglo-
saxons), avec ou sans droit d'aînesse. Le
Canada en présente un type dérivé très
curieux avec héritier associé, et le N.-O.
de l'Europe plusieurs autres avec ou sans
droit d'aînesse.
La plaine culturale a continué le type
communautaire importé de la steppe,
tandis que la montagne a créé, par les
contraintes qu'elle impose à la culture,
les types quasi-particularistes, regardés
jusqu'ici à tort comme quasi-communau-
taires, et aussi le type particulariste dû,
non pas au fjord, mais à la culture en
pentes raides dans un système monta-
gneux où l'immersion supprime la vallée.
Ce dernier type se perpétue par la vie
intense dans le home, sorte d'émigration
à l'intérieur qui rend facile toutes les émi-
grations.
Cette vie intime indépendante à la-
quelle on s'attache plus qu'à tout, se
retrouve, avec de réelles analogies, dans
la culture en montagne ordinaire, et c'est
pourquoi elle y engendre le quasi-parli-
cularisme.
C'est surtout par l'aptitude à l'émigra-
tion que cette unité du rôle de la monta-
gne s'est manifestée à M. Champault, et
c'est pour lui une raison de plus de croire
à l'utilité de ce critérium secondaire.
Les termes nouveaux qu'il indique lui
paraissent s'expliquer d'eux-mêmes; et
la réunion, dans une même classe, de gen-
res en ménages multiples et en simple
ménage ne saurait être contestée, une fois
admis le critérium par la valeur éduca-
trice; la différence qui sépare ces genres,
devient en effet secondaire.
En terminant, M. Champault montre
comment le tableau de sa classification
par la valeur éducatrice permet en même
temps de formuler la loi de la natalité
qu'il se propose de démontrer dans une
des séances du Congrès. La classification
proposée est ainsi représentative des deux
grandes fonctions de la famille procréa-
tion et éducation) et c'est une raison de
plus pour croire à sa valeur.
M. J. DuRiEU, se basant sur ses observa-
tions personnelles en Espagne, se déclare
complètement d'accord avec M. Cham-
pault.
M. Olphk-Galliard, sans contester le
rôle de la montagne, ni l'importance du
phénomène de l'émigration, pense que la
classification devrait être surtout basée
sur l'aptitude à former une société. Les
peuples particularistes ont de plus en
plus recours à l'action collective, et il en
est ainsi de toutes les sociétés qui vont en
se compliquant.
M. Champault ne nie pas que les peu-
ples particularistes n'aient souvent re-
cours à l'action collective, mais il faut dis-
tinguer entre la collectivité-providence
et l'action concertée d'individus capables.
M. Blanchon pense qu'il n'y a pas de
contradictions entre l'aptitude à se tirer
d'affaires et l'aptitude à agir de concert
quand les circonstances l'exigent.
M. BuRE.\u, sans se prononcer sur la
valeur de la classification proposée, dit
que la science ne doit jamais parler de
supériorité d'un type sur un autre. Nous
ne devrions jamais dire, en tant que sa-
vants, qu'un type est préférable à un
autre.
M. Bailhache pense au contraire que la
science a le droit déjuger, et par consé-
quent d'établir une hiérarchie dans les
espèces.
M. Ciia.mpault explique que, par type
préférable, il n'entend pas le type qui
représente ses sympathies personnelles,
mais celui qui réalise le concept de fa-
mille et les fonctions essentielles de la
famille.
M. Bureau affirme que toutes les classifi-
cations sont artificielles et que tous les
critères sont arbitraires.
M. de Bousiers dit que l'on peut pren-
dre plusieurs critères de classement, et
que le meilleur est celui qui fait avancer
la science, mais on ne doit pas dire qu'un
type social est préférable à un autre d'une
façon absolue. Dans la steppe, le type pa-
triarcal est préférable au type particula-
riste, car ce dernier ne peut y vivre. La
UE SCIKNCK SOCIALE.
29
science ne doit pas avoir d'autre objet que
de dégager les rapports nécessaires enire
les choses.
M. IsAMBEKT ra})pelle que, dans les
sciences naturelles, on classe les animaux
et les plantes dans l'ordre où ils possè
dent des, organes déplus en plus différen-
ciés, et, par conséquent, de mieux en
mieux adaptés aux fonctions qu'ils ont à
^emplir. Si l'on n'admet pas une hiérar-
chie, on aboutit à la négation de toute clas-
sification.
M. Descamps appuie ce que .M. Isam-
bert vient de dire. Il faut, en effet, distin-
guer entre les sciences : celles qui ont
pour objet l'étude des êtres inanimés ne
parlent pas de supériorité d'une espèce
sur l'autre; au contraire, celles qui étudient
les êtres animés (zoologie et botanique)
classent en allant des espèces inférieures
vers les espèces supérieures, suivant le
critère indiqué par M. Isambert. La science
sociale doit être rangée dans cette dernière
catégorie de sciences, et doit, par consé-
quent, classer les espèces en allant des
lypes inférieurs vers les types supérieurs.
M. de RousiERS, avant de clôturer la
séance, fait une dernière critique de l'ex-
posé de M. Champault, qui a parlé de la
valeur éducatrice médiocre de la famille
patriarcale. Au contraire, M. de Rousiers
croit que cette valeur éducatrice est consi-
dérable, car il faut que les individus aient
une discipline très grande pour vivre
dans les communautés patriarcales. De
plus, l'expansion des peuples nomades a
été considérable à certaines époques, sous
forme d'invasions.
LES COURS DE SCIENCE SOCIALE
Voici le programme détaillé et revisé du
cours que M. J. Durieu professe au Col-
lège libre des sciences sociales :
Types des métiers de fahrication doux
l' Ile de France.
1'° Leçon (25janvier 1910j. — Connnent
l'industrie moderne dérive du régime de
travail inauguré par la féodalité.
2'' Leçon (2 février 1910). — Le servage
féodal a donné normalement le travail
manuel libre vX provoqué la création de la
fabrique collective qui est l'origi ne du
mouvement indu.striel moderne. — Véri-
fication de cette hypothèse par l'observa
tion des divers ateliers actuels de fabri-
cation. Types simples : La fabrication
ménagère chez les pasteurs nomades; la
fabrication des artisans dans un village
nègre. C'est le groupement sédentaire qui
fait passer les hommes de l'une à l'autre
forme d'atelier.
3*^ Leçon (15 février 1910). — Élude mo-
nographique de la fabrication au village et à
la ville. La fabrication dans un village de
300 habitants de la campagne française. —
Le forgeron. Le charpentier. — Le
menuisier. — Le cordonnier. —Le tailleur.
— Le maçon. — Le fournier. — Le meu-
nier. — Conclusion : Us se cantonnent
presque exclusivement dans la fabrication
sur commande.
La fabrication dans une petite ville de
8.000 habitants dans la banlieue parisienne.
On y constate deux groupes distincts de
fabrication sur commande :
1° Industrie du bâtiment. — Étude mo-
nographique de la maçonnerie — de la
charpenterie — de la serrurerie — de la
menuiserie — de la plomberie — de la
fumisterie — de la peinture et vitrerie.
2" Industrie de la réparation d'objets
usagés et de la fabrication d'objets neufs
exclusivement sur commande. — Etude mo-
nographique de : l'horloger en chambre
— du petit menuisier — du marchand de
cycles — du maréchal ferrant — du char-
ron — du cordonnier — du bourrelier —
du tailleur.
4" Le( ON (22 février 1910). - Etude mo-
nographique de la fabrication sur com-
mande à Paris. Mêmes divisions de la fa-
brication sur commande.
1° Étude de cette fabrication par compa-
raison avec les groupes similaires de la
banlieue.
2" Quelques types nouveaux créés par
la grande agglomération :
Fabrique de boulons sur commande —
fai)rique de meubles de luxe sur com-
mande, etc..
5*^ Leçon l*^"" mars 1910). — Les deux
30
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
groupements rationnels de l'industrie sont :
La fabrication sur commande et la fabrica-
tion e7i slocL
1" De la comparaison du village nègre
— du petit village français — de la petite
ville et de la capitale il résulte que toute
agglomération humaine présente une réu-
nion d'artisans semblables.
La grande agglomération ne diffère de
la petite que par plus de division du tra-
vail. Quant à la grandeur des ateliers, elle
parait dépendre surtout de l'importance
moyenne des commandes.
2° Dans les sociétés compliquées l'in-
dustrie se montre divisée en deux groupes
nettement séparés : a) la fabrication d'ob-
jets sur commande ; b) la fabrication d'ob-
jets en stock.
Différences profondes que présentent
ces deux groupes au point de vue : de l'ob-
jet du travail — des aléas de la direction
— du régime des chômages — de l'outil-
lage — de l'opération — de l'organisation
de l'atelier et surtout des capitaux indis-
pensables à son établissement — du per-
sonnel — des relations des ouvriers
entre eux : anciennes sociétés de compa-
gnonnages et syndicats modernes ; enfin ses
relations avec le commerce et avec la
clientèle.
6e Leçon (8 mars 1910). — La fabrica-
tion d'objets en stock et ses deux variétés :
a) Fabrique collective; b) Fabrique en
orand atelier.
Étude monographique de quelques fabri-
ques collectives. Le « sweating System »,
causes et remèdes — groupement des ou-
vriers dans le mode d'existence.
7'= Leçon (15 mars 1910). — Étude mo-
nographique de quelques usines moder-
nes en grand atelier.
L'usine de stock ne s'élève pas néces-
sairement dans la grande agglomération
urbaine ; ses trois principaux pôles d'at-
traction sont : 1° le lieu d'existence de la
main-d'œuvre ou de la force motrice; 2° le
lieu de production de la matière première ;
3" le grand marclié commercial.
8'' Leçon (22 mars 1910). — Interréac-
tions des devx groupes de fabrication sur
commande et en stock avec tous les aiitres
phénomènes sociaux.
Analyse et comparaison au point de ve
social de la fabrication d'objets sur com-
mande et de celle d'objets en stoc\. —
Types sociaux qui en résultent.
Lutte séculaire entre ces deux groupes:
victoires successives de la fabrication en
stock. Coïncidence entre la naissance de
la fabrication en stock des automobiles
américaines et la crise actuelle de cette
industrie en France.
Conclusion : Les profondes différences
sociales qui existent entre la fabrication
sur commande et la fabrication en stock
permettent de penser que chacun de ces
deux groupes réclame une législation spé-
ciale.
RÉUNION DU CONSEIL DE LA SOCIÉTÉ
DE SCIENCE SOCIALE
Le Conseil de la Société internationale
de Science .sociale s'est réuni le 11 fé-
vrier 1910, à 9 heures du soir, au siège so-
cial, 56, rue Jacob, sous la présidence de
M. Paul de Rousiers. Étaient présents :
MM. Paul Bureau, vice-président; M. Fir-
min-Didot, trésorier, l'abbé H. Hemmer;
Joseph Durieu, secrétaire de la Société ;
Paul Descamps, secrétaire de la Revue.
Excusés: MM. R. Pinot, G. Melin, A. Dau-
prat, G. d'Azambuja, R. Dufresne, Ch. de
Calan, Ph. Champault, V. Muller, J. Périer
etL. Poinsard.
Le Conseil a d'abord examiné et ap-
prouvé les comptes de l'exercice 1909, qui
lui ont été présentés par M. Maurice Fir-
min-Didot, trésorier.
Le Conseil a ensuite décidé d'envoyer
les missions d'étude suivantes pendant
l'année 1910 : M. P. Roux, dans l'Itahemé
ridionale; M. L. Arqué, en Norvège;
M. Marty, en Suède; M. P. Vanuxem con-
tinuera ses études sur l'industrie du tulle
à Calais.
Comme d'habitude, une somme de
500 francs est mise à la disposition de
l'un des élèves du cours de M. P. Bureau
pour accomplir une mission dans un pays
déterminé.
M. Paul Descamps abandonnera momen-
DE SCIENCE SOCIALE.
31
tanément sou enquête sur les pays de
France. Grâce à la générosité de S. A. le
Prince Sabaheddine, il pourra, cette année,
se consacrer à une étude sur l'Angleterre.
Le Conseil a ensuite arrêté la date du
Congrès annuel delà Science sociale pour
l'année 1910, qui, à cause des élections,
aura lieu un peu plus tard que d'habitude.
11 s'ouvrira le lundi 30 mai et prendra fin
le jeudi 2 juin.
LE PRESENT FASCICULE
Nous avons annoncé, en son temps,
l'importante enquête sur le Portugal en-
treprise l'année dernière sous la direction
de M. L. Poinsard, dont tous nos lecteurs
connaissent les travaux. Ce pays, si inté-
ressant à tant d'égards, a été fouillé en
tous sens, et de ce labeur est sorti un
volumineux travail, dont nous présentons
aujourd'hui la première partie à nos lec-
teurs.
Afin de ne pas couper cette partie, qui
forme un ensemble bien compact, nous
la faisons paraître sous forme de double
fascicule, ce que sans doute nos lecteurs
pardonneront aisément, étant donné le
grand intérêt que présente cette étude.
CONFERENCES DE FOI ET VIE
On nous prie d'annoncer les confé-
rences suivantes qui auront lieu, à T)
heures, à la salle de la Société d'encoura-
gement pour l'Industrie, 44, rue de Rennes,
à Paris.
10 avril. — L'entente entre les hommes
religieux, par P. Doumergue.
14 avril. — Le Pragmatisme au point de
vue moral et religieux, par V. Delbos.
17 et 21 avril. — Où finit le Moyen Age
el où commencent les Temps modernes.
par E. Doumergue.
24 avril. — Une expérience d'art social
à Genève, par A. de Mornier. — Le Chant
et r Enfant (exécution de chants), i)ar
Dalcroze.
3 mai. — La Morale et la Heligion, par
E. Boutroux.
Nota. — Un droit d'entrée de G fr. 30 est
perçu pour les séances d'étude, à la porte
de la salle.
BIBLIOGRAPHIE
L'apprentissage et renseignement
technique, par M. Fernand Dubief, an-
cien ministre , vice-président de la
Chambre des députés. Giard et Brière.
édit. 1910. Un vol. 6 francs.
Le nom de l'ancien ministre du com-
merce et de l'industrie est garant de la
compétence avec laquelle sont examinées
les questions traitées dans cet ouvrage.
Dans une première partie, l'auteur passe
rapidement en revue l'historique de notre
législation sur l'apprentissage et quelques-
unes des conditions qui président actuel-
lement à sa disparition. Dans les deux
suivantes, il décrit les diverses institutions
d'enseignement professionnel existant en
France et à l'étranger. Si l'on ne par-
tage par la confiance de l'auteur dans l'ef-
ficacité des écoles techniques pour le relè-
vement de l'apprentissage, on reconnaîtra
du moins à cet ouvrage le mérite de la
documentation, qui le rend indispensable
à tous ceux qui étudient cette question
complexe.
G. Olphe-Galliahd.
La conduite de la vie, par R. W.
Emerson. Traduction de M.Dugard. Ar-
mand Colin, édit. 1909. Un vol.3 fr. 50.
La conduite de la vie est avant tout un
problème individuel, dont la solution est
essentiellement personnelle à chaque inté-
ressé, sans qu'il puisse compter sur un
guide qui le préserve des faux pas. Mais la
conscience individuelle peut être plus ou
moins éclairée, plus ou moins forte, et la so-
lution qu'elle donne à ce problème se res-
sent directement de son propre état. Dans
ce travail de développement et d'éduca
tion de la conscience, rien ne vaut le
contact avec d'autres consciences élevées
;i^2
BULLETIN DR LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
dont la lumière intérieure rayonne et illu-
mine tout ce qui les approche. Tel est le
fruit que retire l'esprit incliné vers le pro-
grès intérieur, de la lecture d'un livre
comme celui-ci. La première conquête de
la conscience qui veut arriver à se recon-
naître elle-même est de se savoir libre:
mais n'y a-t-il pas une monstrueuse ironie
à parler de liberté en face du jeu formi-
dable des forces aveui^les et inconscientes
qui nous enserrent de toutes parts'/ Non,
répond Emerson, car « le Destin implique
ramélioration. Aucun exposé de l'Univers
ne peut avoir de justesse, s'il n'admet pas
cet effort ascendant... Derrière chaque
individu se ferme le règne de l'organisme:
devant lui s'ouvre la liberté — le Meilleur,
le Mieux... Toute perception nouvelle,
l'amour et l'admiration que l'homme
arrache à ses semblables, sont des preuves
de son passage de la fatalité à la liberté.
La libération du vouloir des gaines et en-
traves de l'organisme que l'homme a dé-
passé, voilà le but et la tendance du
monde ». C'est par la liberté que l'être
vivant progresse et se développe. « La vie
est liberté — la vie est en raison directe
de la somme de liberté. » Notre destinée
n'est du reste que ce que nous la faisons :
« L'homme s'imagine que son destin lui
est étranger, parce que le bien est caché.
Mais l'àme contient l'événement qui doit
lui arriver, car l'événement n'est que l'ex-
tériorisation de ses pensées, et ce que
nous nous demandons à nous-mêmes,
nous l'obtenons toujours. » Le mieux ne
dépend pas du hasard, mais de notre éner-
gie personnelle. Et cette force que nous
mettons en œuvre pour lalteindre n'est
point celle qui s'exerce contre notre pro-
chain : c'est celle qui s'attache à la stricte
observance des lois intellectuelles et mo-
rales qui régissent le progrès de l'univers.
Elle est latente dans toute vie intense,
car une telle vie est toujours conforme,
en définitive et malgré ses excès acciden-
tels, aux lois de l'rmivers; elle n'est autre
que la faculté d'adaptation à ces lois.
« Si vous avancez avec mélhode, il est
aussi facile de tourner des ancres de fer
que de tresser de la paille, de faire bouillir
du granit que de faire bouillir de l'eau. Par-
toutoù il y a insuccès, il y a irréflexion, quel
que croyance superstitieuse à la chance
quelque oubli de détail que la Nature
ne pardonne jamais. » C'est cette faculté
d'adaptation, d'utilisation des instruments
de progi^ès que la nature met à notre dis-
position, qui fait les races fortes; « avec
leur habitude de penser que tout individu
doit veiller à soi-même, et s'en prendre à
lui s'il ne maintient ou n'améliore pas sa
position sociale, les Anglais sont tranquilles
et prospères » . La richesse n'e.st, dans une
telle conception, qu'un « moyen de s'assi-
miler la nature », un instrument d'éléva-
tion et de progrès.
Pour qui envisage les choses avec cette
méthode, l'optimisme sera la règle aussi
bien dans le domaine moral que dans le
domaine physique. Les opinions importent
peu ; elles peuvent changer ou disparaître
dans tous les remous de l'anarchie intel-
lectuelle, l'équilibre se rétablira de lui-
même en vertu des lois de la vie. « Nous
sommes nés croyants. L'homme produit
des croyances, comme l'arbre porte des
fruits. » C'est nous qui construisons nos
idées, qui créons des images qui nous ca-
chent la réalité ; elles ne sont toutes que
des illusions, où la seule réalité qui ne
puisse nous décevoir est leur ascension
vers une conception de plus en plus pure
et élevée. C'est par notre obéissance aux
lois morales que nous nous rapprochons
de la vérité : « Les visions des justes sont
justes... Quand nous violons les lois, nous
perdons contact avec la réalité centrale, »
Tout n'est qu'illusions et fantasmagorie,
en ce monde, hormis l'appel de la divinité
qui nous sollicite et nous attire.
Ces quelques traits épars ne donnent
qu'un pâle reflet de l'inspiration noble et
généreuse du livre d'Emerson. La leçon
d'énergie, de liberté et d'optimisme que
donne celte lecture vient à son heure dans
notre société dont les ressorts semblent
usés par le doute et le pessimisme, et où le
besoin d'un tel aliment de vie se fait telle-
ment sentir. On ne peut que conseiller
vivement une lecture aussi saine en même
temps que conforme au véritable esprit
scientifique.
G. Olpiie-Galli.\rd.
DE SCIENCi: SOCIALE.
33
Les conséquences économiques et so-
ciales de la prochaine guerre, par
Bernard Serriiiny. V. Giard et E. Brière,
édit. 1909. Un vol. in-8", 10 francs.
In sujet dun intérêt aussi poignant et
aussi actuel devait, sous peine de n'être
qu'un tissu de phrases vides et sonores,
être traité à l'aide de la métliode scienti-
tique la plus rigoureuse : prédire l'avenir
n'est possible qu'à la condition de s'ap-
puyer sur les leçons du passé; et encore
l'observateur le plus consciencieux hési-
tera-t-il à prononcer une conclusion géné-
rale, tant il laisse d'inconnues dans le pro-
blème. M. Bernard Serrigny a su triompher
de la façon la plus heureuse d'une difficulté
aussi considérable. C'est en s'appuyant
exclusivement sur les résultats des guerres
franco-allemande et russo-japonaise, qu'il
examine successivement ce que devien-
nent, pendant une guerre européenne, les
habitants, les transports, le crédit, les
finances publiques, le commerce et l'in-
dustrie, et enfin les nations non parties
au conflit. Chercheur infatigable, d'une
documentation inépuisable, il ne laisse
dans l'ombre aucun des recoins de ces di-
verses branches de la vie des peuples, et
nous voyons défiler devant nos yeux toutes
les conséquences de la guerre de 1870
sur la situation des deux peuples voisins.
Cette partie de l'ouvrage est naturellement
de beaucoup la plus importante, puisque,
dans la pensée de l'auteur, la prochaine
guerre est celle qui mettra de nouveau
aux prises l'Allemagne et la France. Les
conséquences de celle-ci sont sobrement
déduites de l'analyse des faits, en tenant
compte des conditions différentes des deux
situations, ou de celles tenant à des fac-
teurs sur lesquels aucune donnée certaine
ne saurait être établie : cette réserve est
toute à la louange de l'auteur, puisqu'elle
montre le caractère à la fois consciencieux
de son observation et scientifique do sa
méthode.
Deux questions, dont la portée dans le
droit des gens moderne n'échappera à
personne, celles des conséquences écono-
miques d'une annexion et d'une indemnité
de guerre, sont ici traitées d'une façon
décisive. iM. Serrigny nous apprend quel-
les causes, tenant à l'organisation des
transports et à Ja situation commerciale
qui en ré.sulte, contribuent à interdire la
conquête entre les nations dont il s'agit,
sous peine de perturbations économiques
aussi graves pour les vainqueurs que pour
les vaincus. L'imposition d'un tribut, lors-
que son montant dépasse les frais de la
guerre, n'est pas moins préjudiciable, et
il faut savoir gré à l'auteur d'avoir réfuté
le sophisme si souvent répété de l'enrichis-
sement de l'Allemagne, grâce aux cinq
milliards.
On voit par ces quelques indications
trop brèves quel est l'intérêt puissant de
ce livre, dont la lecture est aussi attachante
qu'instructive. Quelles que soient les pro-
positions de détail sur lesquelles on peut
différer d'opinion avec l'auteur, on ne
peut qu'être d'accord avec lui lorsqu'il
conclut que les calamités que la prochaine
guerre entraînera avec elle commandent
d'en réserver l'éventualité pour le moment
où elle sera amenée, non plus par de fri-
voles motifs d'amour-propre, mais par une
nécessité vitale, et que la revanche de-
vrait obligatoirement être suivie d'une
suppression des armements actuels.
G. Olphe-Galli.\ru.
Vers l'Organisation professionnelle
par M. Eugène Duthoit, professeur d'Eco-
nomie politique à l'Université catholique
de Lille. Paris, Lecoffre, 1910: 325 pages
in-B".
Tout le monde a entendu parler des Se-
maines sociales inaugurées il y a quelques
années par un groupe de publicistes et de
professeurs catholiques sociaux, et qui ont
successivement groupé en plusieurs gran-
des villes de France un auditoire déjeunes
hommes, laïcs et prêtres, désireux à la fois
de mieux connaître la réalité sociale et de
mieux agir. Parmi les professeurs qui,
chaque année, donnent des leçons pen-
dant la Semaine sociale, aucun n'est plus
apprécié que l'éminent professeur d'Éco-
nomie politique à la Faculté catholique de
Lille : sa connaissance supérieure des
M
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
phénomènes économiques le garantit en
effet contre les systèmes à priori, et, d'autre
part, son sens chrétien et démocratique
lui montre toutes les lacunes de notre mé-
canisme moderne de production des ri-
chesses. Aussi doit-on se féliciter que
M. Duthoit ait réuni en un volume les le-
çons qu'il a professées depuis 1905 dans
les Semaines sociales de France, et dans
lesquelles, à propos de quelques questions
délimitées d'Économie sociale, il a montré
comment la société actuelle évolue d'an-
née en année vers V Organisation pro-
fessionnelle, réagissant ainsi « contre Ter-
reur du législateur qui, dans le monde
de la production, a érigé l'individualisme
comme régime, et le principe de la liberté
des conventions comme unique régulateur
des relations entre les agents humains et
la production ».
Mais ce n'est pas seulement à un point
de vue descriptif, mais à un point de vue
normatif que s'est placé l'auteur. U Intro-
duction nous en avertit, en même temps
qu'elle expose les principes de l'Ecole .so-
ciale catholique. — Elle contient un long
débat où M. Duthoit conteste à l'Économie
politique la possibilité de rester amorale,
dès qu'elle prétend chercher des solutions
des problèmes sociaux. L'objet de cette
discipline sera l'étude des rapports hu-
mains qui se forment en vue de l'utilisa-
tion du domaine terrestre. L'économiste
devra envisager ces rapports successi-
vement des trois points de vue sui-
vants :
1" Leur valeur morale : sont-ils confor-
mes à la justice ? — dont les hommes peu-
vent bien avoir un vague instinct, — mais
dont la vraie notion nous est donnée par
l'Église, qui en est la gardienne providen-
tielle, qui tantôt ordonne, et tantôt se con-
tente déconseiller;
2'^ Les influences diverses, physiques,
psychologiques, qui conditionnent ces rap-
ports ;
3» Les moyens d'obtenir, non pas tou-
jours le maximum, mais le plus souvent
l'optimum de la production.
La méthode déductive prévaut dans
Fexamen fondamental de la moralité des
rapports sociaux; l'observation et l'induc-
tion permettent l'étude des deux derniers
points de vue.
Tel est l'esprit qui anime les économis-
tes du mouvement catholique social. Ce
mouvement, loin d'être en marge de la
hiérarchie, se réclame de l'autorité de
l'Église : il n'est pas une nouveauté, ni un
simple moyen de politique électorale, mais
il vise à réaliser dans le monde la doc-
trine sociale traditionnelle du catholi-
cisme : r « autonomie de la personne
humaine » est déclarée par lui une erreur.
Les trois grandes sodalités : famille, pro-
fession, cité, sont naturelles et non pas
contractuelles. — Les agents humains sont
d'une égale dignité; l'homme doit satis-
faire à la loi du travail, et à cette condition,
il a droit à la vie sous toutes ses formes,
— et en particulier il conserve le droit de
l'auteur sur le produit de son travail.
A la lumière de ces principes, M. Du-
thoit met en évidence la nécessité de la
Protection légale des travailleurs et de
la réglementation du Travail féminin
dans l'industrie, il affirme que le con-
trat de salariat est un contrat de société
d'un caractère tout spécial, dans lequel le
salarié engage toute sa personne et doit
par conséquent recevoir de quoi soutenir
l'existence de sa famille. — Le chômage
est étudié, dans ses causes, dans les re-
mèdes qu'on a proposés à ce fléau social.
Le fait et le droit syndical sont minu-
tieusement analysés : l'auteur montre
comment le cadre légal du syndicat à ca-
ractère purement contractuel éclate au-
jourd'hui. La notion d'un « droit collectif »
de la « profession » se fait jour. — C'est
un retour à l'Organisation professionnelle.
Celle-ci une fois réalisée, V organisation
politique pourrait s'adapter au nouveau
régime économique et social: et c'e.st par
l'exposé d'une constitution dans laquelle
les conseils représentatifs de la profession
éliraient, d'une part, le chef de l'État, et,
de l'autre, un Sénat professionnel parallèle
à une Chambre politique, que M. Duthoit
termine son ouvrage.
Les observations et les faits abondent
dans ces intéressantes leçons : nous per-
mettra-t-on une remarque, qui prouvera
combien il faut être prudent dans l'aftir-
DK SCIENCE SOCIALE.
3o
mation des faits ; sur la foi de M'"" H. J.
Brunhes, M. Duthoit indique, parmi les
femmes victimes de maladies industrielles,
celles qui sont employées à la confection
des cigares. — Nous pouvons affirmer que
des enquêtes médicales très minutieuses
n'ont révélé, dans le personnel des Manu-
factures de tabacs de l'Etat, l'existence
d'aucune maladie professionnelle.
^
Vanuxem.
égions et Pays de France, par Jo-
seph Fèvre et Henri Hauser. — 1 vol.
in-S" avec 147 cartes et gravures dans
le texte. Félix Alcan, éditeur. Paris.
1909.
Ainsi qu'ils le disent eux-mêmes dès la
première ligne de leur avant-propos, « les
auteurs de ce livre n'ont pas prétendu faire
œuvre originale ». S"inspirant surtout des
travaux de M. Vidal de la Blache et de ses
collaborateurs, ils ont essayé simplement
de donner en 500 pages une idée claire et
précise des régions diverses qui forment
notre pays.
Les lecteurs de la Science sociale retrou-
veront dans ce livre un certain nombre de
conclusions qui leur sont familières. C'est
d'abord que la seule division naturelle de
la France est celle en « pays », et que la
connaissance de ces pays est à la base de
toute étude géographique sérieuse. C'est
aussi que « la distinction des pays entre
eux repose en premier lieu sur la valeur
agricole des divers terroirs... qui n'est elle-
même que le reflet de la nature géologi-
que du sous-sol, qui détermine à son tour,
combinée avec le climat, le caractère des
eaux courantes, les modes d'habitation,
les occupations des habitants ».
L'importance du Lieu est donc nette-
ment mise en lumière par MM. Fèvre et
Hauser, et aussi les relations de cause à
effet qui unissent le lieu et le travail, ces
deux éléments fondamentaux du milieu
social.
De même, la Science sociale ii dit et ré-
pété maintes fois que si l'étude des pays
— de ceux-là bien entendu dont le lieu
continue à accuser l'existence, et qui ne
sont pas seulement le souvenir attardé de
quelque ancienne division historique ou
administrative — est primordiale, il faut
pourtant ne pas s'en tenir là, et remonter
au groupement régional, caractérisé par
des similitudes dans le travail dominant
et dans la formation sociale de la race.
Nous retrouvons dans l'ouvrage de
MM. Fèvre et Hauser une idée analogue en
ce sens qu'ils voient bien la nécessité « de
grouper ensemble ceux des pays qui pré-
sentent des ressemblances », sous peine de
« fragmenter sans mesure l'étude de la
France, et de courir le risque de faire dis-
paraître l'indispensable notion des rapports
généraux ». Mais — et c'est là un exemple
très net de la différence de but scienti-
fique qui sépare la Science sociale de la
géographie humaine, différence qu'accuse
la diversité des méthodes employées —
les principes, qui chez MM. Fèvre et Hau-
ser président au groupement des pays en
régions, ne sont pas les mêmes que ceux
mis en avant dans cette Revue. Ce sont
des faits surtout géologiques ou géogra-
phiques qui déterminent ces écrivains,
et cela est parfaitement naturel puisqu'ils
sont géographes; pour la Science sociale,
ce sont des faits surtout d'ordre social.
Un exemple fera mieux saisir cette dif-
férence. MM. Fèvre et Hauser, en raison
de différences de constitution géologique,
scindent en deux la Normandie : la partie
orientale rentre dans le Bassin parisien,
l'occidentale dans les confins de la Bre-
tagne. Nous croyons au contraire que les
pays de l'ancienne Normandie présentent,
grâce surtout à l'existence d'un même tra-
vail dominant, la culture herbagère, une
formation sociale trop semblable, et par
suite une unité assez forte, pour qu'il
vaille mieux ne pas les séparer. Il y a cer-
tainement, au point de vue social, plus de
ressemblance entre un Normand du Co-
tentin et un Normand du pays d'Auge qu'il
n'en existe entre ce même Normand du
Pays d'Auge et un habitant de la Beauce
onde la Champagne.
La Science sociale, en tant ([u'elle se
livre à des études géographiques, ne so
confond donc pas avec la géographie hu
maine ; les deux sciences restent distinc
tes, ([uoique connexes et ayant entre elles
36
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
des rapports aussifréquentsqu'étroits. Elles
ne peuvent donc que ifagner mutuelle-
ment à s'appuyer l'une sur l'autre ; et, ;'i
ce sujet, nous regrettons que MM. Fèvre
et Hauserparaissent ignorer complètement
les travaux publiés par la Science sociale.
Leur volume n'en reste pas moins un
bon ouvrage de vulgarisation, se lisant
sans peine parce qu'il est clair, exempt
de sécheresse, et appuyé de cartes et de
gravures bien choisies.
.1. Bailhache.
L'Amérique de Demain, par l'abbé Félix
Klein. Paris, Plon-Nourrit et C'", 1910;
320 pages.
Je suis bien en retard pour signaler
l'œuvre nouvelle de M. l'abbé Klein à la-
quelle de grands organes quotidiens de
l'opinion ont déjà consacré des articles
particulièrement élogieux, et je me le re-
procherais, si V Amérique de Demain n'é-
tait qu'une de ces œuvres d'actualité toute
fugitive qu'il faut lire et commenter au
moment précis où les esprits se préparent
oublier l'événement qui les a tant inté-
ressés pendant quelques heures. Mais les
ecteurs délicats qui, depuis bientôt vingt
années, suivent les ouvrages de cet ami
des belles-lettres et des pensées modernes
et progressives savent que cet écrivain est
aussi de ceux qui creusent laborieusement
leur sillon. Depuis les temps héroïques de
l'Église et le siècle, de la Vie du P. Hecker,
l'abbé Klein n'a cessé de penser que la
meilleure manière d'élucider les problèmes
sociaux et religieux qui agitent notre* vieux
pays «était de chercher à connaître, jusque
dans ses détails vivants et vécus, la solu-
tion que leur donne l'audacieuse initiative
de la jeune, démocratie d'outre-mer; il
aime à porter simultanément son regard
sur les hommes et les institutions des deux
continents, parce qu'il sait que l'expérience
du plus jeune ])ourrait profiter à celui
qui a le périlleux honneur d'avoir un long
passé.
Deux livres auxquels le public fit en leur
temps le meilleur accueil : Au pays de la
Vie intense et La découverte du vieux monde
par un étudiant de Chicago, nous ont déjà
associés naguère aux réflexions que ces
comparaisons et ces rapprochements sug-
gèrent à ce studieux touriste : l'Amérir/ue
de Demainnons invite à poursuivre notre
enquête au cours d'un second voyage de
quatre mois dans l'Ouest américain et sur
le Pacifique, .le ne puis ici résumer ces
chapitres où le charme du style alerte
semble ajouter encore à la souplesse de
ces esprits américains toujours si enclins
à suivre la vie en toutes sesmanifestations
nouvelles. Soit qu'on nous conduise « payer »
une nouvelle visite aux personnes et aux
lieux déjà connus depuis le premier voyage,
- et c'est le cas de Chicago et de son uni-
versité, de Peoria et de son grand évèque,
Mgr Spalding, de Saint-Paul, dont le nom est
inséparable du vaillant archevêque du Min-
nesota, Mgr Ireland, — soit que notre guide
nous entraîne vers des régions inexplorées,
vers San Francisco, l'Ouest américain et
Seattle, l'intérêt est toujours aussi vif : le
même art sait toujours associer l'observa-
tion technique et précise qui instruit au
détail pittoresque, qui tient en haleine
notre curiosité plus vulgaire. Une femme
spirituelle me disait un jour qu'elle n'avait
d'esprit qu'au-dessus de 1.300 mètres d'al-
titude et que cette constatation la détermi-
nait chaque année à faire un long voyage
dans la montagne : M. l'abbé Klein a de
l'esprit toujours, sur les bords du Paci-
fique comme sur les rives de la Seine, à
Seattle comme à Christiania.
Me permettra-t-il cependant de ne pas
partager le jugement qu'il porte sur la
gravité prochaine du conflit américano-ja-
ponais? A l'époque où il entreprenait son
second voyage, la question se rangeait
volontiers parmi les plus brûlantes de la
politique internationale, et on comprend
(jue les citoyens de la Californie, du Was-
hington et de rOrégon fussent passable-
ment échauffés sur ce problème jaune: Le
Board of éducation de San-Francisco ve-
nait, l'année précédente, d'ordonner l'en-
voi de « tous les enfants chinois, japonais ou
coréens à l'école orientale publique » afin
de (' ne pas exposer les enfants américains
au contact des élèves de race mongole »,
et cette mesure si offensante n'était que le
prélude d'autres plus vexatoires encore.
DE SCIENCE SOCIALE.
;î7
De pareils; procédés ne témoignent guère
d'un désir de bonne amitié, et, ce qui est
plus grave, les raisons du conflit sont pro-
fondes et irréductibles : concurrence éco-
nomique, tempéraments inassimilables,
couleur de la peau, rivalité internationale,
etc. Toutefois je ne puis croire que cette
question des jaunes soit le plus grave pro-
blème de l'Amérique de Demain. II existe,
en effet, des questions qui ont l'heureux
privilège de se résoudre d'elles-mêmes,
parce que des forces puissantes promeu-
vent inévitablement dans une même di-
rection la solution que tout le monde sou-
haite. Qui donc peut croire sérieusement
qu'un peuple qui comptera bientôt cent
millions d'habitants hésite jamais à
prendre les mesures nécessaires pour la
sauvegarde de son standard ofli/e, de son
idéal de vie économique, civique et morale.
Le Japonais est inassimilable et la sous-
concurrence de son travail à vil prix at-
teint dans ses œuvres vives toute la cons-
truction sociale américaine; indubitable-
ment la démocratie d'outre-mer prendra
(les mesures de défense et le Japon devra
s'incliner, car il ne peut ni en droit, ni en
équité prétendre ruiner, par l'immigration
de ses enfants, toute une économie sociale
constituée au prix de tant d'efforts.
Dira t-on que le Japon, humilié d'un trai
tement si ingénieux, déclarera la guerre?
En quoi ce recours à la force pourrait-il
être une solution? Ses hommes d'État ap-
prendront de plus en plus à connaître ce
que peut être le sentiment patriotique en
ce pays des Washington et des Abraham
Lincoln et la leçon profitera. Je sais qu'une
revue américaine considérait récemment
comme une éventualité possible la des-
cente d'une armée japonaise sur la côte du
Pacifique : il est toujours bon de tenir en
haleine, au moyen d'articles de revues, la
vigilance patriotique d'un peuple: mais,
sans être prophète, on peut garantir aux
Japonais que, devant une telle menace,
huit millions d'hommes intrépides et réso-
lus se lèveraient en quelques jours pour
aller montrer aux téméraires qu'ils ont eu
tort de les traiter comme des Russes.
Et puis est-on bien assuré de la valeur
sociale si grande de ce peuple japonais ?
Qu'on y prenne garde, son facile triômplie
remporté sur les Russes pourraitbien être
autre chose qu'une vérification nouvelle
d'une loi sociale connue et qui pourrait se
formuler ainsi : lorsqu'un peuple, solide-
ment encadré dans ses institutions tradi •
tionnelles, trouve en son sein une élite
capable de diriger une transformation ra-
pide des moyens et des méthodes de tra-
vail, il se produit comme une surabon-
dance soudaine de prospérité et de force.
Mais si l'ensemble de la nation n'est pas
préparé à cette évolution et n'a point
l'aptitude à constituer les groupements
nouveaux qu'elle requiert, cette prospérité
risque beaucoup d'être superficielle et
éphémère. Je n'oserais dire qu'il en sera
ainsi pour le Japon, mais il est permis de
croire que ce pays traversera bientôt des
crises intérieures qui diminueront beau-
coup sa force d'expansion. Naguère on ai-
mait à répéter que l'Europe ne pouvait
soutenir la concurrence des jaunes et on
multipliait les plus noires prédictions :
aujourd'hui ce spectre s'est éloigné. On
peut croire que les Américains ne seront
pas plus menacés que nous. Le Japon a
peut-être un mission asiatique à remplir ;
s'il s'y confine, il accomplira une œuvre in-
téressante, mais il ne doit pas oublier que
la Doctrine de Monroë lui sera non moins
appliquée qu'aux concurrents du « vieux
})ays •» d'Europe.
Il ne semble donc pas que le vrai pro-
blème que doive résoudre l' Amérique de
Demain soit un problème de l'ordre inter-
national ; c'est plutôt un problème de vie
intense, à la fois social et moral. Aux
États-Unis comme ailleurs, ce qu'on pour-
rait appeler « le service de la vie morale »
subit une crise grave : l'égoïsme se déve-
loppe et le besoin de jouissance est plus
ardent. Au delà d'une certaine limite, ces
éléments spécifiquement anarchiques et
destructeurs de la vie sociale font co'urir
à une société un danger suprême. Le pré-
sident Roosevelt et son successeur M. Taft
ne l'ignorent pas. Croyons avec eux que
les forces génératrices de dévouement, de
générosité, de discipline l'emporteront sur
les autres, et, en tout cas. pour devenir
nous-mêmes plus clairvoyants, suivons
38
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
avec rattention qu'elle mérite la rencontre
de ces forces morales au sein d'une démo-
cratie. Aucun spectacle n'est plus gran-
diose et c'est parce que chacune des pages
du beau livre de M. l'abbé Klein nous re-
trace quelque épisode de cette grande ac-
tion qu'il convient de louer l'auteur et de
signaler son œuvre.
Je ne dis rien du charme et de l'élé-
gance de la forme : on les escompte
comme une chose due et naturelle, sous
la plume de cet écrivain. Si celui-ci était
cardinal ou même archevêque, l'Académie
française aurait moins de peine à trou-
ver un successeur au fauteuil du cardinal
Mathieu. Mais chacun sait que l'Académie
qui aime les belles-lettres a aussi d'autres
amours, et parfois il apparaît que le pre-
mier n'est pas le plus fort.
Paul Bureau.
Saint Augustin. Les Confessions.
Traduction d'Arnauld d'Andilly. Intro-
duction et notes par Victor Giraud,
professeur à l'Université de Fribourg.
Bloud et C>, édit. 1910. Un vol. de la
Collection Science et Religion. Prix :
1 fr. 20.
Pour tous les esprits que le problème
religieux préoccupe, une question d'une
importance sans égale est celle de savoir
comment l'àme se laisse gagner à la
croyance, quels sont les mobiles de la foi
et par quels arguments elle peut se com-
muniquer à autrui. En vue d'arriver à
cette démonstration, rien ne vaut l'obser-
vation de ce qui se passe dans la réalité
vivante d'une âme qui est arrivée à pos-
séder cette foi à la suite d'un travail de la
raison et de la conscience, a Les faits
vrais, dit excellemment M. Giraud, seuls
nous semblent probants, et seul le contact
d'une âme individuelle nous repose des
théories et des syllogismes. A défaut d'une
expérience personnelle, le simple récit
des circonstances d'une conversion nous
en apprendra plus sur la nature de la foi
que les plus lumineux raisonnements re-
latifs à la croyance religieuse. » Parmi les
expériences de ce genre, il en est peu
sans doute qui conviendraient mieux aux
esj)rits du vingtième siècle que celle de
saint Augustin. Professeur d'éloquence,
imbu de philosophie antique, sectateur
passionné du culte de la raison, lui aussi
éprouvait un penchant naturel à envisager
le problème religieux d'un point de vue
trop exclusivement intellectuel : le pre-
mier résultat d'une telle conception fut
pour lui d'adhérer à des doctrines destruc-
tives de la vie religieuse; le second fut de
douter de tout. La véritable conversion de
saint Augustin a été celle qui suivit la
substitution de la volonté à la raison,
comme objectif au travers duquel il cher-
chait Dieu; « car non seulement y aller,
mais même y arriver, n'est autre chose
que d'y vouloir aller ; mais le vouloir for-
tement et pleinement, et non pas tourner
de côté et d'autre une volonté malade et
languissante ». Alors seulement il com-
prend le sens profond et l'élévation morale
des Ecritures, parce qu'il y trouve un ali-
ment pour sa conscience, tandis qu'il en
dédaignait la simplicité à l'époque où il
« dédaignait d'être petit -i. Le problème
ainsi résolu par saint Augustin est donc
celui qui se pose pour un très grand nom-
bre de nos contemporains, et une telle
publication est d'une réelle actualité.
Ajoutons que par le choix d'une des meil
leures traductions, celle d'Arnauld d'An-
dilly, du xvH'' siècle, par la suppression
de certains développements, M. Victor
Giraud a fait des confessions un livre à la
fois de morale et de littérature qu'il serait
à souhaiter de voir entre toutes les mains.
G. Uli'HE-Galliard.
Les Orientations syndicales, par Victor
Diligent. Un vol. in-16. 3 francs, Bloud
et C''- édit. (Etudes de morale et de so-
ciologie).
Un ne saurait attribuer trop d'impor-
tance à l'évolution qui se produit sous nos
yeux dans le syndicalisme français : pour
les ouvriers syndiqués, c'est une ère
d'émancipation et de progrès qui s'ouvre ;
pour la masse des travailleurs, c'est la
révélation d'une solution possible à l'amé-
lioration de leur sort; pour les classes
bourgeoises, c'en est une autre du carac-
DE SCIENCE SOCIALE.
39
triT véritable, profondément Eavorable au
maintien de l'ordre social, d'une institu-
tion à laquelle elles étaient jusciu'ici hos-
tiles. On ne ne peut donc accueillir qu'avec
un extrême empressement une étude sur
les phases et les directions de ce mouve-
ment. I\I. V. Diligent a analysé celles-ci
avec soin dans les deuxième et troisième
parties de son livre, et nous donne un
exposé sérieusement documenté des di-
verses théories qui paraissent les synthé-
tiser; on y trouvera notamment un résumé
.substantiel des idées syndicales de Wal-
deck-Rousseau, des théories des catho-
liques sociaux et de celles des syndica-
listes révolutionnaires. A ce titre, cet ou-
vrage rendra les plus grands services à
tous ceux qui s'intéressent à ces questions.
Le mérite de cette partie de l'ouvrage fera
toutefois regretter que l'analyse des faits
eux-mêmes n'ait pas donné lieu à des dé-
veloppements au moins équivalents : leur
importance est capitale, car elle seule per-
met de reconnaître les causes, la nature
et le sens de ces << orientations », et c'est
sans doute faute de s'y être arrêté suffi-
samment que les conclusions de l'auteur
sur l'avenir du syndicalisme manquent un
peu de précision et de fermeté. Cette
lacune eût été évitée par lui s'il avait
recouru, moins pour y puiser des docu-
ments que pour s'inspirer de leur mé-
thode et de leurs conclusions, aux ouvrages
de MM. de Rousiers et Bureau, qu'il con-
naît et cite fréquemment dans une pre-
mière partie consacrée à l'organisation
syndicale en général. En faisant abstrac-
tion de cette première partie et de la der-
nière, on peut considérer le livre de
M. Diligent comme une contribution pré-
cieuse à l'histoire du syndicalisme fran-
çais.
G. Olpiie-Galliari).
Le travail des femmes à domicile.
par le comte d'Haussonville, de l'Aca-
démie française. Un vol. in-16. Prix :
0 fr. GO. BJoud et C''', édit. Collection
Science et Religion.
Cette substantielle et intéressante bro-
chure contient, à l'usage du grand \)a-
blîc aussi bien que des professionnels, le
fruit d'une compétence notoire dans les
questions du travail féminin. Dans ces
02 pages, M. d'Haussonville a résumé avec
précision et clarté l'état du problème tel
qu'il se pose en France pour les ouvrières
de l'aiguille : la documentation relative
aux faits comme aux ouvrages sur la ma-
tière, ne fait pas négliger les discussions
théoriques ni les aperçus profonds. Les
divers remèdes proposés pour la solution
de ce problème si complexe sont succes-
sivement examinés, et si cet examen
n'aboutit à aucune conclusion explicite,
c'est que cette conclusion, d'ordre surtout
moral, se dégage de tout l'ensemble de
l'enquête. Cette étude, dirigée sans parti
pris et à la seule lumière des faits, cons-
titue donc le meilleur exposé d'une ques-
tion qui doit intéresser aujourd'hui aussi
bien les consommateurs et les sociologues
que les travailleurs et le Parlement.
G. Oli'he-Galu.vrd.
LIVRES REÇUS
Les Orientations syndicales, par Victor
Diligent (Bloud et C^^ édit., 1910). Un vol.
3 francs.
Le Travail des femmes à domicile, par
le comte d'Haussonville, de l'Académie
française et de l'Académie des Sciences
morales et politiques (Bloud et C'", édit.,
1909). Broch.
Saint Augustin. Les Confessions. Tra-
duction d'Arnauld d'Andilly. Introduction
et notes par Victor Giraud, professeur à
l'Université de Fribourg (Bloud et C'^jéàit.,
1910). Un vol.
Cours de doctrine et de pratirjue sociale.'^,
6*^ session (Bordeaux, 1909). 1 vol. (J. Ga-
balda. édit., 90, rue Bonaparte, Paris, et
Emmanuel Vitte, édit., 3, place Bellecour,
Lyon).
Les phases critiques du patriotisme fran-
çais, par J. Viaud, l vol. in- 12, 3 fr. 50
(Bloud et C'", édit., Paris).
Le chômage (causes, conséquences, re-
mèdes), par L. -A. de Lavergne et L. Paul
40
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE DE SCIENCE SOCIALE.
Henry, 1 vol. in-S*^ broché, 8 fr., de la
collection Systèmeset faits sociaux (Marcel
Rivière et C'«, édit., rue Jacob, 31, Paris).
De l'Ordre social (rélectorat, les fonc-
tions, les classes), par Léon Pirard, 1 vol.
3 fr. 50 (J. Lebègue et C'^ édit., 30, rue
de Lille, à Paris, et rue de la Madeleine, à
Bruxelles).
Ln quesiion sociale en Espagne, par
Angel Marvaud, 1 vol. in-S" de la Biblio-
thèque d'histoire CONTEMPORAINE, 7 fr.
(Félix Alcan, édit., Paris).
Le Brésil d'aujourd'hui, par Joseph
Burnichon, 1 vol. in-16, 3 fr. 50 (Librairie
Académique, Perrin et C'% Paris).
fj/ dépopulation en France, par Henry
Clément, Ivol. in-16de lacoUection « Étu-
des DE MORALE ET DE SOCIOLOGIE », 3 fr. 50
(Bloud et Ci% édit., Paris).
La crise sociale, par G. Deherme, 1 vol.
in-lG, 3 fr. 50 (Bloud et C'"', édit., Paris).
Travailleurs au rabais (la lutte syn
dicale contre les sous-concurrences ou-
vrières), par Paul Gemahling. 1 vol. in-S"
raisin, 7 fr, 50 (Bloud et C''', édit., Paris).
Liberté de conscience et liberté de science
(études d'histoire constitutionnelle), par
Louis Luzzati, professeur à l'Université de
Rome, traduit par J. Chamard, 1 vol. in-
8", 10 francs (V. Giard et Brière, édit..
Paris) .
Le syndicalisme contre l'Etat, par Paul-
Louis, 1 vol. in-16 de la « Bibliothèque
d'histoire CONTEMPORAINE, 3 fr. 50 (Félix
Alcan, édit., Paris).
U éducation individuelle, par G.-M.-J.
Rossignol, 1 vol. (Emile-Paul, édit., 100,
rue du Faubourg-Saint-Honoré, Paris\
The dualism of fact and idea in its social
implications, by Ernest Lynn Talbert.
1 vol. 53 cents (University of Chicago
Press).
Collaboration des ouvriers organisés à
Vœuvre de l'inspection du travail (rapport
de M. H. Sorin à l'Association nationale
française pour la protection légale des tra-
vailleurs), 1 voI.3fr. 50 (Félix Alcan. édit..
Paris).
BIBLIOTHÈQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
FONDATF.Ull
EDMOND DEMOLINS
LE PORTUGAL INCONNU
PAYSANS, MARINS ET MINEURS
PAR
Léon POINSARD
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, RUE JACOB, 56
Mars et Avril
SOMMAIRE
I. - LE PAYS ET LA RACE
I. Le Pays. P. 3.
Avant-propos. —La mor et les lleuves. — Les terres intérieures.
IL Qens et choses d'autrefois. P. 15.
Les peuples primitifs. — La conquête romaine. — Les Maures. — La che-
valerie. — L'expansion coloniale et ses résultats. — La situation au milieu du
xix" siècle.
m. Mœurs contenporaines. P. 33.
Physionomie sociale actuelle de la nation. — Les formes anciennes dans 1 e
Tras os Montes. — Désorganisation du type familial: ses conséquences.
II. - L'AGRICULTURE ET LA VIE RURALE
I. Conditions générales de la culture en Portugal. P. 51.
La population agricole. — Les terrains et les climats. — Répartition de la
propriété. — Les effets de la petite culture.
II. La petite culture dans le Nord. P. 65.
La culture on conmiunauté dans le Tras os Montes. — Types de cultivateurs
du nord : Paysan de Mirandella. — Vigneron du Douro. — Petit fermier de
Sào Pedro do Sul. — Fermier de Vizeu. — Pa\'sans de l'Estrella et Louza.
III. La petite culture dans le Midi. P. 126.
L'AIgarve. — Maraîcher de Faro. — Paysan de Monchiqu e.
IV. La grande culture dans le Centre. P. 145.
La grande culture daus l'Estremadure et l'Alemlejo. — Les grandes Termes
dans la région d'Evora. — Petits cultivateurs du Centre : Bordier d'Aimeirim.
— Journalier, bordier et paysan de Pias. — Conclusions.
III. - LES INDUSTRIES EXTRACTIVES
(Pèche, salines, mines.)
I. La pêche, l'industrie des conserves et les salines. P. 193.
La pêche côtière. — La sardine et le thon. — La grande pêche. — Saunier
de Faro.
II. Les mines et les mineurs. P. 210.
Les dépôts métallifères. — Chef mineur d'Aljustrel. — IMineur de Braçal.
PREMIÈRE PARTIE
LE PAYS ET LA RACE
I
LE PAYS
Avant-propos. — La mer lusitanienne et ses côtes. — Le Tage. — Les terres
intérieures. — Les montagnes. — Caractères particuliers du climat. — La flore
et la faune. — Les ressources minérales. — Conditions générales du milieu
physique.
I. — AVANT-PROPOS.
Au printemps de 1909, nous avons visité et étudié le Portugal
dans des circonstances qui méritent d'être rapportées ici, car
elles sont fort caractéristiques. Notre ouvrage : La Production,
le Travail et le Problème social dans tous les pays au début du
XX* siècle, a trouvé chez les Portugais un bon nombre de lecteurs
très attentifs, qui ont été frappés par les conclusions de la no-
tice consacrée à leur patrie. Bien que ce travail fût fait sur des
documents bien incomplets, et réduit à quelques indications
extrêmement concises, ses conclusions générales montraient
avec justesse les faiblesses de la constitution sociale de la race.
Ce résultat était dû surtout à la force de pénétration de la
LE PAYS ET LA KACE.
méthode d'observation qui nous a guidé dans la préparation de
notre ouvrage, et qui se retrouvera avec plus de netteté dans le
présent travail. Un groupe de professeurs de l'Université de
Coimbra, notamment, suit avec attention les études faites sous
l'inspiration do cette méthode scientifique, et ces honorables
savants voulurent bien nous inviter à aller faire à Coimbra une
série de conférences propres à vulgariser les procédés de la
science sociale. Cette invitation, si flatteuse pour nous, n'était
pas dictée par l'esprit scientifique seul. Une autre pensée s'y
ajoutait, et nous nous faisons un devoir et un plaisir à la fois de
la signaler. Les Portugais sont animés pour la plupart d'un pa-
triotisme à la fois très vif, très désintéressé et très libéral. C'est là
un fait que, dans la suite, nousavons pu constater à maintes repri-
ses, non seulementchez les personnes instruites, mais aussi parmi
des gens de condition fort humble. Si la sotte et niaise manie
de ce qu'on pourrait nommer la patriophobie a gagné des adeptes
en Portugal, leur propagande est encore fort discrète et n'a que
bien peu de chances de succès. Nos amis de Coimbra estimaient
donc que nos conférences pourraient répandre parmi la jeunesse
intelligente et enthousiaste de leur université des idées utiles à
l'évolution sociale du pays, et ils n'hésitaient pas à faire appel à
un étranger obscur, qui ne se recommandait à eux que par ses
patients travaux et nullement par l'éclat des grades, des titres
ou de la renommée. Ce sont là des préoccupations assez élevées
et une manière de faire assez rare pour qu'on s'attache à les
signaler.
Quelle était la meilleure façon de répondre à cet honorable
appel, et de démontrer en quelques conférences l'efficacité et
l'utilité de la méthode de la science sociale? Il nous parut que le
résultat serait plus assuré, si nous parlions aux Portugais du pays
qu'ils connaissent le mieux et qui les intéresse le plus, c'est-à-
dire du Portugal lui-même. L'entreprise était périlleuse, car,
pour parler utilement d'une nation, il faut la bien connaître.
Or, il nous fallut peu de temps pour constater que la plupart des
matériaux nécessaires pour une telle étude manquaient absolu-
ment. Il n'existait pas une seule monographie de famille portu-
i.i: PAYS.
gaise, élément essentiel que rien ne peut remplacer complète-
ment. Les autres renseignements à notre disposition étaient
rares, incomplets ou contradictoires. En fait, le Portugal était,
au point de vue social, presque terra incognita. Il s'agissait de
découvrir, en plein vingtième siècle, un peuple qui en a découvert
tant d'autres au seizième. Nous devions visiter le pays, dresser
des monographies de famille, réunir les indications générales
complémentaires et préparer avec ces matériaux un véritable
cours, le tout en deux mois. Si nous n'avions pas eu pleine con-
fiance dans la force de pénétration de la méthode et dans le
dévouement de nos amis portugais, la perspective d'une sem-
blable tâche nous eût fait reculer. Mais, sûr de ce double appui,
nous n'avons guère hésité à entreprendre cette démonstration
pratique de l'efficacité des études sociales conduites par la
méthode des sciences naturelles, c'est-à-dire par un examen rai-
sonné et minutieux des faits.
Ce plan fut accepté avec empressement par nos amis. Le roi
dom Manuel II, qui cherche avec ardeur tous les moyens d'être
utile à son pays, voulut bien s'y intéresser lui-même. Tous pen-
saient qu'un scientiste étranger, dégagé des passions et des pré-
jugés locaux, pourrait peut-être apporter des idées nouvelles
et des indications utiles. Cette manière de voir si libérale et dé-
sintéressée n'est-elle pas remarquable, et n'avions-nous pas rai-
son de dire que les Portugais sont des patriotes sincères, qui,,
très simplement, savent . se placer au-dessus des questions de
vanité, d'amour-propre national, pour chercher la vérité là où
ils espèrent la trouver? Et n'est-il pas frappant de voir un souve-
rain de dix-neuf ans se préoccuper spontanément d'une chose qui
se présentait sous un aspect aussi modeste, sans aucun apparat
officiel?
Par l'effet de circonstances compliquées, que nous essaierons
(le débrouiller tout à l'heure, la race lusitanienne a été profondé-
ment désorganisée, et tous ses embarras actuels viennent de là.
Mais elle porte en elle-même les qualités nécessaires pour son
relèvement. Quand elle saura le vrai sens des choses et voudra
prendre la peine de travailler en connaissance de cause à sa pro-
LE PAYS ET LA RACE.
pre réorganisation, elle obtiendra certainement, etdans un espace
de temps relativement court, des résultats considérables. La suite
de cette étude en fournira, croyons-nous, la pleine démonstra-
tion. Voilà l'idée importante que nous tenions à mettre en lumière
par cette explication préliminaire.
Avant de clore ce préambule, nous voudrions donner encore
quelques détails sur la façon dont notre enquête a été organisée
et conduite. Nous l'avons dit, notre temps était très limité. Pour en
utiliser toutes les heures, nous procédâmes de la façon suivante.
Un questionnaire sommaire, qui comprenait cependant tous les
éléments d'une monographie de famille, ayant été dressé, deux
hommes dévoués, MM. José de Mattos Braamcamp, ingénieur et
industriel à Lisbonne, et Serras e Silva, professeur à la faculté de
médecine de l'Université de Coimbra, voulurent bien en remettre
des copies à des personnes capables de les rempHr intelligemment
et avec toute la conscience nécessaire. Cela fut fait, et quelques
semaines plus tard, nous recevions un certain nombre de précis
monographiques sur des types choisis d'aprèsnos indications, et
répartis dans les diverses régions du pays. Traduits, étudiés,
appuyés sur d'autres données plus générales, ces précis nous
fournirent une base extrêmement précieuse, une vue d'ensemble
-qu'il nous restait à compléter par des observations personnelles.
Nous nous rendîmes alors à Lisbonne par la voie de mer, nous y
.trouvâmes de tous côtés un accueil cordial et un concours em-
pressé, dont nous ne saurions dire toute notre reconnaissance.
Nous parcourûmes le pays dans presque toutes ses parties,
retrouvant partout le même accueil sympathique et ouvert, la
même bonne volonté empressée, une franchise identique. Et c'est
ainsi que nous pûmes réussir à taire dans la grande salle de
l'Université, devant plus de 400 auditeurs, six conférences, trop
hâtivement improvisées, nous devons le reconnaître , mais
pourtant assez précises, assez nourries de faits pour retenir l'at-
tention et mériter la sympathie de nos auditeurs. Jamais nous
n'oublierons l'attention profonde avec laquelle nous avons été
écouté, ni l'ovation enthousiaste qui nous fut spontanément faite,
le dernier soir, par cette belle et vibrante jeunesse, évidemment
LE PAYS. /
touchée de notre effort et consciente de notre vive sympa-
thie.
Et maintenant, en précisant et en développant à loisir nos
constatations et notre pensée dans ces pages, nous n'avons eu
qu'un désir. Nous souhaitons que ce travail, modeste semence
jetée dans une belle terre, sous les pas d'une race bien douée,
puisse germer et croître par ses soins. Dans son imperfection, il
pourra faciliter la tâche de ceux qui s'appliqueront au relèvement
de leur pays, en leur indiquant un point de départ et la marche
à suivre pour arriver à connaître à fond la situation ainsi que les
moyens de l'orienter vers des destinées meilleures. En tout état
de cause, iJ nous est permis de répéter le motdu vieil écrivain :
« Ceci est une œuvre de bonne foi », Oui, de bonne foi et de
consciencieuse observation. Aussi espérons-nous qu'elle sera ac-
cueillie et discutée avec bienveillance. C'est tout ce que nous
pouvons demander de mieux.
II. — LA MER ET LES FLEUVES.
Depuis vingt-quatre heures la Cordillère, l'un des beaux et
confortables paquebots des Messageries maritimes qui font le
service de l'Amérique du Sud, fend les longues ondulations de
la houle. Il a traversé pendant la nuit et la matinée le golfe de
Gascogne, sans cesse agité par des lames sourdes et dures, qui
impriment au bateau un tangage déconcertant pour bien des
estomacs. L'horizon est borné vers l'est par de hautes falaises
sombres, qui se découpent avec vigueur sur un ciel gris. C'est
le rivage cantabrique, formé par les hautes terrasses de la
Galice espagnole, avec ces pointes rocheuses, ses îlots et ses
fjords, parages dangereux par mauvais temps. Puis le décor
change d'aspect. Au lieu de présenter vers la mer une muraille
abrupte, la côte devient irréguHère. Tantôt elle se hérisse de
collines arrondies, dont le pied semble baigné par les vagues,
et tantôt elle se creuse en vallées profondes terminées en plages
sablonneuses; nous sommes en face des riantes provinces du
8 LE PAYS ET LA RACE.
Minho et du Douro. Plusieurs grands fleuves les parcourent,
descendant des plateaux de l'intérieur, et leurs embouchures
forment des ports peu profonds, mais sûrs. Nous sommes au
printemps, et s'il était possible de serrer de plus près la côte,
nous verrions cette zone maritime couverte d'une riante et
fraîche verdure formée par les récoltes en pleine végétation,
par d'innombrables arbres fruitiers, enfin par des bois dont la
teinte sombre couvre les hauteurs. Toute cette contrée est d'un
pittoresque charmant.
Après quelques heures, le paysage se modifie encore. La terre
forme de molles ondulations, grises à leur base, couronnées d'une
frange d'un vert foncé. Ce sont les dunes de la basse Beïra et de
l'Estremadura, plantées de pins dès l'époque du légendaire roi
Diniz, le Laboureur. D'importantes rivières, comme le Vouga
et le Mondégo, les coupent en formant des lagunes et des ma-
rais souvent aménagés pour la production du sel. Quelques
petits ports de pêche et de cabotage jalonnent ce rivage. Les
granits du cap de Roca font reparaître la falaise, avec ses blocs
démolis et rongés par les vagues. Mais sa hauteur est faible et
son étendue très limitée. Aussitôt après apparaissent les mon-
tagnes de Cintra et de Arrabida, qui encadrent l'estuaire duTage.
Le navire se balance un moment sur la barre, et pénètre dans
le large goulet où il s'avance avec une majestueuse lenteur. La
nuit tombe et sur la gauche, au sein d'une masse confuse, des
milliers de lumières s'allument en longues files entre-croisées,
les unes droites et interminables, les autres montantes et cou-
pées brusquement. C'est Lisbonne, étendue sur ses collines, au
bord de son beau fleuve, large et profond comme un bras de
mer.
Au delà du Tage, la côte de l'Alemtejo est généralement bor-
dée de hauteurs ou de terrasses qui s'abaissent assez brusque-
ment vers la mer et forment un rivage peu hospitalier, où les
estuaires sont rares et aussi les abris. Le Sado se jette à l'océan
à quelques kilomètres seulement du Tage, et forme une belle
rade au fond de laquelle Setubal s'abrite, entourée de ses ver-
gers d'orangers. Plus loin^ sur la côte presque rectiligne et
LE l'AYS.
déserte, on ne peut citer que le havre insignifiant de Sines.
Puis, tout à coup, lu montagne de Monchique dresse jusqu'à
plus de 900 mètres ses sommets arrondis et boisés, souvent em-
panachés de vapeurs. D'un côté la Serra tombe en pentes
assez rapides jusque dans locéan. Vers le sud, ses ramifica-
tions s'allongent et s'abaisseut graduellement pour former le
cap Saint-ViDcent, la pointe la plus méridionale du Portugal.
Le rivage s'infléchit brusquement vers l'est, bordant la province
d'Algarve, autrefois citadelle de la puissance mauresque. C'est
l'extrémité de l'Europe péninsulaire. A l'horizon, des steamers
suivis d'une traînée de fumée noire filent vers Gibraltar et la
Méditerranée. Depuis le rivage, les collines s'étagent en gradins
qui s'élèvent vers l'intérieur, et souvent elles surplombent le
flot qui les démolit et en disperse les roches. Toute la province
forme comme un immense amphithéâtre tourné vers la mer
bleue, et inondé de soleil. Ici on trouve deux bons abris pour
la navigation : la magnifique baie de Lagos et le Guadiana. Ce
dernier, qui forme la frontière entre le Portugal et l'Espagne,
ouvre aux navires un bel estuaire qu'ils peuvent remonter sur
près de 80 kilomètres. Il y aurait place ici pour un magniti-
que établissement maritime, mais la situation, trop excentrique,
ne vaut pas celle du Tage.
On voit par ce rapide coup d'œil que le Portugal possède
une belle étendue de rivages, munis d'un nombre suffisant
d'estuaires et d'abris, dont plusieurs constituent des ports de
premier ordre. En outre, ce pays est placé en un point inter-
médiaire où se croisent la plupart des grandes voies maritimes.
A l'époque de la marine à voile et de petit tonnage, qui péné-
trait aisément dans presque tous les fleuves, ce pays était placé
là comme un lieu providentiel de refuge, de relâche ou d'escale.
C'était un entrepôt tout indiqué pour le triage des passagers et
des marchandises selon leur destination finale. Il semblait ainsi
prédestiné à former un peuple de navigateurs et de trafi-
quants.
Cependant, il ne faudrait pas exagérer les avantages actuels
de cette situation, au premier abord si remarquable. Elle pré-
10 LE PAYS ET LA RACE.
sente aussi de graves inconvénients. La mer lusitanienne est
dangereuse , exposée à des coups de vents subits et violents ;
la côte est souvent rocheuse, bordée d'ilôts ou de récifs, les bons
abris sont rares pour les grands bâtiments, caries estuaires, sauf
ceux du Tage et du Guadiana, sont coupés par une barre sans
profondeur. Aujourd'hui encore, en dépit des cartes, des phares,
des travaux d'art, de la vapeur, le rivage portugais voit assez
souvent des naufrages, même de grands paquebots. En outre, le
Portugal se trouve à une extrémité de l'Europe, et n'a derrière lui
qu'une étroite péninsule, hérissée de montagnes. Actuellement, la
navigation n'a plus les mêmes raisons pour relâcher et rompre
charge en Portugal. Grâce aux voies ferrées, un certain nombre
de voyageurs vont s'embarquer ou débarquer à Lisbonne pour
éviter quelques jours de mer, mais ce n'est là qu'une mesure
de luxe tout à fait exceptionnelle ; le trafic ordinaire ne peut
prendre cette voie coûteuse. En fait, si le Portugal fut, à une
certaine époque, un centre de navigation et de découvertes, ce
n'est pas à sa seule position géographique qu'il le dut. Des cir-
constances sociales intérieures, des événements extérieurs, ont
principalement agi pour pousser les Portugais vers le commerce
de mer et les grandes expéditions maritimes. Ces causes ont
disparu, et nous essaierons tout à l'heure d'expliquer leur cu-
rieuse évolution. Pour que la vie maritime de ce pays pût re-
prendre une grande activité, il faudrait qu'il devint, non pas
un simple point de relâche, dont on ne sent plus guère le be-
soin, mais bien un centre de production fournissant aux trans-
ports un fret assez considérable pour répondre à la puissance de
la navigation moderne. De plus, on devrait offrir à celle-ci les
moyens d'atterrissage les plus sûrs et les plus accélérés. Ce ne
sont pas là des conditions faciles à réahser, mais elles sont indis-
pensables pour former la base d'un grand trafic international.
C'est ce que nous montrerons plus tard dans le détail.
Les fleuves portugais traversent tout le pays de l'est à l'ouest,
dans sa largeur, sauf le Guadiana qui en longe une partie du
nord au sud. A l'exception du Tage, dont l'estuaire forme un
des plus beaux ports du monde, ces cours d'eau n'ont qu'une
I.K PAYS. 11
valeur relative comme voies de pénétration. La barre en in-
terdit Taccès aux grand navires, leur courant est irrégulier,
leur pente rapide et bientôt même torrentielle , car la montagne
serre de près la côte ; aussi ne sont-ils navigables que sur une
faible étendue; au point de vue de la navigation, ce sont des
voies exclusivement portugaises, qui ne peuvent se relier di-
rectement à aucun autre réseau fluvial. Néanmoins, on ne
saurait méconnaître l'utilité de ces belles rivières, qui rendraient
d'éminents services à un peuple plus actif, et qui sont déjà pour
la vie économique du pays de bons auxiliaires. Le Tage surtout
est un instrument admirable, avec son entrée profonde et facile,
son large estuaire, qui forme au milieu des terres un vaste lac,
la Mer de Paille, son lit profond, où la marée remonte sur une
distance de plus de 30 kilomètres, sa belle et fertile vallée
encadrée par des provinces aux productions variées. Le Tage
n'a pas, il est vrai, les débouchés du Rhin ou de TElbe, ou de
l'Escaut. Mais ne pourrait-il être une autre Tamise, l'artère mai-
tresse d'un gigantesque entrepôt? La suite de nos études répon-
dra à cette question.
III. — LES TERRES INTERIEURES.
On se représente assez volontiers la péninsule ibérique sous
la forme d'une haute estrade, entourée de degrés qui vont en
s' abaissant vers un socle de plaines maritimes. Le Portugal oc-
cupe un de ces gradins, celui qui descend vers l'ouest. Ainsi, en
partant de la mer, on gravit d'abord des terrasses successives,
coupées de vallées, hérissées de collines qui, bientôt, deviennent
de véritables montagnes. Ces dernières sont le plus souvent dis-
posées en chaînes, setras, orientées en général du nord au sud,
ou à peu près, et se succédant comme les plis amples d'un gi-
gantesque manteau. Dans le nord, les monts s'étagent sans inter-
ruption jusqu'à la mer; dans le centre, des plateaux bas et
étendus s'interposent ; dans l'extrême sud, l'Algarve rompt brus-
quement cette orientation et, tournant le dos pour ainsi dire au
12 LE PAYS ET LA RACE.
reste du pays, elle se penche tout d'une pièce vers l'Afrique sep-
tentrionale, dont elle rappelle l'aspect et le climat. Ce dispositif
géographique entraine toute une série de conséquences clima-
tériques, culturales, économiques, sociales; nous les verrons se
dérouler, se combiner et agir de la manière la plus intéressante,
au cours de nos observations sur les diverses manifestations du
travail.
La masse compacte de la péninsule ibérique appartient à une
formation géologique très caractéristique. Une violente poussée
éruptive a formé de roches dures l'ossature centrale du massif:
granits, porphyres et basalles, soulevant tout autour des schistes,
des argiles et des sables. Le Portugal participe de cette double
formation. La région montagneuse intérieure est surtout grani-
tique; les schistes se montrent principalement sur les pentes; les
terrasses inférieures sont argileuses ou arénacées ; des alluvions
plus ou moins profondes couvrent les vallées. Il en est résulté
la constitution de terrains variés, de qualité très différente, dont
les aptitudes agricoles sont fort inégales. Le relief si tourmenté
du pays affecte aussi les transports, qui rencontrent des obstacles
souvent difficiles à surmonter.
Quant au climat, il est d'une façon générale tempéré et remar-
quablement sain. Si le thermomètre monte parfois à 50 degrés
dans les plaines de l'Àlemtejo, sorte de bassin fermé où le sable
boit la chaleur, celle-ci est partout ailleurs modérée soit par l'alti-
tude, soit parlesbrises marines. Les hivers ne sont un peu froids
que dans les régions les plus élevées, où la neige et les gelées
apparaissent quelques jours chaque année. Mais nulle part la
saison n'est très rigoureuse, sauf peut-être sur les hauts sommets
de l'Estrella, qui, à l'altitude de près de 2.000 mètres, conservent
durant quatre mois un étroit manteau de neige. Le plus grand
inconvénient de ce climat, c'est sa sécheresse relative. Les vents
de l'Océan apportent durant cinq mois des vapeurs assez abon-
dantes, que les montagnes retiennent et condensent. Cette saison
fournit au Portugal entre 30 centimètres de pluie, comme en Al-
garve, et 1™,50 dans les chaînes de l'extrême nord. Mais, pendant
l'été, on ne peut plus compter que sur quelques ondées d'orage,
LE l'AVS, i^
et alors tout dépérit, la végétation s'appauvrit d'un bouta l'autre
de la terre portugaise. Aussi est-ce par excellence un pays où
l'irrigation est indispensable.
Les historiens affirment que les colons latins et arabes l'avaient
portée déjà, dans plusieurs provinces, à un remarquable degré
de perfection. Aujourd'hui, l'irrigation est pratiquée presque
partout, mais généralement par les procédés les plus élémen-
taires, les plus défectueux. La disposition géographique du pays
est plutôt favorable à l'établissement d'un bon régime d'arro-
sage ; en efïet, les hautes terres forment à la fois un condenseur
et un réservoir où les eaux pourraient être retenues, puis distri-
buées dans toutes les directions. Mais il faudrait exécuter pour
cela de grands et coûteux travaux. Nous saurons plus tard pour-
quoi ces travaux n'ont pas été faits. Il faut dire aussi que
l'extrême irrégularité du sol, où les pentes raides sont fré-
quentes, s'opposent souvent à la bonne répartition des eaux.
En dépit de l'aridité du climat d'été, le Portugal possède une
flore extrêmement riche, qui réunit des espèces appartenant
aux latitudes les plus diverses. C'est dire que l'agriculture y
pourrait trouver des ressources étendues et variées. Tous les
animaux domestiques de l'Europe du nord y prospèrent égale-
ment. Cependant les races bovine et chevaline de forte taille y
rencontrent peu de bons pâturages, au moins tant que l'irriga-
tion n'intervient pas pour les entretenir. En revanche, le mouton
et le porc, ainsi que le mulet, ont là un excellent habitat. Les
eaux marines sont extrêmement poissonneuses, et fournissent à
la population un aliment très précieux; on utiliserait mieux en-
core cette ressource, si les moyens de transport étaient suffisants
pour distribuer partout, à bas prix, les produits de la pèche
cùtière.
L'origine ignée de la Péninsule y a amassé en quelque sorte
les dépôts et filons métalliques. Le Portugal est très riche en
minerais. On en trouve presque partout, souvent sous la forme de
couches puissantes, couvrant toute une région. Ces richesses ont
été exploitées dès une époque fort reculée, et fournissent encore,
ainsi que nous le verrons, une extraction considérable, suscep-
14 LE PAYS ET LA RACE.
tible de se développer. Mais l'industrie minière du Portugal
n'est pas aux mains de ses nationaux, qui pendant des siècles
l'ont complètement négligée.
Tels sont les caractères généraux du Portugal au point de vue
physique. Son territoire n'est pas très étendu : 88.740 kilomè-
tres carrés, mais par sa position maritime, par la variété de son
relief, de ses terrains, de son climat, de ses ressources, c'est
un pays éminemment apte au développement d'une belle civilisa-
tion. Toutefois, il faudrait déployer pour cela sur ce coin de
terre beaucoup d'initiative, d'énergie, d'intelligence, et y ap-
porter beaucoup de travail, parce que ses dons naturels sont
contrariés par des difficultés très sérieuses. Livrée à elle-
même, la Lusitanie ne serait qu'une vaste forêt coupée de maré-
cages et de landes. Bien exploitée, elle peut devenir un pays
charmant, productif et riche. Pour obtenir ce résultat au travers
des -obstacles qui contrarient l'effort humain, un bon instrument
social est nécessaire. Voyons donc ce que sont les Portugais à ce
point de vue K
1. Les ouvrages publiés sur la géographie, l'histoire, la législation, les colonies, etc.,
du Portugal, sont indiqués dans une bibliographie assez complète insérée dans Le
PortiKjal géographique, ethnologique, administratif, etc., 1 vol. in-8" avec illus-
trations, publié il y a quelques années par la librairie Larousse, à Paris.
Il
GENS ET CHOSES D'AUTREFOIS
Origines de la race. — Les peuples primitifs. — Colonisation punique et
grecque. — La conquête romaine, son caractère et ses effets. — Juifs, Maures
et Germains. — La clievalerie bourguignonne et franque, son rôle et son in-
lluence. — Effets du mélange des races et action des circonstances sociales. —
L'évolution du travail. — L'expansion coloniale et ses résultats. — Comment
un peuple s'appauvrit par l'afflux de l'or. — Un siècle de politique. — La situa-
tion générale du Portugal au milieu du xix« siècle. — La formation sociale de
la nation portugaise expliquée par son évolution historique.
L'histoire du peuple portugais ne manque ni d'originalité, ni
de grandeur, et il serait intéressant de l'exposer d'une façon mé-
thodique, expliquant hien la portée des faits, de l'évolution des
mœurs, aussi bien que celle des institutions. Mais nous ne saurions
avoir ici cette ambition. Nous devons nous borner à esquisser de
la manière la plus concise l'enchaînement des circonstances qui
ont déterminé le type social de la race. Il est impossible, en effet,
de bien comprendre la situation actuelle d'un groupe humain,
si on ne s'est pas rendu compte au préalable de ses antécédents,
des phases diverses de sa vie privée et de son existence nationale,
des influences intérieures et extérieures qui ont pesé sur ses des-
tinées, et modifié ou consolidé ses coutumes, ses traditions, ses
mœurs. Ainsi, pour comprendre à fond les Portugais actuels,
nous devons nous demander qui ont été leurs lointains ancêtres,
comment ont évolué les générations intermédiaires, et finalement
quelle a été l'action de la tradition antérieure sur la formation
du type contemporain. Beaucoup de personnes ont peine à cou-
16 LE PAYS ET LA RACE.
cevoir et à admettre ces influences lointaines. Elles aiment à
penser que, avec une fière indépendance d'esprit, elles ont mo-
delé entièrement parleur seul vouloir la maquette sociale de leur
propre vie. Mais il suffit de réfléchir et surtout d'observer un peu
pour discerner Terreur de cette conception. En réalité, presque
toutes nos idées, presque tous nos actes, sont guidés par une tra-
dition sucée en quelque sorte avec le lait, et dont nous subissons
l'empire sans même nous en rendre compte. Aussi voyons-nous
une foule de coutumes, de règles, de préjugés, subsister très
longtemps et nous conduire avec une autorité si despotique, que
toute résistance nous semble déplacée, choquante ou même cri-
minelle. Et voilà précisément le secret de l'importance capitale
de cette formation individuelle que nous nommons l'Éducation.
En fait, le grand ressort social, c'est l'éducation, qui forme
chaque individu d'après un certain type traditionnel, et domine
dans la plus large mesure toutes les phases de son existence. Re-
cherchons donc comment s'est orientée l'éducation en Portugal
sous la pression des événements historiques.
I. LES PEUPLES PRIMITIFS.
Comme presque toutes les nations européennes, le peuple
portugais a été constitué par des éléments d'origine fort di-
verse *. Il est même un de ceux dont les commencements sont
les plus complexes. La Lusitanie fut certainement autrefois
un pays essentiellement boisé, une vaste forêt accidentée, cou-
pée de marécages et de landes, habité par une faune abondante
et variée. Ce terrain de chasse excellent paraît avoir été occupé
de bonne heure. On a cru y retrouver les traces d'un homme
tertiaire, contemporain des débris exhumés en France, en
Belgique et en Allemagne. Le fait paraît encore douteux, mais
1. Cf. A. de MaUos Cid : A Génie portugueza, 1 broch., Coimbra, 1904; et Syl-
vio Roméro : .1 Pntria Portugueza o Territorio e a Raça, 1 vol., Lisbonne, 1906.
Ce livre a été écrit en réponse à un ouvrage publié sous le même titre par M. Th.
Brasa.
(IKNS IIT CUOSKS k'aI'THEKOIS. 17
il semble établi que dès répoque quaternaire, le Portugal était
peuplé d'une race de chasseurs sauvages, munis d'armes et
d'instruments de pierre. Il est probable que ces primitifs,
vivant en petites troupes troglodytes et plus ou moins errantes,
furent refoulés et anéantis peu à peu à la fois par les deux
extrémités de la Péninsule. En effet, il existe des traces mani-
festes de l'existence simultanée de deux races agricoles, l'une
cantonnée dans le nord, l'autre établie dans le sud. La première
était vraisemblablement formée d'essaims issus de ce peuple
un peu mystérieux, appelé par les historiens latins du nom de
Ligures, qui a certainement joué un très grand rôle dans la
colonisation et la mise en culture du centre et du midi de l'Eu-
rope. D'après ce que nous en savons, les Ligures étaient d'ori-
gine orientale, vivaient à l'état de communautés rurales, et
s'avançaient lentement, mais sûrement, par un essaimage qui,
progressant de vallée en vallée, gagnait peu à peu toutes les
meilleures terres d'une contrée, puis de la suivante. On com-
prend du reste que ces gens aient marché vers le midi, plutôt
que vers le nord, parce que dans la première direction ils trou-
vaient devant eux à la fois des terres fertiles et un climat doux,
tandis que le nord leur offrait surtout des forets humides et
froides.
Quant aux gens venus du midi, et connus plus tard sous le
nom d'Ibères, ils tiraient aussi leur origine de TOrient, mais
étaient venus par le nord de l'Afrique, après l'avoir colonisé
par la culture. Nous avons résumé ailleurs la curieuse évolu-
tion de ces migrations africaines •, qui a fourni, elle aussi, des
essaims agricoles , vivant en communautés de famille et de
tribu, et très expansives.
Ces deux races se sont rencontrées en Lusitanie, on le constate
par des différences profondes dans les débris et les objets re-
trouvés de part et d'autre. Se sont-elles alors heurtées, combat-
tues, et l'une d'elles a-t-elle prédominé par la force? Gela est
impossible à dire. Mais comme les peuples laboureurs sont peu
1. La Production, le Travail et le Problème social au début du xv* siècle, t. 1"'.
2
18 LE PAYS ET LA KACE.
guerriers, nous inclinons à croire qu'il y eut plutôt mélange,
pénétration réciproque, et formation d'une race mixte, se déve-
loppant dans un état de paix relatif. C'est à cette race intermé-
diaire que seraient dus, croyons-nous, les monuments grossiers,
mais d'une remarquable ampleur, connus sous le nom de
pierres mégalithiques. Par la suite, ces monuments furent
attribués, bien à tort, aux Celtes, parce que les écrivains latins
nous ont transmis les noms de dolmens, de menhirs, etc., im-
posés par des conquérants. Ce ne sont pas les guerriers celtes
qui ont pris la peine de remuer ces masses colossales; ils n'a-
vaient ni la tradition ni le goût de semblables travaux, qui au
contraire répondent aux tendances de paysans patients et lourds,
accoutumés aux besognes pénibles.
Une circonstance importante parait avoir favorisé le déve-
loppement précoce de la civilisation dans la Péninsule, et sur-
tout dans la partie lusitanienne. Celle-ci était à la fois riche
en bois et en métaux, étain et cuivre. Il y avait donc là tout ce
qu'on pouvait désirer pour la fabrication du bronze, qui fut si
longtemps le métal le plus usuel^. Tout permet de croire que,
de très bonne heure, ce fait fut connu des peuples orientaux,
qui vinrent fonder sur les côtes des comptoirs d'échange, et
dans l'intérieur des centres d'exploitation. Le grand commerce
apparaissait ainsi dans le pays, où il amena le développement
de plusieurs villes importantes, dont les vestiges subsistent
encore. Quelle fut l'influence de cette immigration commer-
ciale tour à tour phénicienne, carthaginoise, grecque? Cette
influence fut grande en ce sens qu'elle apporta dans le pays
de nouveaux éléments de richesse avec les raffinements de la
vie urbaine, mais elle ne changea pas le type social, car les
négociants et artisans orientaux arrivaient dans le pays avec
une formation très analogue quant au fond, et ne se trouvaient
pas en état, par conséquent, de transformer les populations
indigènes en modifiant leurs coutumes familiales. Il en fut de
même des Celtes, arrivés en coup de vent, sous la forme d'in-
1. On a retrouvé eu plusieurs endroits, gisant ensemble, des outils et des armes
en pierre, en cuivre et en bronze.
GENS KT CHOSES d'aUTREKOIS. 19
vasions batailleuses et dominatrices, s'imposant à la population
rurale pour la plier à une véritable servitude, sans rien changer
d'essentiel à ses mœurs.
II. LA CONQUETE ROMAINE.
Avec la conquête romaine apparaît un autre système. Les
Latins ne sont pas seulement des commerçants ou des guerriers.
Ce sont aussi des patrons agriculteurs et industriels. Trouvant
là un beau et riche pays, en partie dévasté par de longues
guerres, ils le colonisent et le repeuplent, exécutent d'admira-
bles travaux d'art pour amener et distribuer les eaux, défrichent
les forêts, développent les cultures et l'élevag-e, relèvent les
villes et en bâtissent de nouvelles. En un mot, ils reprennent
la tradition laborieuse des peuples agricoles primitifs, mais en
la développant, et en lui donnant l'ampleur qui répondait à
une civilisation avancée, à une formation plus active et plus
progressive. Les Romains ont, en effet, réalisé le type social le
plus perfectionné, le plus actif de l'Antiquité, et ce type fut
puissant non pas tant par la force n^litaire, dont les historiens
font surtout étalage, que par une supérieure organisation du
travail. En Portugal, spécialement, une étude même superficielle
des faits montre vite que la colonisation latine fut celle qui,
dans l'Antiquité, sut mettre le mieux et le plus largement en
valeur les ressources propres de la Lusitanie, au point de vue
industriel comme au point de vue cultural. On a retrouvé, en
effet, les traces évidentes d'une exploitation minière et d'une
fabrication, qui méritent encore l'admiration par la perfection
des procédés et des résultats.
Malheureusement, la nation romaine s'étendit trop vite au
loin, se dispersa, et se noya pour ainsi dire dans la niasse des
purs communautaires qui l'entouraient de toutes parts. L'in-
filtration de ce type, dominé par l'esprit de routine et d'autorité,
amena peu à peu le triomphe du despotisme impérial. L'immense
empire latin devint une véritable communauté d'État, exploitée
20 LE PAYS ET LA RACE.
par l'impôt dans l'intérêt de la cour, cest-à-dire de Rome en-
tière, de l'armée et de l'administration. Ce communisme poli-
tique fut la cause d'une corruption et d'un affaiblissement
inévitables, suivis d'une dislocation non moins fatale. Jamais
l'histoire n'a enregistré plus grande et plus éloquente leçon,
qui ne fut jamais plus totalement méconnue par les peuples
qui ont hérité directement de l'empire romain.
Après cette grandiose faillite d'une civilisation presque en-
tière, le Portugal vit apparaître, au v^ siècle, une nouvelle inva-
sion, venant du nord. Des Germains, les Suèves, bientôt subju-
gués par les Visigoths, occupèrent le pays. Us ont été refoulés
plus tard par les Maures au delà du Douro, où leur sang se
reconnaît encore à quelques traits physiques. Certaines personnes
pensent que les gens du nord tirent de cette origine lointaine
une valeur sociale particulière. Nous ne pouvons partager cette
idée. Les Germains arrivés dans la Péninsule étaient par leurs
mœurs très analogues aux Celtes primitifs, c'est-à-dire qu'ils
ne se préoccupaient que de chasse et de guerre, laissant aux
femmes et aux esclaves le travail utile ^ Ce n'étaient que des
hommes de clans, rudes, violents et indisciplinés, incapables
d'organiser par eux-mêm^, d'une manière forte et durable,
soit les travaux de la vie privée, soit les institutions de la vie
publique. Ils se bornèrent à se coucher dans le lit encore chaud
de la décadence romaine, et ils la continuèrent aveuglément,
en sorte que, en peu d'années, ils tombèrent dans le désordre
et l'anarchie. Aujourd'hui, leurs descendants sont absolument
fondus dans la formation générale de la race lusitanienne, et si
le climat un peu plus rigoureux du nord, ainsi que d'autres
circonstances de milieu, leur donnent une physionomie un peu
spéciale, des aptitudes un peu diflérentes de celles que l'on
observe dans le centre ou le sud, cela ne vient pas d'une héré-
dité séculaire. La formation sociale dépend avant tout, nous
l'avons déjà remarqué, de l'éducation, et non d'un phénomène
physique, transmissible avec le sang. C'est pour cela que,
1. Cf. H. de Tourville, Histoire de la Formation particulariste, 1 vol., Paris,
Firmin-Didot,
GENS ET CHOSES d'aUTREFOIS. 21
parmi les groupes humains les mieux constitués, les plus éner-
giques, on rencontre un certain nombre d'individus de même
origine que leurs concitoyens, mais qui, ayant été mal éduqués,
n'ont pas reçu la tradition, l'empreinte intellectuelle qui fait
le type social, si bien qu'ils ont dévié plus ou moins. En sens
contraire, on trouve parmi les nations dominées par l'esprit de
routine le plus accentué, des hommes qui montrent une grande
force de volonté, une initiative et une ouverture d'esprit remar-
quables. C'est que des circonstances exceptionnelles ont influé
sur leur jeunesse et développé leur personnalité en dépit de
l'influence déprimante du milieu éducatif.
Quoi qu'il en soit, le royaume des Suèves et des Visigoths
se trouvait en fort mauvaise posture quand il fut menacé par
l'invasion des Maures au début du viii'' siècle. La corruption, le
désordre, la révolte, la fiscalité abusive, les privilèges injusti-
fiés, travaillaient ensemble pour désorganiser et ruiner les
populations. Cela suffit pour expliquer les succès faciles des
Africains qui arrivaient à l'état de bandes militaires fortement
disciplinées à la fois par la tradition sociale et par le fanatisme
religieux. Socialement, ils étaient des patriarcaux, accoutumés à
l'autorité absolue; au point de vue religieux, ils apportaient
une foi nouvelle, ardente au prosélytisme; enfin, ils avaient
besoin de terres nouvelles, parce que, comprimés en Orient
par l'empire byzantin, au midi par le désert, ils ne trouvaient
de débouché que vers le nord. C'est ainsi qu'ils faillirent sub-
merger l'Europe occidentale.
III. — LES MAURES.
Les Maures, mélange d'Arabes et de Rerbères, ne constituaient
pas un type uniforme, en dépit de leur formation analogue.
Par cette formation, ils appartenaient tous au type façonné par
la communauté des biens et le patriarcat. Mais, tandis que les
Berbères étaient essentiellement des cultivateurs, les Arabes
étaient plutôt des commerçants urbains. Les premiers s'établi-
22 LE PAYS ET LA RACE.
rent solidement sur la terre lusitanienne, et y développèrent
une agriculture très prospère. Les Arabes reprirent leur vie de
caravaniers et de marins. Rivalisant avec les Grecs de Byzance
et les Italiens, ils les combattaient au besoin pour écarter leur
concurrence. Grâce à leurs relations faciles avec leurs frères
du Levant, ils servaient de trait d'union entre l'Extrême-Orient
et l'Occident. Ils accumulèrent les richesses, créèrent des cités
populeuses et brillantes, déployèrent une civilisation raf-
finée.
Mais la formation communautaire présente cette parti-
cularité caractérisque, qu'elle ne sait pas résister à la pros-
périté. Le travail actif, le progrès de la richesse, la modifient
d'abord, puis la désorganisent rapidement. Les Maures, dont
l'influence avait été d'abord assez forte pour dominer le pays,
en rétablir l'exploitation régulière et assimiler les populations
chrétiennes ^ heureuses de trouver un régime de travail pai-
sible, ne tardèrent pas à tomber dans la désorganisation. Les
gens sortis de la communauté présentent cette grande infério-
rité, qu'ils manquent à la fois, pour la plupart, d'initiative et
de discipline volontaire. Ils se portent de préférence vers l'ex-
ploitation d'autrui parle pouvoir politique, et alors les rivalités
et les compétitions naissent d'elles-mêmes entre les gouvernants.
C'est ainsi que l'empire arabe fut bientôt divisé en États distincts
qui, au lieu de se fédérer et de se soutenir mutuellement, ne
songèrent qu'à se combattre pour se rançonner les uns les
autres. Une fois encore la Lusitanie retombait dans la décom-
position et l'anarchie, par le triomphe de la politique et de la
centralisation administrative sur le travail productif et libre.
IV. — LA CHEVALERIE.
Cette décadence coïncidait précisément avec des faits nou-
veaux, survenus dans l'Europe du nord. La féodalité, après
1. Des historiens rapportent que, dans les églises catholiques tolérées par les
Maures, le clergé prêchait en arabe.
GENS ET CllOSKS d'aITREFOIS. 23
plusieurs siècles d'évolution silencieuse dans la vie rurale, com-
mençait à se transformer'. Elle tendait à se militariser, à
négliger la direction du travail agricole pour se porter vers les
entreprises guerrières. Les cadets de famille, trouvant le pays
approprié autour d'eux, cherchaient à fonder des établissements
hors de la chrétienté. Cela explique l'enthousiasme soulevé par
les croisades au moins autant que la ferveur religieuse. Tels
sont aussi les motifs qui amenèrent dans la péninsule, surtout
à partir du xii" siècle, tant de chevaliers francs, normands et
bourguignons, désireux de combattre linfidèle tout en ga-
gnant terre. C'est par ces batailleurs affamés que la domina-
tion maure fut anéantie en Europe après une résistance déses-
pérée -.
Voilà donc le Portugal dominé une fois encore par une race
nouvelle. Dans quelle situation se trouvait-il alors, et comment
les choses furent-elles réorganisées par les conquérants féodaux?
Le pays était en grande partie ruiné et dépeuplé. Aussi les
princes bourguignons, devenus ducs puis rois de Portugal,
eurent-ils soin de retenir, par un traitement favorable, tout ce
qui restait de l'ancienne population. Maures, Mozarabes ou indi-
gènes arabisés, juifs transplantés parla rigueur de Rome" et
tolérés par les musulmans, furent d'abord traités avec faveur;
la persécution ne vint que plus tard, sous l'influence de divers
sentiments : zèle religieux, craintes politiques, avidité fiscale.
Malgré cela, de vastes espaces étaient déserts. On y tailla d'im-
menses domaines dotés de privilèges et d'exemptions fiscales,
donnés soit à des officiers du prince, soit à des ordres religieux '%
dans la pensée que ces latifundia seraient peu à peu colonisés
et peuplés.
1. Cf. H. de Tourville, ouvr. cité.
'^. La bataille d'Ourique. en 1139. limita cette dominatioQ à l'Algarve ; celle du
Salado, en 1340, acheva de l'anéantir. Elle avait duré en Portugal plus de cinq
siècles.
3. Sur les juifs portugais, voir l'ouvrage de M. dos Remédies, professeur à l'Uni-
versité de Colmbra.
i. Notamment aux ordres chevaleresques, ([ui ont joué en Portugal le rôle d'une
armée permanente en face de l'ennemi héréditaire, le >[aure.
24 LE PAYS ET LA RACE.
Allait-on entrer cette fois dans un régime définitif, stable, où
le travail serait conduit par des patrons capables? Cet idéal était
bien difficile à réaliser vers la fin du Moyen Age, alors que la
féodalité se trouvait en pleine décadence, que la politique et le
militarisme l'emportaient sur toute autre préoccupation, enga-
geant les princes, les grands et l'Église elle-même dans des dis-
cordes sans fin et des luttes interminables. Le Portugal fut en-
traîné comme les autres États du continent dans cette ronde
infernale. Sans doute, au début, il est certain que des efforts
sérieux furent tentés, soit par les rois bourguignons, soit par
les ordres religieux, soit par de grands propriétaires ou des
communes, pour hâter la repopulation et la mise en culture du
pays. Le roi Diniz a mérité le surnom glorieux de Labou-
reur. On voit encore dans les antiques couvents d'Alcobaça
et de Batalha, d'immenses étables, de grands magasins qui
servaient autrefois, vraisemblablement, au fonctionnement
d'une vaste exploitation agricole. Des colons furent attirés de
divers pays par des concessions de terre, des baux perpétuels,
des franchises et des exemptions de taxes ou de services. Des
communes bourgeoises furent aussi instituées dans l'intérêt du
commerce et de la fabrication. Il y eut donc, à l'origine de la
jeune monarchie, un effort d'organisation très remarquable,
conduit avec beaucoup d'intelligence et un grand sens pra-
tique. De temps en temps, par la suite, des essais analogues
furent encore tentés. Mais le résultat demeura toujours assez
médiocre, pour diverses raisons.
D'abord, on doit remarquer que, si certains princes ont cru
nécessaire, à plusieurs reprises, de légiférer avec abondance
pour galvaniser l'agriculture et les arts usuels, cela prouve sur-
tout que les particuliers ne faisaient pas de bien grands efforts
pour défricher le sol et pour créer des ateliers'. Il était d'ail-
leurs difficile que les choses allassent autrement. Après la recon-
quête, la population s'était trouvée divisée en quatre ordres
1. En 1375, environ 250 ans après le début de la reconquête, fut promulguée la
Lei (las Sesmarias, qui ordonnait la mise en culture des terres, sous peine de con-
Jiscation; elle ne donna aucun résultat.
GENS ET CHOSES d'aUïUEKOIS. 25
bien distincts : la noblesse haute et basse, le clergé supérieur
et inférieur, la bourgeoisie urbaine, le peuple. Ce dernier était
composé d'éléments assez divers par leurs origines, et aussi par
leur état social. C'étaient ou bien des patriarcaux dominés
par l'esprit de tradition, ou bien des désorganisés prêts au con-
traire à suivre toutes les impulsions, mais peu capables d'agir
par eux-mêmes. La bourgeoisie, peu nombreuse, composée sur-
tout de juifs et de descendants des familles maures ou mozara-
bes, se trouvait à peu près dans le même cas. Le clergé inférieur
n'avait ni instruction, ni moyens, ni influence; le clergé supé-
rieur se recrutait parmi les fils de la noblesse, qui voyaient là
une carrière où chacun pouvait déployer dans l'intérêt de sa
propre ambition tous les efforts de l'intrigue ; bientôt les cou-
vents furent également peuplés de cadets qui vivaient dans
l'oisiveté aux dépens des fondations pieuses, et ne songeaient
qu'à en étendre les domaines et le profit. Souvent les ambitions
et les appétits du clergé le mirent en lutte ouverte contre le
pouvoir royal, pour conserver ses privilèges ou en obtenir de
nouveaux. La haute noblesse, propriétaire de la plus grande
partie du sol, avait grand intérêt à le mettre en valeur, puis-
qu'elle en tirait ses principaux revenus. Mais, absorbée bientôt
par les luttes d'influence ou les guerres incessantes, elle se dé-
sintéressa vite de la conduite du travail, et trouva commode de
diviser autant que possible ses domaines en petites exploitations
dont elle se bornait à recevoir les fermages; le surplus demeu-
rait à l'état de forêts, de pâtures ou de landes incultes. Enfin,
la noblesse inférieure était composée surtout de cadets sans for-
tune, élevés dans l'oisiveté et préparés uniquement pour l'Église
ou pour le métier des armes. Aussi n'avait-elle qu'une préoccu-
pation : trouver le meilleur moyen de vivre aux dépens d'au-
trui; groupée en clans autour de quelques familles puissantes,
elle était continuellement occupée à usurper les biens ou les revenus
de l'Église, des communes ou des juifs. Enfait, dès lesoriginesde la
monarchie portugaise, la nation se trouve, par l'effet des circons-
tances, dans un état parfaitement hétérogène. Deux formations
sociales opposées y sont d'abord en présence : d'un côté, c'est
26 LE PAYS ET LA RACE.
la communauté maure et juive, avec sa tendance à la stagna-
tion; de l'autre, apparaît le type féodal importé par les princes
bourguignons et leurs ciievaliers, dont la tendance primitive
est au contraire favorable au développement du particulier.
Entre ces deux extrêmes s'agite une masse de gens déracinés,
désorganisés, déliés de la tradition, sans formation sociale dé-
finie. Dans la suite, les guerres civiles et extérieures, les persé-
cutions religieuses, l'abus des privilèges et de la vie militaire ou
religieuse, désorganisèrent la famille féodale aussi bien que la
famille communautaire. De très bonne heure, la nation entière,
ou à peu près, tomba dans cet état social indécis, flottant, in-
cohérent, qui caractérise les peuples désorganisés, et qui se con-
tinue indéfiniment par l'insuffisance de l'éducation. Gomment
celle-ci pourrait-elle, en effet, se transmettre d'une façon régu-
lière et permanente, quand les familles sont troublées et désa-
grégées par le désordre public ou par les hasards d'une exis-
tence fondée sur des éléments artificiels, comme le privilège, la
faveur, les aventures guerrières, etc. Seul, le travail stable, ré-
gulier, normal, permet au type social de se conserver et de se
perfectionner. C'est dans les régions les mieux isolées, comme
les îles, les montagnes, les contrées peu accessibles, que les
formes sociales se sont conservées avec la plus durable pu-
reté. Ici, au contraire, tout a été de bonne heure mélangé, con-
fondu, dérangé et eflacé.
Ces brèves indications jettent une vive lumière sur le passé et
le présent de la nation portugaise ; elles nous donnent notam-
ment la clef de son étonnante expansion maritime suivie d'un
rapide déclin. D'abord, les relations conservées en Orient par les
familles juives et maures, leur facilitèrent l'établissement ou le
maintien de transactions fructueuses avec les ports de la Syrie et
de l'Egypte. Le Portugal en tira avantage pour s'emparer d'une
partie au moins du mouvement commercial abandonné peu à
peu par les Grecs et les Italiens. Lisbonne et Porto devinrent les
échelles maritimes inévitables entre la Méditerranée et l'Eu-
rope occidentale. Une classe importante de négociants et de
financiers se forma et étendit ses affaires jusqu'au fond de la
GENS HT CIIOSKS D'aUTREFOIS. 27
Baltique 1. Le commerce des produits rares tirés de l'Inde déve-
loppa celui des denrées du pays.
La prospérité croissante de la classe moyenne ne tarda guère
à porter ombrage aux hommes de cour et d'Ég-lise, qui déjà se
disputaient la conduite et les profits du pouvoir. Craignant, non
sans raison du reste, d'être évincés par ces grands marchands
riches d'expérience et d'argent, ils s'en débarrassèrent dès la
fin du xv° siècle par la persécution religieuse et la confiscation.
Les uns refluèrent vers l'Afrique, les autres se réfugièrent en
France, en Italie, en Hollande, en Angleterre. Le développement
économique se ralentit en Portugal ^, et progressa rapidement,
au contraire, dans les autres pays.
V. L EXPANSION COLONIALE ET SES RESULTATS.
Cependant, le grand courant d'aventures caractérisé par les
croisades avait pris fin. Les guerres continentales, encore fré-
quentes, n'offraient ni le même attrait, ni les mêmes occasions
de profit que les expéditions en pays infidèle. La jeunesse noble,
écartée du travail par l'orgueil de caste, réduite à la portion
congrue par le droit d'aînesse et l'encombrement des offices
royaux ou des charges ecclésiastiques, cherchait des débouchés.
Déjà un prince devenu légendaire et qui était lui-même un
cadet royal, s'était efforcé, dans le premier tiers du xv^ siècle,
de pousser ses concitoyens vers la mer et les expéditions
coloniales. Par l'effet des premiers succès , le mouvement
s'accentua sous l'impulsion royale, et les explorations se multi-
plièrent.
Successivement, les Portugais découvrirent les côtes lointaines
de l'Afrique (1434-1447) , la route maritime de l'Inde (148G-
1496) et les rivages du Brésil (1500). Aussitôt la classe supé-
1. Au xive siècle, les armateurs portugais expoitaieut du blé et du poisson salé à
Riga; en 1353, Edouard III leur concédait le droit de pèche sur les côtes anglaises.
2. A la (in du xiv siècle, les Portugais ne faisaient plus guère que du cabotage;
leurs premières expéditions furent dirigées par des Génois.
28 LE PAYS ET LA RACE.
rieur e se porta vers ce nouveau champ d'aventures et de profit.
Comment s'y prit-elle pour l'exploiter? Si l'histoire ne le racon-
tait pas, on pourrait aisément le deviner. Des hommes qui mé-
prisaient toute occupation d'un caractère mercantile ne pouvaient
tirer parti de leurs découvertes que par un seul moyen : l'exploi-
tation administrative et fiscale. Us devinrent donc gouver-
neurs, officiers, fonctionnaires, et comme les meilleurs gains
semblaient en voie de passer entre les mains des négociants
étrangers, accourus à la suite des conquérants portugais i,
on organisa le monopole du trafic entre les pays soumis et
l'Europe.
Cette manière de faire eut deux conséquences également
graves. D'abord, le Portugal se créa des ennemis irréconciliables,
qui mirent tout en œuvre pour l'évincer ou même pour l'annexer
avec toutes ses possessions-. Ensuite, presque toute l'activité de la
nation se porta vers les colonies, non pour les mettre en valeur
par un effort régulier, mais pour les épuiser par tous les moyens
possibles : contributions arbitraires, impôts excessifs, pillage
même. Dans la métropole, tout fut subordonné à cette préoc-
cupation, et sacrifié au maintien du fructueux monopole, dont
on tirait du reste un bien médiocre parti ^. Les familles in-
fluentes, les agents du gouvernement, quelques marchands fa-
vorisés, réalisèrent ainsi de grandes fortunes*. Mais le peuple,
abandonné à lui-même, tomba dans une sorte de dépérissement,
et vécut dans une réelle misère à côté du luxe des privilégiés.
Dans la suite, la concurrence des autres nations diminua les pro-
fits, mais on vit surgir bientôt un nouvel élément de richesse,
au moins apparente. Au xvir siècle, le Brésil commença de
fournir de l'or en abondance, mais seulement au profit du Trésor
î. Les premières (lottes envoyées dans l'Inde portaient des négociants du nord, mais
bientôt ils furent rigoureusement exclus, ainsi que leurs navires.
2. Annexion à l'Espagne par Philippe II en 1580; elle dura jusqu'en 1640. En 1595,
les Hollandais s'emparent de plusieurs colonies portugaises.
3. Nul ne pouvait trafiquer avec les colonies sans une autorisation royale. Les
marchandises devaient être amenées à Lisbonne, où des navires étrangers, surtout
hollandais, venaient les prendre pour les porter dans les pays du nord.
4. Selon R. de Oliveira, chroniqueur du xvi" siècle, il y avait à Lisbonne en 1551
jusqu'à 4.30 orfèvres, ce qui indique un grand luxe.
GENS ET CHOSES d'aUTREFOIS. 29
royal et de quelques hauts personnages. Cet or fut gaspillé en
prodigalités absurdes dont profitèrent les fabriques étrang-ères.
Mais le pays demeura dans la position d'inertie industrielle, de
routine agricole, d'impuissance commerciale où il était tombé
par l'effet de la désertion de la classe dirigeante. Les proprié-
taires avaient abandonné leurs domaines à la petite exploitation
paysanne, et détourné leurs fils des carrières utiles. Aussi, dès
le xvii" siècle, on ne trouve plus guère en Portugal que deux,
classes absolument distinctes l'une de l'autre, la noblesse oisive,
et le peuple, paysans ou artisans, laissé entièrement à lui-même
et vivant dans l'ignorance, la stagnation, la pauvreté K Si quel-
ques petits fabricants ou négociants arrivaient à réaliser une
certaine fortune, ils formaient des exceptions trop rares pour
composer une nouvelle classe dirigeante capable d'entraîner la
population et de la guider vers un régime économique plus actif
et plus prospère. Toute troupe, tout groupe a besoin de chefs et
de guides. Ici, ces organes sociaux indispensables ayant failli à
leur tâche, la nation en était arrivée à se traîner misérablement
dans la médiocrité au moment même où lor lui arrivait avec la
plus grande abondance. Comment pourrait-on mieux démontrer
que la vraie richesse résulte d'un travail bien organisé par une
nation régulièrement ordonnée, bien plus que de l'abondance
artificielle de la monnaie.
Nous pouvons tirer encore de ces circonstances une autre
leçon, non moins utile. Pendant |cette période, des princes et des
hommes d'État éclairés, comprenant l'erreur colossale de leur
temps, s'efiorcèrent une fois de plus de ramener la nation dans
des voies plus normales, au moyen de mesures législatives et
administratives. Le résultat fut à peu près nul, parce que l'orga-
nisation du travail est un fait naturel, qui ne peut se réahser
pleinement et de façon durable au moyen de mesures artifî-
1. Sa position était aggravée encore par le développement de l'esclavage. A partir
de la fin du xv" siècle, un grand nombre de Maures, de nègres, d'indigènes brésiliens,
furent importés et employés comme domestiques et ouvriers urbains ou ruraux. Il en
résulta une licence des mœurs très préjudiciable à la famille et à l'éducation ainsi
qu'un métissage donnant des désorganisés. L'esclavage fut aboli par Pombal au milieu
du xviir siècle.
30 LE PAYS ET LA RACE.
cielles. Il faut ici les efforts multiples et harmoniques de la
nation entière. Les initiatives partielles et incohérentes d'une
bureaucratie n'y ont jamais suffi et nV suffiront jamais, même
sous rimpulsion du génie organisateur d'un Pombal.
VI. LA SlTrATION AU MILIEU DU XIX'= SIÈCLE.
Au début du xix'' siècle, le Portugal végétait, ne conservant
quelque prestige au dehors que grâce aux ressources financières
qu'il tirait du Brésil_, et qui profitaient si peu au pays, où elles
ne faisaient guère que passer pour aller ensuite se répandre chez
les peuples industriels. La ville de Lisbonne, qui réunissait
tous les gens influents ou riches, présentait seule les appa-
rences de la prosjîérité. Porto avait aussi quelque activité. Mais
le reste du pays demeurait comme abandonné. On ne trou-
vait alors dans tout le royaume qu'une seule route passable
établie sur une distance de quelques lieues, entre la capitale
et le château royal situé au-dessus du village de Cintra, C'est
dire à quel point les communications étaient difficiles et
rares.
Coup sur coup, toute une série d'événements fâcheux intervin-
rent pour achever l'œuvre de désorganisation des siècles anté-
rieurs. La grande crise militaire de la période napoléonienne,
r invasion, l'occupation anglaise, achevèrent la ruine du com-
merce. Bientôt après, la séparation du Brésil supprima une
importante source de revenus et d'emplois. A l'intérieur^ des com-
pétitions dynastiques provoquèrent des crises politiques aiguës
et des guerres civiles. Pendant près d'un demi-siècle, le pays fut
ainsi presque continuellement en proie aux difficultés les plus
graves. La politique avait pris le premier rang dans les préoc-
cupations de la classe supérieure. Tout lui était subordonné, et
tout en souffrait. L'agriculture et l'industrie demeuraient dans
un état tout à fait primitif et stagnant. Le commerce, également
tombé dans une situation des plus médiocres, était passé pour
(lENS ET CHOSES d'aL TKEFOIS. 31
une grande partie aux mains de maisons étrangères. Des mesures
législatives prises hâtivement et sans discernement, opéraient
dans le régime de la propriété une véritable révolution; le sol,
mobilisé en masse, par la brusque suppression de la main-morte,
des majorais et du droit d'ainesse, devenait un objet de spécula-
tion au profit d'un petit nombre de capitalistes. En résumé, tout
chez ce malheureux peuple se trouvait déplacé, dérangé, désor-
ganisé. La terre se distribuait au hasard, et la culture était sans
direction; l'industrie, abandonnée également aux mains des
petites gens, gardait les méthodes anciennes avec le petit ate-
lier; le commerce se limitait à quelques rares produits naturels;
on manquait à la fois, pour ranimer l'activité économique, de
patrons, de personnel capable et de capitaux. Aussi, le peuple
végétait dans une sombre pauvreté, tandis que la classe supé-
rieure, peu cultivée, paralysée par des préjugés ridicules, vivait
dans une oisiveté bien souvent corrompue, ou passait son temps
à briguer des faveurs ou des places. Divisée en clans politiques,
elle s'acharnait aux luttes les plus stériles et laissait le pays
marcher à la dérive. Triste époque en vérité, pendant laquelle
on vit ce peuple portugais, bon, laborieux, intelligent, demeurer
en dehors du progrès général et se mettre ainsi dans un état de
fâcheux retard et d'infériorité dangereuse vis-à-vis des autres
nations d'Occident.
L'examen des conditions générales naturelles du pays portu-
gais nous a amené à cette conclusion que, pour le mettre com-
plètement en valeur, il eût fallu déployer beaucoup d'initiative,
de capacité, d'esprit de suite, et engager de grands capitaux.
Or, nous venons de constater que la nation a été prématurément
désorganisée, et constamment détournée du régime normal du
travail, par une série de circonstances compliquées, qui la
poussait à porter tout son effort au dehors sous une forme
militaire ou administrative. En même temps, dédaigneuse des
métiers usuels, la classe aisée gaspillait également au dehors ses
revenus, laissant le pays sans capitaux, comme sans entreprises
et sans outillage. Ceci explique assez pourquoi le Portugal, qui
un moment avait paru destiné au plus brillant avenir, se trou-
32 LE PAYS ET LA RACE.
vait au milieu du xix" siècle placé parmi les États les plus arrié-
rés de l'Occident.
Depuis lors, cette pénible situation s'est modifiée dans une
mesure sensible, sans qu'il ait été possible, cependant, de rega-
gner le temps perdu. C'est que le fardeau du passé pèse encore
lourdement sur la vie nationale. Il est nécessaire de montrer
pourquoi et comment.
III
MŒURS CONTEMPORAINES
Physionomie sociale actuelle de la nation. — Les classes. — L'éducation. — La
politique et le travail. — La femme, sa situation sociale et morale. — Le mou-
vement intellectuel. — Les incertitudes du temps présent.
1. — PHYSIONOMIE SOQALE ACTUELLE DE LA NATION.
Peu de nations ont été soumises à des actions désorganisa-
trices aussi profondes et aussi continues que celles dont le peu-
ple portugais a souffert. Nous venons de constater en efiet
que, depuis l'antiquité jusqu'au milieu du siècle dernier, tout a
conspiré pour détruire les anciens cadres sociaux, entraver le
travail dans ses diverses branches, dérouter le mouvement éco-
nomique, et pour créer enfin une situation tout artificielle, basée
sur des ressources précaires et sur des procédés corrupteurs.
Dèsle XVI' siècle, la classe supérieure prétendait vivre exclusive-
ment des richesses tirées de l'Inde ; plus tard, elle les remplaça par
les trésors du Brésil. Dès lors, elle se considéra tout entière
comme un fils de famille opulent et oisif, préoccupé uniquement
de ses plaisirs, et qui pour toutes choses a recours au travail
d'autrui. La fortune a tourné; les anciennes familles ont été en
grand nombre ruinées par leur propre prodigalité autant que
par les révolutions, et comme le peuple était lui-même fort pau-
vre, la nation est tombée presque subitement dans une situa-
tion générale très précaire. Vers 1850, à la fin des grands trou-
34 LE PAYS ET I.A RACE.
bles politiques dont le pays a souffert durant cinquante années, le
Portugal se trouvait sans activité économique, sans capitaux, et
presque sans hommes capables de conduire un mouvement de
reconstitution nationale. L'agriculture était tombée à tel point
que le royaume devait importer la plus grande partie du blé et
de la viande nécessaires pour la consommation des villes.
L'industrie mécanique n'existait pas. On ne trouvait nulle part
ni ports outillés, ni routes, ni chemins de fer. L'argent était
rare et le crédit nul. L'instruction secondaire et supérieure
demeuraient rudimentaires et sans valeur pratique, l'instruction
primaire existait à peine. Mais de toutes les circonstances défa-
vorables, la plus grave résidait certainement dans le défaut
d'organisation sociale résultant des faits du passé. C'est là un
point si capital, que nous devrons y insister, car tant qu'il ne
sera pas clairement aperçu et compris par les intéressés, ils ne
parviendront pas à surmonter les difficultés au milieu desquelles
ils se débattent encore. Pour bien saisir le sens et la portée de
cette désorganisation ancienne, ainsi que la physionomie
sociale actuelle de cette nation, on doit analyser la condition
de chacune des classes qui la composent '.
La haute aristocratie terrienne ne joue plus guère qu'un rôle
honorifique. Très réduite en nombre, elle a laissé péricliter sa
fonction sociale en abandonnant la direction de ses domaines et
en se désintéressant des choses du travail. Après avoir abusé de
l'autorité et du privilège, elle a perdu à la fois l'un et l'autre
pour tomber dans une position secondaire, où elle achève de
s'éteindre peu à peu. L'aristocratie nouvelle ne la remplace
point, car elle est plutôt une haute bourgeoisie dont les titres
ne sont certes pas sans prestige. Mais on ne saurait faire revivre
des institutions anciennes dans un milieu nouveau.
Autrefois, il n'existait entre la classe aristocratique et le peu-
ple qu'une bourgeoisie peu nombreuse, cantonnée dans le com-
1. Le Portugal comptait en 1900, avec les Açores, à peu près 5.500.000 âmes,
dont un peu plus de 40.000 étrangers, pour la plupart Espagnols. Depuis que le pays
est relativement tranquille, l'accroissement est rapide (près d'un million d'âmes en
trente ans).
MOEURS CONTEMPORAINES. 35
merceetles bas offices, sans autorité, sans influence et de petits
moyens. Aujourd'hui, il n'en est plus de même, pour diverses
raisons. D'abord, l'ancienne noblesse secondaire a subi uneévolu-
ticm profonde.
Appauvrie, souvent ruinée même par les événements po-
litiques, elle a couru pour ainsi dire au devant de sa déchéance
par la liquidation de ses majorats et le partage de ses biens ,
«légrevés du droit d'aînesse. En peu d'années, beaucoup de
familles ont perdu leur ancienne prééminence, avec leur for-
tune et leurs privilèges, et ont grossi les rangs de la classe
moyenne. Les autres ne se distinguent plus que par leur nom et
leur fortune territoriale, encore celle-ci est-elle souvent égalée
ou dépassée par des fortunes nouvelles, sorties des affaires, et
parfois de la spéculation. Ensuite, la bourgeoisie, profitant des
circonstances nouvelles, s'est largement recrutée par en bas .
Beaucoup de gens, plus ou moins enrichis, notamment par
l'émigration temporaire, sont sortis du peuple et ont poussé
leurs enfants ou leurs proches parmi la classe aisée. En fait ,
c'est la bourgeoisie qui conduit actuellement le Portugal, et
tient la première place dans le mouvement social. Il est donc
très important de bien connaître sa constitution intime.
II. LA DESORGANISATION DU TYPE FAMILIAL.
Pour bien comprendre cette situation, nous devons nous ren-
dre un compte exact du fait social considérable, décisif, qui
domine et influence toutes les manifestations de la vie nationale
portugaise. Il s'agit de l'expliquer d'une façon complète, dé-
monstrative. Pour cela nous invoquerons avant tout la leçon
des faits.
Ce phénomène dont nous avons déjà montré la genèse et dont
toutes les conséquences nous apparaîtront bientôt, c'est la dé-
sorganisation du type familial. Nous savons comment des cir-
constances anciennes, agissant durant des siècles, ont à diverses
reprises mélangé, bouleversé, parfois détruit et remplacé les
36 LE PAYS ET LA RACE.
populations d'une manière plus ou moins complète. Des races
régulièrement organisées ont occupé certaines régions. Puis
il en est survenu d'autres qui étaient déjà en partie au moins
sorties de leur moule social primitif. Enfin, la guerre, la misère,
Fesclavage, des combinaisons économiques exceptionnelles ont
effacé presque partout les anciennes coutumes familiales et créé
dès longtemps en Lusitanie ce que nous avons appelé un type
social désorganisé. Un exemple assez précis va nous faire appa-
■raitre cette évolution sous une forme vivante et en quelque
sorte palpable.
Les formes d'organisation sociale ne naissent pas au hasard.
Elles se développent sous des influences précises, qui tiennent
principalement à la nature du lieu habité et au régime du tra-
vail prédominant. Dans certaines régions difficiles à transfor-
mer, elles se maintiennent mieux qu'ailleurs sous l'influence
d'un régime très simple du travail. La combinaison de ces deux
circonstances s'oppose en eflet aux complications croissantes qui
tendent à rompre les antiques coutumes et les vieilles formes.
Or, il existe en Portugal une région qui présente à peu près les
conditions propres à conserver le type social simple qui fut pri-
mitivement celui de presque tous les habitants du pays, depuis
les Ligures et les Ibères jusqu'aux Maures. Cette région, assez
réduite, forme l'angle nord-est du pays, l'ancienne province de
Tras os Montes, ce qui signifie « au delà des monts ». Il serait
plus exact d'ailleurs de dire « sur les monts ». En effet, presque
tout le pays entre Minho et Douro est formé par les prolonge-
ments des terrasses galiciennes, qui vont en s'abaissant vers le
sud et l'ouest. On trouve là des plateaux étages, bossues par
des chaînons, dont l'altitude varie entre 300 et 1.600 mètres, les
plus élevés se trouvant sur la frontière. Des cours d'eau torren-
tiels ont entaillé ces plateaux, creusant des vallées étroites et
profondes. Ce massif est formé surtout de roches cristallines,
dont la décomposition donne un sol léger et maigre, sauf tout à
fait au fond des vallées, où la terre et l'humus sont accumulés
par les eaux. 11 est même arrivé que les pluies ont totalement
lavé les roches des sommets, imprudemment déboisés par les
MOEURS CONTEMPORAINES. 37
pAtres et les charbonniers, on sorte que des surfaces assez éten-
dues sont devenues impropres à toute végétation. Ailleurs, les
plateaux sont couverts d une couche si mince et si maigre, qu'il
est difficile d'y faire pousser autre chose que du gazon ou des
buissons. De plus, les pentes sont ordinairement si raides, que
la culture trouve les plus grandes difficultés à s'y établir, d'au-
tant plus que le climat est peu favorable. En effet, les monta-
gnes étant en général orientées du nord au sud, les premières
chaînes, rangées près de l'Océan, condensent la plus grande
partie des vapeurs, si bien que l'arrière-pays ne reçoit que des
pluies insuffisantes. Les plateaux et les pentes de l'intérieur sont
donc fort arides, et en même temps très difficiles à irriguer, à
cause de l'irrégularité de la surface. Enfin, l'altitude rend les
hivers assez rigoureux, tandis que les étés sont brûlants, toutes
choses encore défavorables à la culture.
Il est résulté de tout cela deux conséquences capitales. En pre-
mier lieu, les habitants de. Tras os Montes ont dû en général
pratiquer de façon permanente une agriculture simple et à peu
près immuable. Labourant le fond des vallées, ils utilisent les
pentes soit par le boisement soit par la pâture. Dans ces condi-
tions, l'appropriation particulière de la totalité du sol se révé-
lait comme nuisible. En effet, une expérience répétée en bien
des pays a montré que, dans de telles circonstances, l'exploita-
tion en commun des bois et des patis est bien plus avantageuse
pour tout le monde, qu'un partage obligeant chacun à organiser,
avec ses seules forces, une exploitation difficile, parce qu'elle
porte sur des terres éloignées les unes des autres, d'accès diffi-
cile, et de faible rendement'. Gela explique pourquoi, dans les
régions montagneuses, les communautés d'habitants se sont
maintenues à travers les siècles, tandis qu'elles se désagrégeaient
dans la plaine, où le sol permet une exploitation variée et in-
tense.
Souvent cette communauté de groupe se complète par la com-
munauté de famille, laquelle s'applique alors à des biens plus
1. Cf. les monographies du Jura bernois et de la vallée d'Ossau (Pyrénées),
publiées dans la revue la Science sociale par MM. R. Pinot et F. Butel.
38 LE PAYS ET LA RACE.
restreints, comme riiabitation et les champs labourables situés
dans les fonds'. Dans le Tras os Montes, la communauté de
famille parait avoir disparu depuis assez longtemps; du moins
le code civil la prohibe et a dû en désagréger les dernières
traces. Mais la propriété communale a subsisté sur une grande
échelle, et elle donne à cette région une physionomie très
spéciale, essentiellement diflérente de celle du reste du pays.
C'est pourquoi il est nécessaire de la connaître, pour mieux
comprendre, par comparaison, ce qui suivra. Nous pourrons
ainsi faire la différence entre un type encore organisé, au moins
en partie, et celui qui ne l'est plus, sinon par des combinaisons
artificielles, qui tiennent lieu des traditions naturelles, mais ne
les remplacent pas.
m. — LES GROUPEMENTS COMMUNAUTAIRES 1>ES MONTAGNARDS
DU NORD.
Les communes du Tras os Montes, mais plus spécialement
celles du plateau de Barroso, et du massif de Miranda, sur le
cours supérieur du Douro, sont restées propriétaires de vastes
espaces : landes, forêts, taillis, pâtures et terrains vagues. Les
parties basses, au contraire, aisément cultivables, sont répar-
ties entre des propriétaires particuliers. Il parait certain que,
autrefois, la population étant encore restreinte, la culture des
champs inférieurs, combinés avec l'exploitation en commun des
terres vagues, suffisait aux besoins. Plus tard, l'accroissement
de la population a compliqué un peu les choses. Il a fallu mettre
en culture des parcelles du sol commun, en dépit de sa pau-
vreté. Pour tout cela, il fallait établir un régime susceptible
de satisfaire à tous les besoins, en écartant les causes d'abus,
de conflit, de trouble, qui ne pouvaient manquer de se produire
1 . Nous ne pouvons insister ici sur la constitution et les effets de la communauté
de famille, qui a été décrite à bien des reprises. V. notamment la monographie du
Baschkir de l'Oural, dans les Ouvriers européens, et notre ouvrage : La Production,
le Travail et le Problème social ati début du xx° siècle, 1. I".
MœURS CONTEMPORAINES. .*J9
avec d'autant plus d'intensité que les intérêts devenaient plus
nombreux. Et, en effet, tout un ensenil)le de coutumes, admi-
rables dans leur précision ingénieuse, en dépit de leurs formes
simples, élémentaires, s'est établi entre ces petits paysans pour
leur assurer la paisible jouissance de leur sol ingrat^. D'où leur
est venue cette prévoyante et pratique sagesse ? Un législateur de
génie leur a-t-il apporté des règlements élaborés par un effort
dépensée et de méditation? Non pas. Pourvus d'une organisation
familiale très forte, (|ui donnait aux chefs de famille une grande
autorité, ils ont modelé peu à peu sur leurs besoins constatés,
sur les nécessités pratiques, les coutumes les plus propres à leur
assurer des moyens réguliers d'existence. L'habitude de gou-
verner chacun une famille nombreuse fit que les chefs de maison
surent s'entendre, de temps immémorial, pour chercher et trou-
ver la solution simple et logique du problème vital que la na-
ture leur posait; ils adaptèrent le mécanisme de la communauté
de famille à la gestion des intérêts de tout un voisinage, et cons-
tituèrent de fortes communautés locales, réglant à l'amiable
toutes les questions d'intérêt général, d'ordre privé comme
d'ordre public. Voici quelques exemples, propres à bien fixer
les idées.
La grande affaire d'une communauté d'habitants, c'est évi-
demment de déterminer avec précision le régime du travail qui
la fait vivre. Il s'agissait d'abord d'exploiter certaines ressources,
par exemple l'herbe spontanée des hauteurs. Pour cela, il fallait
délimiter les zones d'après leur productivité, l'époque où il con-
venait de les employer, la quantité de bétail qu'on y pouvait
envoyer, enfin la garde des animaux. Tout cela fut déterminé
minutieusement par les chefs de maison, réunis en assemblées
délibérantes, le plus souvent en plein air. Des prescriptions dé-
taillées furent ainsi établies, les droits réciproques strictement
précisés, ainsi que les devoirs mutuels, et même les sanctions
1. V. une brochure publiée par M. le Dr. Monteiro, de Braga, sous ce litre : Sur-
vivances du régime communautaire en Portugal, abrégé d'une monographie iné-
dite par A. da Rocha Peixoto, jeune savant enlevé par une mort prématurée. Ce
travail a été inséré en portugais dans les Notas sobre Portugal, 2 volumes publiés
par l'Imprimerie nationale en 1907.
40 LE PAYS ET LA RACE.
en cas de violation des décisions prises et acceptées. Ces mêmes
assemblées intervinrent encore, dans la suite, pour désigner les
parcelles de bois, de bruyères, de landes, à exploiter ou à
mettre provisoirement en culture, ainsi que les travaux à exé-
cuter dans Tintérêt de tous : barrages et fossés d'irrigation, distri-
bution des eaux, construction de moulins, ou de fours, ou de
granges, d'usage banal, etc.
Les montagnards du Tras os Montes ne se sont pas bornés à
organiser ainsi en commun le régime du travail, ils ont témoi-
gné de la même entente, de la même discipline, de la même
ingéniosité dans la vie publique, et aussi de la même énergie. A
bien des reprises on a vu des communautés paysannes procéder
avec une remarquable méthode à des entreprises d'intérêt gé-
néral. Ainsi, certaines paroisses ont rebâti leurs églises, d'autres
en ont établi de nouvelles, afin d'avoir la messe à leur portée.
Dans ce but, une assemblée était réunie pour discuter le projet,
choisir l'emplacement, distribuer les tâches. Les uns devaient
creuser les fondations, apporter les pierres et le sable, ou les
bois de charpente. D'autres étaient imposés afin de réunir les
fonds nécessaires pour payer les maçons et les charpentiers. Le
service du culte est assuré par le concours de tous. En efifet, des
terres sont assignées et cultivées en commun pour l'entretien du
prêtre et les frais du culte. On a agi de même pour d'autres
bâtiments communaux. Enfin, ces petites gens ont su faire
reculer l'État lui-même, le jour où il a prétendu empiéter sur
leurs droits séculaires. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, l'admi-
nistration s'avisa de soumettre les bois du Barroso au régime
forestier, ce qui eût privé les habitants des subventions qu'ils en
tiraient en herbes, fougères, bruyères, combustible. Des che-
mins furent tracés en vue de l'exploitation et de la surveillance
par les agents du gouvernement. Mais tout le peuple se leva
comme un seul homme, on coupa les chemins, on détruisit les
ponceaux jetés sur les torrents, on chassa les employés, et la
victoire resta aux paysans. Peut-être eût-il été bon, en fait, de
contrôler l'usage des terrains forestiers pour éviter des déboise-
ments dangereux, mais il eût fallu prendre ces mesures avec
MOEURS CONTEMPORAINES. 41
précautioii, sans menacer les intérêts des communautés d'usa-
gers.
Beaucoup de communes, dans le reste du Portugal, ont aussi
des biens fonciers, parfois très vastes. Mais nulle part on ne
retrouve cette organisation communautaire si souple et si bien
adaptée aux besoins spéciaux de la population du nord. C'est
que, aussi, les conditions géographiques n'étant pas les mêmes,
le travail a pu s'organiser autrement. Hors du Tras os Montes, les
propriétés de la commune sont régies comme les autres intérêts
communaux, c'est-à-dire administrât! vement et souvent avec
une négligence plus ou moins grande, ce qui en diminue de
beaucoup le rendement et l'utilité. On nous a cité un cas qui
mérite d'être rapporté à titre de contraste. Dans un concelho
(commune) de l'Alemtejo, il fut décidé un beau jour que les
communaux seraient distribués entre tous les habitants, afin que
chacun devint propriétaire. Le lotissement eut lieu, mais quel-
ques mois plus tard, un certain nombre de bénéficiaires avaient
déjà vendu leurs parts, quelquefois pour un prix dérisoire, ou
même pour quelques bouteilles de vin. Rien ne saurait mieux
montrer la différence des deux types. Le premier, établi solide-
ment dans le cadre dune organisation naturelle, se maintient
avec vigueur dans une situation modeste sans doute, mais suffi-
sante pour lui assurer une existence paisible et régulière, sinon
aisée. Le second, sorti des antiques traditions, guidé seulement
par un régime administratif artificiel, désorganisé en un mot,
se montre incapable d'exploiter, d'une façon avantageuse, la
propriété collective et même de conserver la propriété particu-
lière.
Ceci nous démontre d'une façon claire et précise la supério-
rité d'un organisme naturel, quel qu'il soit, sur un régime où
des institutions artificielles remplacent la coutume disparue.
Est-ce à dire que le type social du nord à base communautaire
constitue un modèle dont on peut recommander l'imitation?
C'est ce que nous allons examiner.
L'organisation sociale des gens du Tras os Montes, quoique
déjà très ébranlée, présente un grand avantage : elle leur
42 LE PAYS i:t ia kace.
permet d'assurer leur existence d'une façon plus régulière,
plus sûre, plus indépendante, que cela n'est possible aux po-
pulations désorganisées. Et cependant la communauté présente
de graves inconvénients. Elle accoutume les gens à compter
trop sur la collectivité. En donnant aux chefs de famille une
autorité absolue, elle atténue les énergies et les initiatives indi-
viduelles chez les autres. En faisant régner despotiquement
la coutume, elle produit fatalement la routine et la stagnation.
C'est là précisément ce qu'on reproche aux simples et rudes
montagnards du ïras os Montes. Donc, si leur organisation so-
ciale répond bien aux exigences de leur contrée, si elle leur
est somme toute profitable, cela ne veut pas dire qu'elle aurait
les mêmes avantages dans le reste du pays.
D'ailleurs, peu importe. La communauté de famille ou de
groupe local, comme celle que nous venons d'esquisser, ne se
reconstitue pas spontanément, parce qu'elle résulte dune éduca-
tion très spéciale, à peu près impossible à faire revivre quand
elle a disparu. Ce n'est donc pas vers le type communautaire que
les hommes du xx** siècle doivent tourner leurs regards. Il leur
faut d'abord se rendre bien compte de leur état de désorgani-
sation sociale, et ensuite constater les fatales conséquences
de ce fait. Ils doivent enfin chercher les moyens efficaces d'y
pourvoir en créant des cadres nouveaux. Quels sont ces cadres,
et comment pourrait-on les établir et les conserver. C'est ce
que nous essaierons de déterminer plus tard. Auparavant, nous
devons indiquer clairement les symptômes et les traits carac-
téristiques de la désorganisation sociale que nous signalons,
puis en montrer en détail les effets dans toutes les branches de
l'activité nationale. On sentira alors la nécessité d'une reconsti-
tution de la famille et par là de la nation entière.
IV. — LKS INCERTITUDES DU TKMPS PRÉSENT.
Nous avons dit tout à l'heure que le régime de la commu-
nauté, encore vivant dans le nord, quoique atténué, était le
MŒUHS CONTEMPORAINES. 43
résultat naturel d'une certaine éducation. Cela est évident. Les
pères ayant appris de leurs ancêtres certaines coutumes, cer-
taines régies de vie, certains procédés d'administration com-
mune, les enseignent à leurs enfants par la parole et par
l'exemple. Les idées et les manières d'agir se transmettent
ainsi de génération en génération et de siècle en siècle. Les
caractères se modèlent par là sur un certain type, qui cons-
titue la physionomie sociale du groupe. Ici, l'éducation est
forte et régulière dans ses défauts comme dans ses qualités.
Chez les désorganisés, au contraire, l'éducation est pour ainsi
dire arbitraire. En dehors de quelques principes de morale
nouvelle, de quelques coutumes banales, comme les formes de
politesse, de certaines idées courantes, qui bien souvent ne
sont que des préjugés, chacun laisse aller plus ou moins les
choses. Aussi, d'une façon générale, les caractères se forment au
hasard ; trop souvent même ils sont dirigés à faux par l'effet
de la faiblesse, de la tendresse aveugle des parents. Ce sont
la négligence des uns et la faiblesse des autres qui créent les
dévoyés et les déclassés de toutes les catégories. Ce défaut de
tradition et de méthode fait l'incohérence du type social, et
l'absence d'esprit national. Le désorganisé ne connaît guère
l'initiative, car son caractère n'y est point formé ; ni la dis-
cipline volontaire, car on ne lui a jamais parlé que d'autorité,
à moins qu'il n'ait été laissé libre jusqu'à l'abus; ni la res-
ponsabilité personnelle, car celle-ci ne peut résulter que d'une
liberté contrôlée et sanctionnée. Il en résulte que, chez les na-
tions désorganisées, l'esprit d'initiative, d'entreprise, est assez
rare, parce qu'il provient alors, non d'un courant général, mais
seulement de cas sporadiques, dus à des personnalités excep-
tionnellement douées. De là le retard économique de ces nations.
Ensuite, on les voit toujours soumises à un gouvernement au-
toritaire, et en même temps agité, parce que les gens, inca-
pables d'organiser leurs affaires eux-mêmes, supportent impa-
tiemment la pression de l'autorité, sans savoir ni la remplacer,
ni la contenir. Au fond, les désorganisés sont toujours dans
une situation irrégiilière ou même anarchique, précisément
44 LE PAYS ET LA RACE.
parce que leur éducation est elle-même conduite sans mé-
thode .
En visitant le Portug'al, nous avons interrogé bien des per-
sonnes éclairées sur l'état actuel de l'éducation dans ce pays.
Leur réponse fut unanime. Toutes reconnurent que cette édu-
cation est généralement faible et sans unité. Dans la classe
aisée, les pères sont excellents et prêts à tous les sacrifices
d'argent, les mères sont dévouées, aimantes, parfois jusqu'à
l'adoration. Mais si on est attentif à l'observation des formes
extérieures de courtoisie, parfaites chez ce peuple aimable, la
formation du caractère est négligée. On n'en comprend pas
l'importance, on ignore les procédés d'éducation propres à le
fortifier peu à peu, dès les premières années de l'enfance. Dans
bien des cas, la direction des jeunes esprits est abandonnée à
des servantes quelconques qui les modèlent à leur image. Le
type de lenfant gâté est très fréquent. Aussi le caprice et Tir-
régularité président trop souvent à la conduite de la vie ; le
préjugé ou la fantaisie l'emportent sur la raison, l'indiscipline
devient une habitude. Cela est absolument opposé au dévelop-
pement normal de la fermeté dans la décision, de la rectitude
dans les vues, de la domination de soi-même, du sentiment de
la responsabilité personnelle, qui font la principale valeur so-
ciale d'un individu. Nous l'affirmons sans hésiter, — et cette af-
firmation se vérifiera dans la suite par toute une série de faits,
— c'est ce laisser-aller, cette insuffisance de l'éducation qui
retient en quelque sorte la classe dirigeante portugaise dans
une situation troublée, difficile, et l'empêche de donner sa
mesure en dépit de sa vive intelligence et de sa bonne volonté
évidente. Sans doute, les personnalités capables se sont mul-
tipliées depuis un quart de siècle, et leur activité a déjà porté
ses fruits. Mais elles sont trop peu nombreuses et, en outre, il
arrive presque toujours que leur supériorité, née du simple
hasard et non pas d'une formation régulière, ne se trans-
met pas à leurs descendants, parce qu'elles n'ont ni l'idée
ni la méthode d'une forte éducation. Ces personnalités for-
ment une élite brillante, mais qui reste trop restreinte, pour
MCEURS CONTEMPORAINES. 45
encadrer, diriger et entraîner la masse flottante du peuple.
Cette éducation incomplète et irrationnelle entretient ou crée
chez les gens de la classe supérieure des préjugés, des habi-
tudes, des manières d'agir qui ne répondent pas aux tendances
et aux besoins de la société moderne. Celle-ci est basée sur
trois principes absolument différents de ceux qui régissaient le
monde autrefois. D'abord, c'est la capacité, qui fait le rang, à
l'exclusion presque totale des faits accidentels ou artificiels,
comme la naissance, la fortune ou le titre. Il faut donc être
avant tout capable, non seulement par le savoir, mais surtout
par la force du caractère et la puissance de l'initiative. En
second lieu, c'est le travail qui mène le monde, et non pas la
politique. Il faut donc avant tout aussi s'attacher à diriger le
travail, d'où sortent à la fois l'influence sociale effective et les
fortunes les plus solides. Enfin, les vues et les activités ne peu-
vent plus se borner au cercle étroit d'une frontière. La vie est
devenue essentiellement internationale dans toutes ses manifes-
tations. Il faut donc être toujours prêt à sortir de son milieu,
de sa spécialité, de son pays, et pour cela, on doit voyager,
savoir les langues, connaitre et comprendre l'étrang-er. Aujour-
d'hui, un peuple qui prétendrait se replier sur soi-même ne le
pourrait plus. Il serait entraîné de force dans le tourbillon
rapide des relations communes inévitables. Qu'on le veuille ou
non, que Ton regrette le calme du bon vieux temps ou que
l'on admire l'activité fiévreuse des jours présents, peu importe,
il faut marcher, ou bien tomber dans le marasme et la pau-
vreté, en attendant l'infiltration et la domination des activités
étrangères, c'est-à-dire la conquête, l'assimilation, la dispa-
rition de la race.
Or, l'éducation portugaise actuelle ne répond pas à cette
situation nouvelle du monde. Ainsi, beaucoup de gens reçoi-
vent encore et conservent des préjugés qui les paralysent dans
une grande mesure, en les amenant à mépriser le travail et
les professions lucratives. On considère comme plus digne, plus
anoblissante en quelque sorte, une situation qui se rapproche
le plus possible des apparences de l'oisiveté. C'est ce qui fait
16 LE PAVS ET LA RACE.
préférer les carrières libérales ou administratives, avec les-
quelles on en prend facilement à son aise, tandis que l'industrie
ou le commerce sont astreignants et nécessitent des soins, des
démarches, des occupations, des relations qui ne sont pas tou-
jours agréables. Autrefois, cette afï'ectation d'oisiveté était
poussée jusqu'au ridicule. Un chroniqueur qui vivait et écrivait
à Lisbonne vers le milieu du xvi" siècle disait : « Ici, nous
sommes tous nobles, et nous ne portons rien en nos mains par
les rues... Le travail est fait par les artisans ou les esclaves. »
Ainsi, tout homme obligé au travail se trouvait relégué dans
une situation subordonnée ou même servile. Cette vanité pué-
rile et funeste a fait le malheur du Portug-al, et lui nuit encore,
car, bien que les idées aient déjà évolué sensiblement depuis
vingt ou trente ans, trop de personnes encore mettent leur
orgueil à éviter, au moins en public, tout ce qui ressemble à
une occupation mercantile, à un métier usuel. C'est probable-
ment une tradition du môme genre qui conduit les Portugais
aisés à prolonger leurs soirées outre mesure, et à se lever fort
tard, tandis que les gens du peuple, au contraire, sont très
matineux. Cette manière de faire présente de graves incon-
vénients. Sans parler de son caractère peu conforme aux indi-
cations de la nature et à la saine hygiène, elle amène ce
résultat, que le chef d'établissement arrive à son bureau long-
temps après que le travail a commencé dans les ateliers ou les
comptoirs. Pendant ce temps, sa direction et son contrôle ont
fait défaut ; en outre, comme les affaires sont suspendues le
soir à peu près à la même heure que dans les autres pays, il
en résulte un déficit sensible dans l'action du patron, et aussi
du reste dans celle du fonctionnaire, de l'homme de loi, etc..
Enfin, et pour toutes les causes que nous venons d'énumérer,
le Portugais est trop souvent attiré par les vaines agitations
de la politique, où il trouve un semblant d'activité, une occa-
sion de briller par la parole ou par l'intrigue, moyens faciles
de se dépenser en théories creuses ou en combinaisons habiles,
mais sans profit réel, pour le pays. Une éducation normale
détournerait sans aucun doute un grand nombre de jeunes
MOHRS CONTEMPORAINES. 47
hommes des professions libérales surchargées, car, en général,
elles ne procurent qu'une apparence d'occupation et peu de
profit, ce qui oblige bien des gens à cumuler les métiers les
plus hétérogènes. Elle les éloignerait également de la politique,
dont ils apprécieraient peu les grands mots et les petites beso-
gnes. Elle les pousserait, au contraire, vers les entreprises per-
sonnelles actives et productives, elle les ferait marcher avec
leur siècle, pour leur propre avantage et au profit de la nation
entière. Elle distrairait leur attention des affaires purement
intérieures et pour ainsi dire parasites, et la dirigerait vers
les affaires internationales, selon la pente de l'esprit contem-
porain.
Parmi la classe ouvrière des campagnes et des villes, la situa-
tion est la même à beaucoup d'égards. Dans les campagnes écar-
tées, l'enfance reçoit une éducation familiale qui n'est pas à
dédaigner, mais elle vit de traditions autoritaires et très peu
progressives. Dans la plus grande partie du pays, l'enfance est
trop négligée, trop abandonnée à la rue, surtout dans les
villes, où la mendicité enfantine est une sorte de fléau attristant.
Il va sans dire que cette négligence n'est p as pour dresser les
caractères et former les âmes. Si le Portugal était un pays de
grandes villes, le mal deviendrait promptement terrible. Ce
qui maintient encore dans la masse de la population des mœurs
douces, une honnêteté remarquable, un esprit paisible et labo-
rieux, c'est la prépondérance considérable de la vie rurale et
du travail agricole. La vie urbaine et la grande industrie pré-
dominante feraient promptement d'un peuple aussi désorganisé
une masse turbulente, envieuse, démoralisée, toujours prête à
la révolte.
C'est même là un risque dont ceux qui dirigent la ïiation,
soit par situation sociale, soit par fonction officielle, doivent
tenir le plus grand compte, car une évolution industrielle trop
précipitée, sans un oiouvement éducatif parallèle, amènerait
certainement les plus graves complications. Nous aurons l'occa-
sion de revenir plus tard sur cette idée importante.
Pour le moment, la désorganisation des familles ouvrières a
48 , LE PAYS ET LA BACE,
déjà des conséquences qui ne sont pas sans gravité. Elles four-
nissent une main-d'œuvre assez laborieuse, peu exigeante,
remarquablement intelligente en moyenne, mais ignorante, peu
progressive, peu développée, et cependant volontiers raison-
neuse et facilement portée à l'indiscipline. Mieux formée, mieux
guidée, elle pourrait être excellente. Cet état général de l'édu-
cation a aussi de graves conséquences intellectuelles et morales.
Éloignés de Tesprit de travail et d'entreprise, les Portugais de
la classe supérieure ont vu faiblir chez eux le sentiment du
pratique et de l'utile. Portés vers les carrières purement intel-
lectuelles, ou même vers la complète oisiveté, ils n'ont guère
senti le besoin de l'observation rigoureuse, exacte, patiente et
terre à terre. Ils avaient une tendance naturelle et une préfé-
rence innée pour les exposés théoriques facilement appris dans
les livres, et propres à fournir des sujets de discussion subtile
ou de dissertations ingénieuses et éloquentes. Aussi leur régime
d'instruction secondaire et supérieure est-il fort en retard, en
dépit des efforts tentés récemment pour l'élever au niveau des
résultats obtenus par les méthodes nouvelles. Quant à la mo-
ralité, elle semble plutôt en voie de diminuer. Autrefois, l'es-
prit religieux et l'enseignement moral de l'Église obviaient jus-
qu'à un certain point à la faiblesse de l'éducation, pour la
conservation des mœurs. Mais, depuis longtemps, la croyance
s'est réduite de beaucoup chez les familles aisées. La richesse
facilement acquise, l'oisiveté, l'esclavage, ont développé chez
les hommes une précocité et une légèreté de mœurs qui ont
contribué aussi à la désorganisation sociale. Actuellement, ces
habitudes corruptrices ne sont plus aussi générales, mais elles
agissent encore avec une intensité trop grande. Les femmes sont,
du reste, bien supérieures aux hommes à ce point de vue, c'est
l'avis unanime de toutes les personnes d'expérience que nous
avons consultées. Aussi jouissent-elles d'un respect profond et
d'une remarquable considération. Elles ne sont en général —
toute règle comporte des exceptions, cela va de soi, — ni des
esprits pourvus d'une culture très forte, ni des éducatrices
méthodiques et énergiques, mais elles ont des qualités d'in-
MœURS CONTEMPORAINES. 49
telligence, de cœur et de conduite qui leur donnent beaucoup
de charme et de valeur morale. Elles pourront agir puissam-
ment, si elles prennent la peine de s'éclairer, pour le relève-
ment social de leur nation. Quant aux femmes du peuple, elles
sont la plupart du temps ménagères laborieuses et tendres
mères, mais fort arriérées; leur moralité moyenne est assez
bonne, surtout à la campagne. Ici encore l'étoffe est excellente,
il ne s'agit que d'en faire le meilleur usage. Pour cela, le
premier résultat à chercher, c'est, nous le répétons, la consti-
tution de cadres sociaux propres à réorganiser peu à peu cette
masse flottante et mouvante comme les dunes de son littoral.
Comment devrait-on s'y prendre pour le réaliser? C'est ce que
nous essaierons de dire en concluant. Pour le moment, nous
devons exposer en détail les phénomènes produits par ce ré-
gime social dans les diverses manifestations de la vie nationale.
Nos premières observations porteront sur l'organisation du
travail, et tout d'abord sur sa branche la plus importante en
Portugal, la culture.
DEUXIÈME PARTIE
L'AGRICULTURE ET LA YIE RURALE
CONDITIONS GÉNÉRALES DE LA CULTURE
EN PORTUGAL
L'agriculture, industrie nationale par excellence. — La population agricole. —
Les terrains et les climats. — Répartition de la propriété. — Les types d'ex-
ploitations. — Éléments actuels de la production. — Petite culture, petits
moyens, petits profits. — Ce que le Portugal vend au dehors, et ce qu'il pour-
rait vendre.
I. LA POPULATION AGRICOLE.
C'est l'agriculture qui fait vivre actuellement l'immense ma-
jorité de la population portugaise. On peut dire que les quatre
cinquièmes de la nation, ou à peu près, doivent leurs moyens
d'existence au travail agricole. Celui-ci a donc en Portugal une
importance relative bien supérieure à celle de toutes les autres
industries réunies. En eflet, non seulement il assure la subsis-
tance d'un grand nombre de familles, mais encore il fournit au
commerce extérieur ses principaux éléments : vin, liège, fruits,
bois et huile. Une première conséquence résulte de ce fait : si la
culture n'est pas organisée d'une façon suffisante, le pays se
trouvera nécessairement dans une position difficile et gênée par
l'effet de l'insuffisance et de la pauvreté de la branche jirinci-
52 LA VIE RURALE.
pale de sa production. En même temps, un autre fait capital
s'impose immédiatement à l'esprit : puisque la prospérité d'un
pays dépend tout naturellement de sa production, l'agriculture
doit être en Portugal l'objet des efforts les plus énergiques et
(les soins les plus attentifs, afin de porter au maximum ses fa-
cultés productives, ses rendements et ses bénéfices. Autrefois,
rien n'était fait en ce sens. La grande propriété absorbait presque
complètement le sol, dont les parties les plus fertiles étaient
seules cultivées par les moyens les plus primitifs. Le surplus res-
tait livré au bétail, principalement au mouton. Les propriétaires
faisaient rarement valoir eux-mêmes; ils avaient des métayers
et des fermiers emphytéotes payant leurs loyers en nature; les
patrons n'avaient ainsi d'autre souci que la vente des denrées et
du produit des troupeaux. Les uns étaient de joyeux vivants,
grands chasseurs, aimant le vin, la bonne chère et le reste. Les
autres, gens d'Église, ne s'intéressaient pas davantage à l'ex-
ploitation rurale. Aussi la culture était-elle arriérée et misé-
rable. Aujourd'hui, la situation est changée à certains égards.
Le propriétaire est le plus souvent un citadin à peu près in-
connu de ses fermiers. Celui qui, par exception, réside à la
campagne, mène une vie plus respectable et plus occupée que
celle de ses ancêtres. La révolution agraire du xix" siècle a
multiplié dans une assez grande mesure le type du paysan-pro-
priétaire. La population rurale s'est considérablement accrue ;
elle a défriché une partie des terres incultes; sa condition
est certainement plus douce, meilleure que celle des campa-
gnards qui vivaient au début du siècle passé. Néanmoins, l'état
actuel de la classe agricole n'est ni normal ni prospère. Dans
un métier normalement organisé, les ouvriers qui le pratiquent
sont encadrés par une élite de gens capables, ayant assez de
connaissances, de capitaux, de liberté d'action, pour diriger le
travail dans un sens progresssif. Sinon, les méthodes restent
élémentaires, aussi bien que le matériel. La direction et les
moyens manquent à la fois pour améliorer le sol, perfectionner
et varier les cultures, enfin pour créer les débouchés sans les-
quels la production devient inutile. Or, cette élite directrice
CONDITIONS GÉNÉRALES DE LA CULTURE. 53
manque précisément dans la plupart des provinces portugaises.
La petite exploitation est, presque partout, maîtresse absolue de
la terre. Ainsi le sol est généralement cultivé par de petites gens
avec de faibles moyens et de pauvres méthodes. Si, dans ces con-
ditions, l'agriculture était avancée et riche, ce serait une mer-
veille. Mais le surnaturel n'est plus de notre temps, et nous ver-
rons bientôt par des exemples précis que, si les choses vont
sensiblement mieux en Portugal qu'il y a cent ans, la situation
est bien loin, cependant, d'atteindre la perfection.
Cela ne veut pas dire que la petite exploitation doit être con-
damnée en bloc et sans appel. Lorsqu'elle se trouve placée dans
des conditions favorables, elle peut donner de bons résultats et
former une classe de paysans solides et prospères. Mais, pour
cela, il est nécessaire dabord que les fermes ne soient pas ré-
duites à des proportions par trop minimes. C'est la pulvérisation
du sol en tenures microscopiques qui fait la misère de l'Irlande
et la pauvreté du Portugal. Ensuite, il est indispensable que le
cultivateur reçoive au moins les éléments d'instruction scolaire
et technique, à défaut de l'exemple et de la direction du grand
propriétaire. En Portugal, l'instruction primaire est très insuf-
fisante, et l'enseignement agricole élémentaire est à peu près
nul. Dans ce pays, où la grande culture est rare, on a fait pas-
sablement pour instruire la jeunesse riche, qui, du reste, en
profite peu ; mais le petit cultivateur, qui occupe la plus grande
partie du sol, a été laissé à lui-même. L'institut agronomique
de Lisbonne avec ses laboratoires et ses chaires théoriques, et
l'Ecole d'agriculture de Coïmbra avec son splendide domaine,
ses collections et son matériel, ne lui apprennent rien. Il lui fal-
lait des fermes-écoles avec un enseignement bien simple, bien
pratique, aussi court que possible, et placées dans les diverses
régions. Les jeunes gens formés dans ces établissements devien-
draient pour leur entourage de véritables moniteurs, qui ré-
pandraient au moins quelques notions utiles. Certaines personnes
ont parfaitement compris la nécessité urgente d'éclairer les
petites gens. C'est ainsi que M, le comte Sucena a conçu la gé-
néreuse pensée d'envoyer à ses frais quelques professeurs faire
54 LA VIE RURALE.
des conférences dans les villages de laBeira. Mais cela ne suffit
point pour instruire sérieusement des paysans qui connaissent
seulement la routine la plus élémentaire de leur métier. Rien
ne saurait remplacer en cette matière un enseignement régulier,
mis vraiment à la portée de l'intelligence et de la bourse de la
classe rurale à laquelle il est destiné.
C'est donc le paysan ignorant et pauvre qui, en règle générale,
cultive la terre portugaise. Il faut savoir maintenant ce que
vaut cette terre au point de vue agricole.
II. LES TERRAINS ET LES CLIMATS.
Trois grandes formations g-éologiques prédominent dans cette
bande de territoire de 500 kilomètres de longueur sur 200 de
largeur. La plupart des massifs montagneux sont constitués
par des roches éruptives : granits et porphyres, qui ont soulevé
ou refoulé des schistes disposés en bancs épais. Les plateaux
du centre sont recouverts de dépôts arénacés, également très
épais, où sont intercalées çà et là des couches d'argile. Enfin
l'extrême sud appartient à la formation jurassique, avec de
rares filons granitiques. Les terrains constitués par ces diverses
formations sont bien difi'érents. Le granit donne des terres
légères et maigres, que la roche dure perce souvent; des
schistes sortent des argiles calcaires, assez maniables, d'une
bonne fertilité quand on leur fournit des engrais. Les sables
du centre sont maigres et arides, les argiles dures et sèches; ici
encore, il faut entretenir largement la fertilité par l'amendement
et l'engrais, sinon la terre ne produit presque rien et doit rester
en jachère durant de longues périodes. En Algarve, le calcaire
jurassique a formé une couche arable de fertilité moyenne,
assez facile à travailler et à entretenir. Partout, les eaux ont
déposé dans les fonds des couches alluvionnaires plus ou moins
profondes, d'une productivité supérieure. Ce sont les terres à
maïs du nord, les vergers et les prairies du centre, les jardins
du midi. Dans l'ensemble, le sol lusitanien n'offre pas ces
CONDITIONS GÉNÉRALES DE LA CULTURE, 55
gTandes étencllle^? de terrains revêtus d'un humus épais, comme
les plaines de la Russie méridionale, ou celles de la Chine. Si
les bonnes terres y sont assez fréquentes, les médiocres et les
mauvaises ne manquent point, et partout, pour obtenir de forts
rendements, un travail intense et des engrais abondants sont
nécessaires. Nous verrons par la suite que, si le travail ne fait
pas défaut, il est du moins fort mal outillé; en outre, les amen-
dements et les engrais sont plutôt rares, ce qui contribue à
donner à l'agriculture portugaise un caractère primitif et
pauvre.
Le relief si accentué de la terre lusitanienne, avec ses crêtes
dénudées et ses pentes abruptes, opposent souvent à la culture
de grandes difficultés, qui parfois deviennent insurmontables ,
Le sol des parties hautes a été emporté ou aminci. Les labours
sont difficiles ou impossibles dans bien des cas, ainsi que l'irri-
gation. Parfois, pour tirer bon parti d'un terroir, il faut déployer
de l'ingéniosité, fournir beaucoup de travail et faire de grands
sacrifices d'argent. Tout cela décourage ou ruine le petit cul-
tivateur, ou tout au moins le maintient dans une condition
voisine de la misère. C'est ce qui explique la lenteur des con-
quêtes de la culture sur les terres vagues, ainsi que la persistance
des jachères. Le défrichement et la culture intensive sont choses
extrêmement difficiles à réaliser dans un tel pays pour de petites
gens. Il faudrait que le terrain leur fût livré tout préparé par le
propriétaire, ce qui est malheureusement trop rare. Au contraire,
le possesseur du sol compte généralement sur le petit colon pour
empiéter peu à peu sur la lande ou le maquis par un labeur
d'autant plus dur et plus ingrat, qu'il est conduit par les mé-
thodes les plus sommaires et exécuté avec des instruments
grossiers faiblement attelés.
On estime la surface du Portugal à près de 8.900.000 hec-
tares dont plus de 3.800.000 sont encore incultes i. Ainsi, plus
du tiers du pays se trouve à l'état de roches ou de sables dénu-
dés, de landes couvertes de genêts ou de bruyères, de pâtis
1. Cf. Anselino de Andrade, O Portugal Economico^ Lisbonne, 1902, 1 vol. Cet au-
teur estime à 44 % la superlicie qui échappe à la culture proprement dite.
56 LA VIE RURALE.
qne l'été transforme en déserts arides, de croupes revêtues de
broussailles. La culture proprement dite n'occupe guère que
2.700.000 hectares, un peu plus du quart de la superficie
totale. Les bois couvrent à eux seuls 2.400.000 hectares, dont
une grande j)artie constitue, il est vrai, de véritables cultures,
destinées à produire du liège, des châtaignes, des glands pour
l'engraissement des porcs, du bois et du charbon. Des faits
récents ont démontré que, parmi les terres incultes, beaucoup
pourraient être mises en valeur au moyen de travaux appro-
priés. Mais comme les difficultés sont grandes, le paysan n'est
pas en état de les surmonter par ses seules forces.
On trouve nécessairement dans un pays aussi accidenté un
grand nombre de climats locaux assez difïérents, déterminés par
l'altitude, l'exposition, la situation. Cela permet de varier les
cultures presque à l'infini. L'extrême nord et les hautes mon-
tagnes connaissent l'hiver avec ses neiges et ses glaces, mais
presque partout cet hiver est court et d'une rigueur très modérée.
Ailleurs, la neige est inconnue, la gelée rare ; l'hiver n'est guère
qu'une saison pluvieuse où le thermomètre varie entre 0 et
10 degrés, plus ou moins, avec de fréquents beaux jours qui le
font monter à 18 ou 20. A cette époque, les vents d'ouest sont
prédominants. Ils apportent d'épaisses vapeurs formées sur
l'Atlantique, et le pays, avec ses chaînes parallèles, constitue
comme un immense condenseur sur lequel les averses se suc-
cèdent avec d'autant plus de fréquence et d'intensité, que la
région est plus élevée. Dans les montagnes, certains versants
reçoivent en un seul hiver plus de 1 m. 50 d'eau, tandis que les
plaines littorales ne recueillent que 30 à iO centimètres. En été,
les pluies sont rares, surtout dans le bas pays, la chaleur, sans
être excessive en général, devient assez forte; elle se fait sentir
principalement dans le bassin sablonneux du centre, où la cha-
leur dépasse couramment 40 degrés en juillet-août. Il en résulte
une évapora tion active, et le pays, si verdoyant en hiver, prend
alors un aspect aride et poussiéreux, atténué cependant par la
verdure des arbres à fruits ou forestiers, nombreux presque par-
tout. Ces conditions climatériques présentent de graves incon-
CONDITIONS GÉNÉRALES DE LA CULTURE. 57
vénionts pour la culture, mais aussi le pays est admirablement
disposé pour corriger la nature au moyen d'un régime artificiel
d'irrigation. Les montagnes disposées en demi-cercle forment
un réservoir d'eaux pluviales. On devrait les aménager pour
retenir ces eaux et les distribuer pendant l'été. Le Portugal
pourrait devenir par là, dans presque toutes ses parties, un
éternel bouquet de verdure, un jardin splendide et productif.
Les paysans utilisent déjà les ruisseaux et les sources, ou même
l'eau des puits pour l'arrosage de leurs champs. Mais leurs tra-
vaux d'irrigation sont étroitement limités par la faiblesse de
leurs moyens, si bien que les installations restent primitives
et le résultat médiocre. Nulle part on ne voit jusqu'à présent
ces travaux d'art qui, au moyen de barrages, de digues, de
canaux et de rigoles bien étudiés et exécutés avec soin, dis-
tribuent dans une contrée entière les eaux d'un réservoir ou
d'une rivière. Tout reste à faire à cet égard, et rien ne se fait,
non pas parce que le paysan est paresseux ou négligent — il
se montre au contraire intelligent et laborieux — mais parce
que de telles entreprises sont bien au-dessus de ses aptitudes
et de ses moyens. Seule, une classe de patrons expérimentés et
riches serait en état de procéder à de pareils travaux. Cette élite
directrice ne devrait pas manquer en Portugal, étant donné le
régime de la propriété, régime que nous allons exposer briève-
ment.
ni. — REPARTITION DE LA PROPRIETE.
La propriété est une institution sociale dont les répercussions
sont nombreuses et d'importance capitale. Les réformateurs
malencontreux qui y touchent d'une main hasardeuse mettent en
jeu des forces qu'ils ne connaissent ni ne comprennent, et font
surgir des phénomènes dont la prévision leur échappe et dont
ensuite les effets les épouvantent eux-mêmes. En ce qui concerne
spécialement la propriété foncière, on ne devrait jamais oublier
les principes que voici :
S8 LA VIE RURALE.
i" La propriété influe puissamment sur l'exploitation, c'est-
à-dire sur le travail; or, celui-ci agit d'une façon non moins
active sur l'ensemble de la vie sociale ;
2° La forme de la propriété détermine dans une grande
mesure l'org-anisation lamiliale, qui elle-même pèse énergi-
quement sur l'éducation, agent essentiel de l'évolution des
sociétés ;
3" Le mode de transmission de la propriété la rend stable ou
instable, la conserve ou la divise; ce qui crée des conditions à
la fois sociales et agricoles bien différentes ;
4° Enfin, le mode d'exploitation, direct ou par location, en
grande entreprise ou en petite tenure paysanne, exerce sur l'en-
semble de la situation agricole une influence prépondérante.
Avant de toucherle moins du monde à la propriété, ilfaut envi-
sager tous ces points de vue et se demander quel effet les nouvelles
mesures pourront produire dans chaque catégorie de circons-
tances. Ainsi, l'absorption du sol portugais par une classe de
propriétaires dont l'attention était détournée de la terre, a pro-
duit sous l'ancien régime le déclin de la culture, l'extension des
friches, des pâtis et des landes. La propriété collective de
l'extrême nord y a conservé plus longtemps qu'ailleurs les
anciennes coutumes, tandis que le partage égal prescrit par le
code civil a hâté dans les autres provinces la transformation des
anciennes mœurs en même temps que le morcellement du soU.
Enfin, les circonstances historiques, qui ont éloigné la classe
riche du travail agricole, ont produit l'exploitation indirecte par
le fermage, et comme on ne trouvait pour fermiers, en règle
générale, que de petites gens, c'est le petit fermage qui occupe
presque partout la place. La grande liijuidation foncière du
XIX® siècle a ajouté au petit fermage un certain nombre de
petites propriétés qui ont aussi leurs effets particuliers; elles
tendent à élever le niveau de leurs possesseurs, mais ce mou-
vement progressif est contrarié soit par le partage égal, soit par
1. Andrade, dans son ouvrage déjà cilé, constate les progrès rapides du nioreel-
lement et réclame une réforme législative pour les arrêter. Cette mesure ne suffirait
pas.
CONniTlON.S r.KNÉRALES \)E LA CULTIRE. TiO
a médiocrité de rexploitation. On voit par ces brèves indications
à quel point le prolDlème agraire est compliqué. Il l'est môme
plus encore qu'on ne le croit généralement, car trop souvent on
n'envisage que ses côtés économiques, sans bien voir sa portée
sociale.
On rencontre actuellement en Portugal les types de propriété
les plus divers, ba communauté y est représentée par des biens
de grande étendue appartenant soit à l'État soit aux concelhos ,
soit même à de simples paroisses. La grande propriété, variant
entre 200 et 50.000 hectares, joue toujours le rôle principal.
Autrefois, elle était exclusivement noble ou ecclésiastique. Au-
jourd'hui, si les anciennes familles ont conservé de beaux
domaines, des acquéreurs nouveaux en ont constitué aussi de très
vastes. Le plus étendu probablement appartient à une société
par actions, qui est en train de transformer une partie de la
vallée du bas Tage. Les grands propriétaires fonciers se subdi-
visent en deux classes très inégales. Ceux qui ne résident point
sur leurs terres et ne s'en occupent pas ou très peu; c'est l'im-
mense majorité. Ceux qui résident et dirigent la culture ; on
en rencontre un certain nombre dans les provinces du centre,
où ils font des choses fort remarquables, ailleurs ils sont
extrêmement rares. La grande propriété n'est donc la plupart
du temps qu'un capital exploité d'une manière indirecte, sans
aucune action personnelle du propriétaire, qui est alors un capi-
taliste quelconque, non pas un patron du travail. Il ne connaît
pas la culture, ne s'y intéresse pas professionnellement, ne
cherche pas à augmenter son revenu par une exploitation meil-
leure. Gela ne veut pas dire qu'il dédaigne de grossir ses revenus
fonciers, mais il ne voit qu'un moyen dy arriver, c'est de se
ménager des faveurs ou des privilèges par le fait de l'influence
politique. Mais une sitiiation établie sur le privilège et la faveur
ne peut durer. Elle suscite bientôt des injustices, des plaintes,
des réclamations, et finalement un malaise qui peut amener les
troubles les plus graves. Quant à l'émiettement infini de la
grande propriété en petites exploitations paysannes, nous avons
déjà montré qu'elle a des répercussions plus fâcheuses encore.
60 LA VIE RURALE.
en maintenant la culture dans un état de retard, de médiocrité,
de pauvreté dont souffre le pays tout entier, puisque l'industrie
agricole y occupe la place prépondérante. Tout cela ressortira
d'ailleurs avec une évidence saisissante des observations mono-
graphiques reproduites plus loin.
La moyenne propriété, de 30 à 200 hectares, est aujourd'hui
dans les mains de la petite bourgeoisie commerciale, qui a acheté
depuis soixante ans un nombre toujours croissant de propriétés
de ce type, débris des anciens latifundia héréditaires ou des
biens d'Éghse. Actuellement le partage égal va multipliant
d'années en années ces domaines déjà d'une certaine valeur, que
le simple paysan ne peut atteindre. Ils sont traités comme les
grandes propriétés, c'est-à-dire que leurs possesseurs, absorbés
par le comptoir, la fabrique, la carrière libérale ou adminis-
trative, n'ont aucune ou presque aucune expérience agricole
et ne se soucient nullement de conduire, de patronner le travail
des champs. Eux aussi subdivisent leurs propriétés en petites
fermes, ou même en parcelles de quelques ares, louées à des
petits fermiers ou propriétaires-paysans du voisinage. La con-
dition de la moyenne propriété est donc fort analogue à celle
des grands domaines. Les conséquences sont aussi les mêmes.
La petite propriété commence à jouer en Portugal un rôle
notable. Bien qu'elle ne couvre pas encore une aire totale bien
considérable, elle a constitué déjà cependant une classe assez
nombreuse de familles paysannes fortement attachées au sol,
laborieuses, économes, d'une extrême sobriété, faisant souvent
preuve d'intelligence, mais réduites aux connaissances les plus
rudimentaires et aux moyens les plus étroits. En réalité, c'est
la très petite propriété qui se rencontre le plus souvent, celle
qui, ne suffisant pas à nourrir une famille, l'oblige à compléter
ses moyens d'existence par le fermage ou le travail salarié.
Il n'est pas difficile de comprendre qu'une industrie entièrement
livrée à une classe aussi dépourvue ne saurait ni progresser ni
même prospérer. On croit trop souvent que la culture est un
métier d'une simplicité rudimentaire, que le premier venu peut
pratiquer même presque sans apprentissage. lien est ainsi peut-
CONDITIONS GÉNÉRALES DE LA CULTURE, 61
être pour la culture routinière et pauvre. Mais si l'on veut pro-
fiter des progrès de la science et de la technique pour obtenir
de la terre tout ce qu'elle peut donner, on ne tarde pas à voir
que la profession d'agriculteur demande, en réalité, une prépa-
ration et des moyens d'action qui dépassent le savoir et l'avoir du
simple paysan.
La formation de la petite propriété a été favorisée par la pra-
tique ancienne et répandue de Temphytéose, employée pour
retenir les colons et en attirer de nouveaux. Le propriétaire
recevait un loyer annuel, et en outre, en cas de mutation, une
redevance appelée laudemio^ qui a été supprimée par la loi
pour les contrats nouveaux. Un certain nombre de ces fermiers
ont racheté leur rente et sont devenus pleins propriétaires. Ce
procédé d'amodiation tend du reste à se restreindre.
En résumé, la terre lusitanienne appartient principalement
à la grande et à la moyenne propriété, mais c'est surtout la
petite culture qui la fait valoir. Quels sont les résultats de cet
état de choses au point de vue de la production?
IV. LES EFFETS DE LA PETITE CULTURE.
Cette prédominance de la petite, et même de la très petite
exploitation donne à la production agricole un caractère parti-
culier. Tous ces minces, cultivateurs : fermiers minuscules ou
propriétaires indigents, ont avant tout la préoccu[)ation d'as-
surer leur subsistance, puis d'acquitter leur fermage. Comme
celui-ci se paie très souvent en nature, et surtout en denrées les
plus usuelles, ils consacrent tous leurs efforts à la production
vivrière. Le maïs, le seigle, les légumes, l'huile d'olives, le vin
et les fruits, auxquels s'ajoutent dans certaines régions la châ-
taigne et le mil, sont les bases de la production, et la plus forte
partie en est consommée sur place par les récoltants eux-mêmes.
Nous verrons comment certaines provinces ont été amenées à
développer des cultures commerciales et même exportatrices.
Mais en fait, on peut dire que l'agriculture lusitanienne, indus-
02 f A VIE RURALE.
trie principale du pays, cherche avant tout à s'alimenter direc-
tement et à suffire aux besoins de son étroit marché intérieur,
sans parvenir à travailler largement pour l'exportation. Elle vit
comme repliée sur elle-même, avec des débouchés extérieurs
très spécialisés et très restreints. Ce fait considérable a des réper-
cussions nombreuses et graves. Une culture qui vend peu reste
fatalement pauvre. Une industrie pauvre ne peut guère pro-
gresser. Des familles rurales sans ressources en numéraire
n'achètent presque rien au commerce, et par suite les indus-
tries manufacturières ne se développent guère. Un peuple dont
la classe la plus nombreuse est indigente ne saurait payer des
impôts très élevés sans en souffrir, et si le Trésor n'a pas
d'argent, il ne lui est pas possible de procéder aux grands
travaux publics qui lui incombent. Il en est de môme pour le
district et la commune. Enfin, un pays principalement agri-
cole, mais qui vend peu au dehors, manque de numéraire ou
de crédit pour payer ses achats à l'étranger, et subit par là un
agio plus ou moins onéreux. Nous n'insistons pas ici sur cet en-
chaînement forcé de conséquences dommageables; leurs efl'ets
apparaîtront bientôt de façon claire et indubitable.
Un des traits les plus frappants de la culture portugaise, c'est
l'insuffisance de son cheptel. La sécheresse de l'été, et le dé-
faut d'irrigations abondantes amènent chaque année la disette
des fourrages, au point que, même dans le nord, bien des pay-
sans vendent leurs bœufs de travail à la fin du printemps pour
n'avoir point à les nourrir pendant la saison sèche. En consé-
quence, la viande, le lait et le beurre sont rares, ainsi que les
engrais. Le mouton et la chèvre, dont l'élevage est assez déve-
loppé, donnent une certaine quantité de viande, de fromage et
de fumier, mais cela ne saurait remplacer le déficit en gros bé-
tail. La conséquence est encore au détriment de la culture qui,
faute d'attelages, et aussi de matériel, ainsi que de fumures,
voit ses rendements tomber fréquemment à un taux des plus
médiocres. Cela n'est pas fait non plus pour enrichir le cultiva-
teur, et avec lui le pays.
Si les rendements sont généralement faibles, ils pèchent sou-
CONDITIONS GKNÉHALES DE \.X CLLTIJHE. 63
vent aussi par la qualité, parce que le paysan n'est paspréparé,
outillé et approvisionné de façon à obtenir le meilleur résultat.
Ainsi, un pays pauvre en fourrages ne saurait être en situation
de fournir en quantité, à la boucherie, des animaux gras; si ses
méthodes de préparation dés produits sont primitives, et son ou-
tillage médiocre, les produits seront k l'avenant. La consé-
quence immédiate est que des denrées mal préparées se vendent
à bas prix, ce qui diminue encore les profits de la culture.
Nous aurons à faire à ce sujet des constatations, qui contribue-
ront à nous expliquer les difficultés de la situation présente.
En résumé, la plupart des cultivateurs portugais s'attachent
avant tout à vivre de leurs fonds, en sorte qu'ils n'ont pas besoin
de beaucoup d'argent comptant. Mais ils livrent peu au com-
merce, et seulement des denrées communes, de faible valeur,
et même parfois mal préparées. Quelques-uns produisent davan-
tage et vendent la plus grande partie de leur récolte, mais ils
sont soumis à un régime artificiel qui fait de leur métier une
spéculation aléatoire; cela ressortira de nos études sur l'Alem-
tejo. Du reste, les agriculteurs du centre sont, eux aussi, tenus
par les circonstances dans un cercle assez étroit et ne peuvent
varier beaucoup leurs produits. On les a poussés à faire avant
tout du blé pour arrêter l'importation de cette céréale, mais
celle-ci reste dans le pays, où elle ne suffit même pas à la con-
sommation et ne fournit aucun appoint au commerce extérieur.
Le Portugal se consacre donc presque entièrement à la produc-
tion des denrées de première nécessité, de petite valeur, alors
que son climat lui permettrait de donner des produits rares et
chers, propres aux échanges internationaux, et capables par
conséquent de faire affluer dans le pays l'argent étranger. Telle
est, selon nous, la grande erreur de l'agriculture lusitanienne,
erreur causée du reste par les défauts de l'organisation sociale.
On s'attache à faire du pain de maïs ou de seigle et du fromage
de brebis pour nourrir la population, mais on néglige de véri-
tables trésors que le travail, avec le soleil, pourrait faire surgir
de la terre si elle était suffisamment arrosée. En effet, avec des
fourrages, on aurait de la viande et du beurre ; avec une orga-
64 LA. VIE RURALE.
nisation convenable, on pourrait porter sur les grands marchés
du nord de l'Europe, et cela en quantités considérables, des
primeurs, des fleurs, des plantes d'ornement, des fruits frais,
des conserves de légumes, du tabac, du miel, des huiles fines,
du houblon, de la soie. Avec de tels produits, on ferait de l'ar-
gent. L'agio s'atténuerait. Des industries accessoires apparaî-
traient, comme est apparue celle du bouchon après le liège. La
richesse nationale serait accrue dans une proportion considé-
rable, et si alors on avait besoin d'acheter des denrées de con-
sommation courante, on les importerait à bas prix et le cultiva-
teur garderait encore un joli bénéfice. En un mot, le Portugal
devrait être le jardin de l'Europe. Mais n'oublions pas que, pour
cela, il faudrait au préalable former le jardinier, car en effet la
situation actuelle résulte avant tout de l'état social de la race.
Ainsi, il devient évident que la réforme du type national par
l'éducation est la chose qui s'impose avant tout, la cheville ou-
vrière de l'évolution nécessaire pour rendre au peuple lusitanien
la solidité et la prospérité qui répondent logiquement à ses
qualités propres et à celles de son pays.
Il nous reste maintenant à établir par des faits précis la raison
d'être des observations générales qui précèdent. Pour cela, nous
allons étudier les diverses régions du royaume, au moyen de
types dont le mode d'existence est dépeint avec précision par
la monographie. Ce sont autant de tableaux pris sur le vif, qui
donnent à l'esprit une claire vision de la vie réelle, bien plus
exacte et plus animée que les données douteuses et générales
des statistiques.
II
LA PETITE CULTURE DANS LE NORD
La petite culture et l'élevage dans le Tras os Montes. — Fermiers, paysans et
vignerons des vallées du nord. — Le maïs, l'huile et le vin. — Petits fer-
miers et petits propriétaires des Beïras. — Deux fléaux agricoles et leurs con-
séquences. — Effets généraux de la petite culture. — L'émigration tempo-
raire à l'intérieur et à l'extérieur; ses causes et ses etïets.
I. — LA PETITE CULTURE DANS LE TRAS OS MONTES.
Nous avons eu déjà l'occasion de signaler la situation parti-
culière de la propriété sur les hauts plateaux du nord, spécia-
lement dans la région du BarrosoL Nous n'avons donc à exposer
ici que certains détails complémentaires, indispensables pour
bien comprendre l'état de la culture dans cette contrée, la plus
isolée de tout le royaume et l'une des moins peuplées, grâce
aux chaînons escarpés qui la couvrent tout entière. Elle ne
compte guère en effet que 210.000 âmes pour 12.200 kilo-
mètres carrés, à peine 25 habitants par kilomètre.
Nous y retrouvons côte à côte la grande et la petite propriété,
mais on se souvient qu'ici la première appartient aux collecti-
vités paysannes qui l'exploitent principalement par le pâtu-
rage en communauté. Sur les pentes et les sommets gazonnés,
qui fournissent aux animaux des pacages suffisants pour l'été,
les montagnards de l'extrême nord élèvent une race bovine petite
1. V. plus haut. p. 35.
(l6 LA VIE RURALE.
et osseuse, mais roJjuste et sobre. Elle est employée pour les
travaux agricoles et les transports, mais ce n'est pas une bonne
race de boucherie, et du reste la production est loin de répondre
à la demande, en sorte que l'on importe une grande quantité de
bétail espagnol pour les besoins des autres provinces. Il serait
au surplus diflicile de développer cet élevage, parce que les
terrains susceptibles de donner les plantes fourragères néces-
saires pour l'alimentation du bétail en hiver sont peu étendus et
d'une fertilité médiocre. Les cultures vivrières les absorbent
presque en entier. En outre, le nombre des bêtes à cornes est
limité par la capacité inextensible des pâtures naturelles. Peut-
être pourrait-on cependant améliorer sensiblement la situation ,
en pratiquant davantage la production du lait et la fabrication
du beurre ou du fromage. Ces denrées n'arrivent pas sur les
marchés en quantité suffisante, surtout la première. Mais, pour
obtenir ce résultat, il faudrait d'abord mettre toutes les agglo-
mérations à même de communiquer facilement avec le reste du
pays. Or, il existe dans le Tras os Montes bien des villages reliés
avec le dehors par une simple piste muletière. Le défaut de
routes réduit les transports au strict minimum et enlève toute
raison d'être à une production plus intense.
Les terres arables sont pour la plupart subdivisées entre un
grand nombre de petits propriétaires. Ils y cultivent du seigle,
des pommes de terre et quelques autres légumes, un peu de lin,
des fruits; des prairies naturelles peu étendues procurent le foin
strictement nécessaire pour l'hiver qui chasse les animaux des
hauts pâturages. Cette culture, limitée en étendue et primitive
dans ses procédés, suffit avec peine à l'alimentation des habi-
tants, et ne fournit presque rien au commerce. Depuis quelques
années, les plantations d'oliviers ont escaladé les plateaux, au
lieu de rester confinées dans les vallées profondes. Elles ont
ajouté un élément de plus à la production. Il nous parait pro-
bable que, si les voies de communication étaient meilleures,
il deviendrait possible de développer également la culture des
arbres fruitiers septentrionaux : pommiers, poiriers, noyers, etc.
La récolte trouverait facilement un débouché à l'étranger, si
LA l'ETITK CULTURE DANS LE NORD. 67
on était à même de la transporter à bon compte jusqu'à la côte.
La môme observation s'applique en ce qui touche l'utilisation
des forêts qui, bien que réduites par ,des défrichements ou des
incendies regrettables, forment encore de beaux massifs. On y
fabrique un peu de charbon, mais il est souvent impossible
d'exporter le bois d'oeuvre, faute de chemins.
La conséquence immédiate de ces faits est le maintien de la
population dans un état d'extrême médiocrité. Les transactions
sont minimes, l'argent est rare, l'instruction peu répandue,
(îhaque année, un certain nombre de jeunes gens doivent quitter
leur village pour aller chercher du travail au loin. Ils se diri-
gent de préférence vers les grandes villes où nous les retrouve-
rons dans les métiers les plus infimes, vivant de peu pour écono-
miser autant que possible. Beaucoup désirent revenir ensuite dans
leur famille, rivalisant ainsi avec leurs voisins de la Galice, qui
du reste sont guidés par des motifs analogues. Ceux qui rentrent
au pays avec un petit pécule l'emploient soit à augmenter un
peu le bien paternel, soit à acquérir une parcelle de terre labou-
rable, base nécessaire pour participer pleinement aux avantages
procurés par les biens communaux. Ils se replacent ainsi dans
le cadre social étroit et à peu près fixe du régime commu-
nautaire, et restent dans leur petite condition de paysans pau-
vres. Quant à ceux qui deviennent définitivement citadins, cer-
tains réussissent à atteindre la fortune par le commerce, grâce
à un labeur acharné et à un esprit d'âpre économie qui leur
fait négliger tout souci du confort et même de l'hygiène. Cela
les fait considérer par leurs compatriotes comme des gens d'un
type inférieur, frustes, avares, inélégants. Soit, mais ces rudes
travailleurs n'en ont pas moins un rôle fort utile dans la vie na-
tionale. Si le régime social dans lequel ils ont été élevés n'en
fait pas des hommes de grande initiative, des esprits de très
large envergure, il leur donne au moins, par l'éducation fami-
liale, une certaine organisation qui vaut mieux que rien. Leur
formation communautaire et quasi patriarcale ne représente
certainement pas un idéal. Cependant, ses résultats sont plutôt
meilleurs que ceux fournis en moyenne par le type désorganisé.
68 LA VIE RURALE.
On peut même regretter que la formation des montagnards du
Tras os Montes ne se soit pas maintenue dans toutes les parties
élevées du pays. Elle aurait fourni un utile contrepoids à l'in-
fluence des populations désorganisées de la zone maritime, et re-
cruté d'une façon plus large les cadres du commerce et de l'in-
dustrie. Mais les groupes organisés du nord sont aujourd'hui à
la fois trop restreints et trop ébranlés pour exercer une action
très sensible sur l'avenir du pays.
Dans les vallées profondes qui sillonnent les flancs des ter-
rasses septentrionales, et qui donnent issue aux affluents du
Douro, on trouve des populations rurales qui, pouvant vivre
exclusivement de la culture, ont abandonné depuis longtemps
le système de la communauté et vivent sous le régime de la
famille désorganisée. Nous allons voir les effets de cette évolu-
tion en étudiant un Paysan-propriétaire de Mirandellay loca-
lité située dans la vallée du Tua, au pied des hautes chaînes du
Tras os Montes.
II. PAYSAN DE MIRANDELLA.
Le pays qui s'étend sur la rive droite du Douro entre le
fleuve et les terrasses de l'extrême nord, est tout aussi accidenté
que celles-ci. Il est cependant moins élevé et va même en s'a-
baissant graduellement vers le sud, en sorte que la tempéra-
ture est moins rude, avec des extrêmes moins accentués. Toute-
fois le climat est très variable, selon l'exposition et l'altitude;
certains versants reçoivent des pluies abondantes, pendant que
d'autres sont relativement peu arrosés, parce que des crêtes
interceptent et condensent les vapeurs venues de la mer. Les
coteaux orientés au sud ont un aspect tout autre que celui des
pentes qui regardent le nord. Enfin, le sol lui-même présente
des difierences fondamentales, depuis les alluvions profondes
et riches jusqu'aux sables quartzeux, en passant par les argiles
ferrugineuses compactes. Aussi serait-il difficile de rencontrer
LA PETITE CULTURE DANS LE NORD. 69
une région à la fois plus pittoresque, plus riante et plus variée
dans ses productions comme dans ses aspects. Ces observations
s'appliquent également à la province du Minho qui s'étage
vers l'ouest comme celle du Douro vers le midi.
Le régime de la propriété est aussi sensiblement le même
dans les deux provinces. Les grands domaines n'y ont jamais
été fréquents, par l'effet même du caractère si accidenté de ce
pays, subdivisé en une foule de compartiments très distincts.
En revanche, la moyenne propriété y occupe la première
place. Autrefois, les domaines étaient constitués en biens de
familles maintenus par le droit d'aînesse. Les cadets rece-
vaient une dot, qui leur permettait soit d'entrer au couvent,
soit d'aller chercher ailleurs un établissement. Le pays for-
mait ainsi une véritable pépinière d'aventuriers, qui se
portaient avec empressement vers toutes les entreprises pré-
sentant une chance d'avancement ou de profit. Mais, dressés
avant tout aux exercices guerriers, ce sont principalement les
expéditions militaires et conquérantes qu'ils recherchaient. Ces
cadets de famille ont largement contribué à l'expansion colo-
niale du Portugal; mais, s'ils n'ont manqué ni de hardiesse ni
de bravoure pour explorer et conquérir, la véritable aptitude
colonisatrice leur a fait défaut, parce qu'ils étaient avant tout
des soldats et des. fonctionnaires, non pas des patrons capables
d'organiser et de diriger le travail. Toute l'histoire coloniale du
Portugal s'explique par, ce fait qui, comprenons-le bien, est un
phénomène d'éducation.
A côté des biens nobles, les terres d'Église tenaient une
grande place, car, par des dons et des achats accumulés depuis
des siècles, les couvents et les paroisses avaient absorbé un bon
quart de la surface du territoire. Mais cette situation a été modi-
fiée par trois événements considérables dont les effets se sont
cumulés. Ce sont : la confiscation des biens des couvents, en
1834; la suppression des majorais et du droit d'aînesse par la
loi du 30 juillet 1860; enfin lobligation du partage égal insti-
tuée par le code civil en 1868. Les vastes propriétés des con-
grégations furent dépecées et vendues dans des conditions fort
70 LA VIE RURALE.
médiocres et souvent à vil prix ^ Comme les paysans d'alors
étaient moins aisés encore que ceux d'aujourd'hui, ils ne- purent
profiter beaucoup de la mobilisation violente, révolutionnaire,
qui se produisit ainsi dans la propriété. Beaucoup de terres pas-
sèrent entre les mains des bourgeois, soit de souche ancienne,
soit nouvellement enrichis par le commerce, l'industrie ou l'émi-
gration. Un certain nombre de paysans réussirent pourtant à
acquérir çà et là des lopins de terre, et à constituer la petite
propriété, qui depuis a fait péniblement quelques progrès.
D'ailleurs, on peut dire qu'elle existaitdéjà depuis longtemps sous
la forme imparfaite du foro ou bail perpétuel-. Beaucoup de ces
foros subsistent encore, après avoir été transmis de génération
en génération. D'autres ont été transformés par rachat en proprié-
tés définitives; dans les deux cas, il en résulte une exploitation
paysanne. Aujourd'hui, le propriétaire n'a plus grand intérêt à
créer des foros. Il s'en tient donc au simple fermage, générale-
ment réglé en nature. On ne vend d'ailleurs la propriété qu'à
la dernière extrémité. La tradition encore vivace des liens
anciens qui unissaient la noblesse à la terre, fait que le proprié-
taire foncier jouit toujours d'une considération flatteuse; on
tient à la conserver ouà Tacquérir. Cependant, par l'effet ducode
civil, le partage égal tend à une division excessive du sol, qui
commence à devenir sensible. Elle le serait déjà plus encore
sans un certain développement de la classe moyenne par le fait
d'un progrès réel de l'industrie et du commerce, et surtout par
suite de l'enrichissement assez rapide d'un certain nombre
d'émigrants qui, revenus au pays, consacrent leurs économies
à acheter des biens au soleil. Nous constaterons plus d'une fois,
dans la suite, les effets de ce mouvement.
Au nord du Douro, propriétaires d'ancienne ou de nouvelle
origine agissent de même en ce qui touche l'exploitation de
leurs terres. Bien peu la dirigent eux-mêmes et résident à la
1. V. plus haut, p. 57, ce que nous avons déjà dit à ce sujet.
2. L'historien Herculano estime à 220 millions de francs environ la valeur des
biens saisis, et il affirme que l'État en a tiré 44 millions tout au plus. D'autres élè-
vent ce dernier chiflre jusqu'à 80 millions.
I.A PETITE CILTIRE DANS LE NOKD. 71
campagne. La culture est donc abandonnée, dans ces provinces,
aux gens de petite instruction et de faibles moyens, qui par
conséquent ne peuvent ni prendre de grandes fermes ni amé-
liorer le sol, les procédés et les rendements. Les bourgeois
urbains qui possèdent ou achètent des terres ne songent que
rarement à envoyer leurs fils vivre à la campagne en agricul-
teurs, ce que d'ailleurs ceux-ci considéreraient comme un dur
exil ; les jeunes gens préfèrent s'entasser dans les carrières
libérales et dans la bureaucratie, où la concurrence fait que
très peu parviennent à gagner leur vie. Pendant ce temps, la
culture reste misérable dans une des plus belles régions agri-
coles de l'Europe, On voit pourtant çà et là quelques jeunes
gens qui, même après les études universitaires, reviennent à la
terre, poussés soit par les circonstances, soit par un goût per-
sonnel, soit par une juste appréciation des avantages et de la
libre aisance de la vie rurale. 11 est grandement à désirer,
dans l'intérêt économique et social des provinces du nord, que
cet exemple soit suivi.
Après ces observations générales, nous concentrerons notre
attention sur la contrée où réside la famille étudiée.
Le Douro pénètre en Portugal à travers une région couverte
de montagnes souvent élevées. Elles condensent une grande
quantité d'humidité, et envoient à l'artère principale de nom-
breux affluents dont le cours est généralement rapide et assez
irrégulier, parce que la saison d'été, qui dure de juin à octobre,
ne fournit qu'un contingent de pluie très minime. L'un de ces
affluents, le Tua, qui a ses sources dans le Tras os Montes et
coule directement du nord au sud, traverse la région très acci-
dentée où est située la petite ville, ou plutôt le bourg de Miran-
della, chef-lieu du concelho du même nom^ Le pays est cou-
vert de longues chaînes d'une hauteur variable, qui atteignent
1.-200 mètres (Serra de Bornes) et dépasse même 1.300 mètres
(Serra de Nogueira). Tout ce massif qui forme l'angle nord-est
du Portugal, est constitué par des schistes cristallins au travers
1 . Le concelho est une sorte de grande commune ou plutôt de canton, divisé en
paroisses. V. plus loin la partie consacrée à la vie publique.
72 LA VIE RURALE.
desquels apparaissent çà et là des granits et des porphyres.
Les terrains qui dérivent de cette formation sont d'une fertilité
assez médiocre. En outre, la dénudation des sommets par les
eaux pluviales, la déclivité extrême de beaucoup de pentes ,
la sécheresse des mois d'été, rendent la culture assez difficile
dans cette pittoresque contrée. Les terrains pierreux ou cou -
verts de broussailles y abondent, ainsi que les forêts. Seuls, les
vallons et les étroites vallées des rivières présentent un sol assez
profond et fertile, où l'on cultive le maïs, le lin, la pomme
de terre et quelques légumes; plus haut se trouvent des pâtures
où l'on prend de temps en temps une récolte de seigle après
une longue jachère ; les oliviers se montrent jusqu'à l'altitude
de 400 à 500 mètres ; la vigne apparaît sur les pentes, à peu
près jusqu'à la même hauteur, et parfois au delà. Le gros bétail
n'est pas nombreux : il se limite presque exclusivement aux
bœufs de labour, auprès desquels on voit parfois figurer des che-
vaux de petite taille, mais vifs, sobres et sûrs. Outre cela, les
paysans élèvent des moutons, des chèvres et des porcs. Les
habitations sont souvent groupées eu villages, mais on trouve
ici beaucoup plus de fermes éparses que dans le midi. La po-
pulation est laborieuse, sobre et paisible, mais peu dévelop -
pée, parce qu'elle est en moyenne pauvre de ressources et
privée de direction. Les communes ou les paroisses possèdent
parfois des biens assez étendus, mais généralement de peu de
valeur; les habitants y trouvent une petite ressource sous
forme de bois de chauâage, de genêts et de bruyères dont on
fait des litières ; ils servent aussi de pâtis pour les animaux .
Les trois productions principales de cette contrée monta-
gneuse sont le maïs, le vin et l'huile d'olives. Le premier est
employé, avec un mélange de seigle, à la fabrication du pain.
Le second est exporté, au moins dans les qualités les meilleures
et les mieux préparées. Quant à l'huile, son importance est telle
dans toutes les parties du pays, qu'il est nécessaire d'en parler
avec quelque détail. En effet, le Portugal est un immense
verger d'oliviers, où cet arbre croit depuis le rivage de la mer
jusqu'à des hauteurs imprévues.
LA PETITE CULTURE DANS LE NORD. 73
On trouve plusieurs variétés d'oliviers, et chacune convient
plus particulièrement à une région déterminée. Quand les ar-
bres sont bien choisis et bien soig-ncs, ils peuvent prendre de
g'randes proportions : on nous a cité des sujets qui ont donné
jusqu'à 1.000 kilos d'olives eu une seule récolte. Les oliviers
sont disséminés à distances régulières dans les pâturages et
autour des champs. On a soin de les tailler de façon à les em-
pêcher de pousser en hauteur et à leur faire étendre largemen t
un branchage horizontal, pour faciliter la cueillette. Celle-ci
exige beaucoup de main-d'œuvre, ce qui la rend coûteuse.
Aussi, afin de dépenser moins, les paysans ont l'habitude d'à -
battre les fruits à coups de gaule, plutôt que de les cueillir à la
main. Le procédé est plus expéditif, mais il a le grave inconvé-
nient d'arracher un grand nombre de bourgeons, et cela di-
minue d'autant la récolte suivante. L'olive peut être consommée
telle quelle, conservée dans la saumure, et en eflet de grandes
quantités sont ainsi utilisées pour l'alimentation. Mais surtout
elle est pressée pour en extraire l'huile, et cette opération sou-
lève des problèmes fort importants. D'abord, pour obtenir un
bon rendement, il faut cueillir le fruit au moment de sa com-
plète maturation, c'est-à-dire en décembre. Ensuite, il doit être
moulu et pressé aussitôt après, afin d'éviter l'oxydation des
corps gras et la moisissure, qui donnent à l'huile de l'acidité
et un mauvais goût. Malheureusement, les paysans manquent le
plus souvent des moyens nécessaires pour faire ces opérations
au bon moment. Leur récolte est parfois tardive et mélangée
de fruits plus ou moins altérés ; ensuite, comme le matériel
d'extraction est assez compliqué et coûteux, le petit paysan ne
le possède pas. Il faut porter les olives chez un propriétaire ou
entrepreneur possédant un lagar (moulin à huile) ; pour cela, on
doit attendre son tour, et jusque-là les fruits sont laissés en tas,
ou placés dans des récipients et saupoudrés de sel. L'huile qui
en est extraite perd alors en qualité et en goût, devenant ainsi
impropre à l'exportation ^ et môme à l'emploi pour la conserva-
1. On aura une idée de la délicatesse de cette fabrication, en songeant que l'huile
74 LA VIE RURALE.
tion du poisson: l'industrie de la sardine et du thon, si impor-
tante en Portugal, rejette presque absolument les huiles locales
à cause de leur acidité, et importe des huiles de Bari, dont la
fabrication est plus parfaite'. Il est certain que si les grandes
exploitations, ou tout au moins les grandes associations agri-
coles étaient plus nombreuses, les lagars se multiplieraient éga-
lement et Fhuile étant fabriquée plus normalement gagnerait
en qualité".
Le paysan-propriétaire qui a été pris comme type de cette
région, se nomme Francisco dos Reis Fernandes-'. Sorti d'une
famille de paysans qui comptait sept enfants, il est âgé de
cinquante ans et habite le village de Goide, qui a 300 habitants
et fait partie du concelho de Mirandella. Sa femme, Magdalena de
Jésus, a quarante-huit ans. Originaire aussi de la localité, elle
avait seulement un frère et une sœur. Ils ont cinq enfants : Julio,
vingt-cinq ans, Francisco, vingt-deux, actuellement au régiment,
Anibal, vingt et un, José, treize, et enfin Maria, dix-huit. Un frère
du père, nommé Antonio, et âgé de quarante ans, vit avec la
famille.
(îoide est situé dans une vallée au confluent de deux rivières. Le
village est relié par une route au chef-lieu de la commune où
passe la voie ferrée qui unitBragança à la vallée du Douro. Le
sol est de fertilité moyenne : il se prête bien à la culture des
céréales et de la vigne. Il y a aussi d'assez bons pâturages. Mais
la production principale est celle de l'huile d'olive, qui, avec
le vin, fournit au commerce son élément le plus important.
Fernandes possède une maison et un petit domaine, le tout
est affeclée imrnédiateinerit par toiile mauvaise odeur répandue dans le local où on
l'extrait.
1. A ce premier motif s'en ajoute un autre : les fabricants de conserves reçoivent
de la douane, en cas d'exportation, à titre de drawbacii ou restitution des droits
perçus sur l'huile importée, des sommes supérieures à ce qu'ils ont réellement payé
et qui constituent à leur profit une véritable prime de sortie.
2. L'école d'agriculture de Coimbra a réussi à fabriquer des huiles ne contenant"
que 0,02 d'acide p. 100, alors que, dans la consommation courante, la proportion
atteint jusqu'à 5 p. 100.
3. Les notes nécessaires pour établir ce précis monographique ont été recueillies par
M. le D' Morcado.
LA PETITE CULTl'RE DANS LE NOKl). /.)
estimé à la somme approximative d'un millier de milreis
(5.550 fr.)'. Il y ajoute quelques parcelles de terre louées dont
le fermage est payé en nature, principalement en maïs. La
maison a deux étages : un rez-de-chaussée très bas, qui sert
d'étable, de grange et de cellier, un étage habité par la famille.
Elle est construite en pierre du pays, maçonnée avec de l'argile.
Toute la famille est occupée exclusivement soit par la culture
des terres, soit par les soins du ménage. Ces propriétés provien-
nent en grande partie des parents des deux époux, et le surplus
a été acquis au moyen de leurs économies. Les successions sont
réglées ici parle code civil, lequel prescrit en principe le partage
égal et en nature. Ainsi, à la mort du père, le petit domaine sera
morcelé et les enfants retomberont dans la condition du proprié-
taire indigent, auquel son bien ne suffit pas pour vivre et qui doit
compléter ses ressources au moyen du travail salarié. Le cheptel
et le matériel de ferme sont réduits à leur plus simple expression.
Une paire de bœufs, quelques moutons, un porc, qui sera tué
pour l'usage de la famille, une dizaine de poules, voilà pour les
animaux. Un char à bœufs, un araire ou charrue sans roues, une
herse et quelques outils, forment tout le matériel. Le mobilier est
également d'une extrême simplicité : des coffres, tables et bancs
de sapin, des lits de camp sur lesquels deux personnes couchent
ensemble, quelques ustensiles de cuisine, quelques tonneaux et
cuves, et c'est tout. Les vêtements sont faits de cotonnade ou d'un
drap grossier, et chacun n'a que le nécessaire en habits et en
linge. L'ensemble est estimé en bloc à 300 milreis, un peu plus
de 1.650 francs.
Les recettes en argent réalisées jiar cette famille sont fort
limitées. Elle vend chaque année une petite quantité de maïs, de
pommes de terre et de vin pour une somme totale de 80 milreis
environ, soit un peu moins de 'i-ôO francs. En outre, la cueillette
des olives leur procure quelques journées, maigrement payées,
quoique ce travail, fait en plein hiver, soit assez rude. Le salaire
1. Bien peu de paysans, et même de propriétaires plus riches, connaissent la super-
ficie de leurs terres. C'est toujours par la valeur en argent qu'ils en apprécient l'im-
portance.
76 LA VIE RURALE.
des cueilleurs d'olives varie entre 300 et 400 reis (1 fr. 65 à
2fr. 20). Il a été impossible de préciser le gain ainsi obtenu, car
il change avec les années, mais nous ne croyons pas qu'il
puisse dépasser 200 francs en moyenne. Le total des recettes
annuelles se tiendrait ainsi entre 600 et 700 francs.
Les dépenses sont également très restreintes. La principale est
nécessitée par l'entretien, qui exige environ 200 francs. Pour la
nourriture, on n'achète guère qu'un peu d'épiceries et de poisson
salé, pour une somme annuelle de 80 à 100 francs. Les aliments
consommés aux trois repas de la journée sont : le pain de maïs, la
soupe aux légumes, la morue salée et les pommes de terre, de
temps en temps un peu de viande de porc et de vin. Ajoutons à
cela quelques menus frais pour l'entretien du matériel, soit à peu
près 50 francs par an. Les impôts directs prennent également
50 francs. Le chiffre des sorties atteindrait donc environ
400 francs. Les grosses dépenses accidentelles, comme le renou-
vellement des bœufs dattelage, sont ordinairement compensées
par la vente des animaux que l'on remplace, sinon c'est une
perte qui retombe lourdement sur le budget.
Si nous comparons maintenant les chiffres indiqués plus haut,
nous voyons qu'à force de travail et de frugalité, ces braves genS
réussissent à constituer une petite épargne, qui leur a permis
d'augmenter leur modeste domaine de quelques arpents.
Les paysans de cette catégorie ont à craindre avant tout deux
calamités : la mauvaise récolte et la maladie. Elles sont heureu-
sement rares. Bien que ces gens ignorent l'hygiène, leur santé
est bonne et régulière, d'abord grâce à la salubrité du climat,
ensuite parce que les enfants nés débiles disparaissent vite, faute
de soins éclairés. Cette famille ne connaît guère d'autres dis-
tractions que les fêtes religieuses et les rares solennités amenées
par les mariages et les baptêmes; les hommes fréquentent très
peu le cabaret. L'instruction est nulle et rudimentaire ; deux
des enfants, José et Maria, savent seuls lire ; les autres sont
illettrés. Il y a cependant dans la paroisse une école gratuite,
mais elle est peu fréquentée, la loi sur l'instruction obliga-
toire étant fort mal observée. Nous verrons d'ailleurs dans
LA PETITE CULTURE DANS LE NORD. 77
la suite que, dans bien des cas, les écoles sont insuffisantes.
Les Fernandes sont catholiques et pratiquent assidûment leur
religion, fait encore assez général dans les campagnes du nord.
Les charges publiques supportées par cette famille sont les
suivantes : impôts directs payés à la commune, 1 milreis
(5 fr, 55); à l'État, 8 mih'eis (kk fr. ïO); les impôts indirects
peuvent être évalués à 20 francs environ. Fernandes a été soldat,
et son fils Francisco accomplit en ce moment son service mili-
taire.
En sa qualité de contribuable payant l'impôt direct, le père est
électeur municipal et politique.
Le type que nous venons de décrire sommairement est assez
répandu dans toutes les vallées basses et moyennes du nord du
pays. Les gens plus aisés sont rares ; beaucoup de familles ont une
situation plus précaire encore, parce que l'étendue de leur pro-
priété est plus restreinte. Ce sont donc le petit fermier et le
paysan petit propriétaire, souvent même propriétaire indigent,
qui mènent la culture dans toute la région. C'est dire qu'elle ne
peut être ni éclairée, ni progressive, ni très productive. En fait,
elle demeure stagnante, faute de direction et de capitaux.
m. — VIGNERON DE LA REGION Ul DOURO.
Le fleuve Douro, l'un des principaux cours d'eau de la pénin-
sule ibérique, prend sa source sur les plateaux castillans, forme
pendant quelque temps la frontière entre l'Espagne et le Por-
tugal, puis traverse ce dernier pays en suivant presque exacte-
ment la direction est-ouest. lia creusé dans le massif de granits et
de schistes qui forme rossaturedelarégion,unsillon profond, très
étroit dans la partie supérieure delà vallée, plus large et moins
abrupte dans la partie inférieure. Cette dernière présente en
outre des caractères bien particuliers. Les brises de l'océan la
parcourent presque sans obstacles et lui apportent une assez
grande humidité. Elle est abritée des vents froids du nord par les
montagnes du Tras os Montes, ce qui lui procure un climat d'une
78 I-A VIE RURALE.
douceur exceptionnelle. Aussi, on y rencontre, spécialement
sur la rive droite, une végétation magnifique, rappelant souvent
celle des Algarves '. L'amandier, par exemple, ne se rencontre
guère, sauf exception, que dans celte dernière province, et sur
la rive droite du Douro. Aussi a-t-on coutume d'appeler cette
région le jardin du Portugal ; à la vérité, le Portugal entier
pourrait être un splendide jardin, si la population savait ou pou-
vait en tirer le meilleur parti.
La région du Douro donne en abondance le maïs, les céréales,
les légumes, les fruits et l'huile. Mais son produit le plus réputé
et le plus important est le vin. On récolte plusieurs qualités,
presque toutes estimées, mais la plus célèbre est celle que l'on
connaît partout sous le nom de vin de Porto, ville qui est le centre
principal de groupement et d'expédition. Le porto est un produit
très spécial qui, comme le Champagne et d'autres vins, n'est
pas livré tel quel au consommateur. Pour acquérir les qualités
qui ont fait sa renommée, il doit être conservé quelque temps,
mélangé, enfin additionné d'eau-de-vie. Depuis longtemps, des
maisons anglaises ont acquis un bon nombre de vignobles qui
donnent le vin propre à faire du porto, et organisé des installa-
tions considérables pour la fabrication, la conservation, le trai-
tement et l'expédition de la précieuse liqueur, qui est vendue et
consommée principalement en Angleterre. A côté des comptoirs
anglais, il existe des maisons portugaises, parfois fort impor-
tantes, qui font des affaires principalement avec l'Amérique du
Sud et l'Afrique. Quelques établissements allemands, français et
autres travaillent aussi à Porto dans la spécialité des vins. On
estime à 70 ou 80 millions de francs la valeur des vins exportés
chaque année par le Portugal, dont 45 à 50 millions pour la seule
ville de Porto. Sur ce dernier chiffre, les vins fins représentent
au moins 30 millions de francs. On voit qu'il s'agit ici d'intérêts
considérables, on peut dire même de la source la plus impor-
tante de l'exportation portugaise.
Cependant la production vinicole est loin de recevoir partout
1. V. plus loin les monographies du journalier de Conceiçuo et dupaysan-propric-
taire de Monchique.
LA l'ETlTK Cl l/riRE DANS I.E NORD. 79
en Portugal les soins minutieux qu'elle exige pour donner les
meilleurs résultats. Sans doute, les propriétaires de grands crûs,
souvent étrangers, ont org-anisé leurs installations en tenant
compte des progrès modernes. Mais l'immense majorité des viti-
culteurs est formée de petits paysans dépourvus des connais-
sances et du matériel nécessaires pour bien fabriquer leur vin.
Il va sans dire que la qualité, le g"oùt et la conservation du pro-
duit soutirent notablement de cet état de choses. En Portugal,
il en est du vin comme de l'huile d'olives, la matière première
est bonne, souvent excellente, mais le travail d'élaboration est
souvent médiocre, faute d'une direction éclairée et d'un bon
outillage. C'est ce dont nous allons nous rendre mieux compte
en étudian